Greg, Franquin et  Jidéhem prennent de plus des libertés quant au paysage du pays anonyme. En  effet, quand le soleil s’est levé, les lecteurs en  découvrent la première vue (p. 31, c. 3) : une longue route pavée, de  l’herbe rase parsemée de cailloux, des collines lointaines. Aucun champ, aucun  arbre, aucune culture. Le pays est un véritable désert, comme l’avait prévu  Spirou lors de la préparation de son plan (p. 28, c. 2). Cette désertification  sert le suspens car, quelques cases plus tard, une patrouille approche et les  deux héros n’ont aucun endroit pour se cacher. Un coup de G. A. G. et ils se  glissent dans une nature luxuriante poussée en un clin d’œil, sans que les  soldats ne remarquent quoi que ce soit, si ce n’est le bruit caractéristique de  la machine, « vllbbzzzzz ». L’absence d’habitants est elle aussi  étonnante, car les régions chinoises côtières comptent normalement une  population importante. Le seul civil qu’ils rencontrent est un paysan monté sur  son âne (pp. 33-34) [17]. Cette disparition du  peuple sert le discours des trois auteurs : personne ne peut aider Spirou  et Fantasio car il n’y a tout simplement personne.
Le pays anonyme apparaît  alors lui aussi comme une île. Toutefois, à l’inverse d’Hergé, il ne s’agit pas  uniquement de la Vallée des sept Bouddhas entourée d’un vide culturel, mais  bien de toute la région que les deux héros parcourent depuis le débarquement du  sampan. Le passage d’une patrouille dès les pages 31-32 ainsi que l’extrême  difficulté de leur retour final vers Hoïnk-Oïnk le prouvent. Et c’est ce  territoire qui est entouré d’espaces indéterminés, la mer ainsi que le no man’s  land hérissé de miradors, de barbelés et de panneaux ornés de têtes de mort,  (p. 29, puis pp. 60-61). Ce faisant, les auteurs montrent que le territoire  historique du pays est, là aussi, divisé en deux îlots distincts :  Hoïnk-Oïnk d’un côté, le pays sans nom de l’autre.
L’uniformité monotone du  territoire accentue par ailleurs la monumentalité du site des sept Bouddhas,  considéré, non dans sa dimension religieuse, ni son intérêt archéologique, mais  bien comme lieu investi par une haute autorité, l’armée. Il est en effet lourdement  militarisé : dans leur périple, Spirou et Fantasio rencontrent  principalement des soldats. Et l’unique civil qu’ils croisent collabore  lui-même avec l’armée. Sa délation montre d’ailleurs le peuple unifié et  suspicieux dans un territoire bien gardé par l’armée, à l’intérieur comme aux  frontières. Cela rappelle l’image des dictatures socialistes européennes dans  les récits d’espionnage occidentaux de l’époque, que ce soit la République  démocratique d’Allemagne dans le film Le  Rideau déchiré d’Alfred Hitchcock (1966), ou bien la Bordurie de  Plekszy-Gladz dans la bande dessinée L’Affaire  Tournesol, dix-huitième aventure de Tintin (1956).
Dans Le Lotus bleu comme dans Le Prisonnier du bouddha, les auteurs  expriment donc le morcellement de la Chine en plusieurs territoires, chacun  administré par une autorité différente. Et, pour affronter celle dont les décisions s’opposent à leurs valeurs, leurs héros se comportent  de manières opposées. Dans le but de défendre les Chinois contre les étrangers qui  les asservissent, Tintin consent au dépaysement et cherche l’assimilation [18]. Dès la planche 40 (p. 19), il revêt le tángzhuāng,  le vêtement chinois, lors de sa première visite au Lotus bleu et le quitte  seulement le jour de son départ pour l’Europe (pl. 126 ; p. 62). Spirou et Fantasio, au contraire, ne font qu’un aller-retour dans le pays anonyme et ne cherchent  aucunement à s’intégrer. Et si le jeune groom délaisse son célèbre  costume rouge, c’est pour revêtir des habits kaki beaucoup plus discrets et qui  annoncent son engagement dans une violente confrontation. Une confrontation  dont les deux héros ont pleinement conscience, puisqu’ils envisagent les  habitants du pays où ils se rendent comme des « ennemis » (p. 29, c.  4).
Il est alors étonnant que les lecteurs puissent considérer comme crédibles les images  simplistes et subjectives de la Chine chez Hergé comme chez Greg, Franquin et Jidéhem. Certainement, l’adjonction dans les  vignettes d’éléments particuliers à ce pays, et qui en disent toute la spécificité  culturelle, conforte le propos des auteurs.
 
Des territoires  sinographiés
 
  Un feuilletage rapide du Lotus bleu comme du Prisonnier du bouddha permet de voir que ces deux albums  contiennent un nombre important de détails typiquement chinois : toits recourbés,  dragon, jonque, pousse-pousse, lampes en papier, palanches, cangue et bien  entendu, sinogrammes. Autant d’évocations qui cachent le manque de réalisme des décors. Effluences de l’exotisme chinois à qui tous ces éléments semblent  appartenir en propre et que la Chine aurait toujours eu tendance à garder à l’abri de ses frontières [19].
Les lecteurs les plus  curieux peuvent d’ailleurs se poser la question de la véracité de ces  sinogrammes. Dans le cas du Lotus bleu,  il est connu et reconnu que c’est Tchang Tchong-jen qui les a écrits et que,  non seulement ils sont vrais, mais ils ont aussi un sens [20]. Ils sont peut-être un clin d’œil de l’artiste chinois à ses compatriotes  étudiants en Belgique, que nous imaginons assidus aux publications de  l’aventure dans le Petit vingtième. Du  moins sont-ils l’occasion pour lui de signaler sa présence dans l’œuvre  d’Hergé, comme une signature [21]. Un dessin préparatoire montrant la silhouette longiligne d’un homme accompagné de trois signes  ressemblant à des hànzì [22] pousse  néanmoins à nous demander si Hergé n’aurait pas tenté d’écrire lui-même les sinogrammes avant de rencontrer Tchang  Tchong-jen. Aucun autre dessin, à ma connaissance, n’étaye malheureusement  cette thèse. A comparer néanmoins ces signes avec ceux que l’artiste chinois a  tracés dans l’album, nous voyons la différence de qualité et pouvons supposer  que Le Lotus bleu n’aurait  pas eu le même impact sur son lectorat si Hergé en avait été  l’auteur.
Franquin, quant à lui,  n’a reçu l’aide de personne et a écrit les caractères lui-même. Il a cependant  certainement ressenti la compétition avec l’album d’Hergé et a dû faire un  effort pour présenter des sinogrammes vraisemblables. Il confie à Numal Sadoul  qu’il s’est inspiré des signes sur les bouteilles d’encre de Chine ainsi que  sur des prospectus ou des menus de restaurant [23]. Greg raconte ailleurs  qu’Hergé lui a offert une insulte en chinois afin que Franquin la place dans  son album [24]. Malgré cela, Yvan  Delporte, rédacteur en chef du journal Spirou de 1953 à 1968, prétend qu’« à plusieurs reprises, Franquin a inventé des  caractères, ou alors, il les a reproduits avec tant d’imperfection qu’ils sont  devenus incompréhensibles » [25]. Les lecteurs  observateurs remarquent d’ailleurs que certains hànzì sont régulièrement répétés, comme 是, 天, 行, 光, 來 ou  encore 樂, ce qui prouve que Franquin ne se préoccupe nullement de leur sens. Une déficience  sémantique qui empêche toute lecture par un éventuel lecteur sinophone, même si  Franquin confie qu’il a voulu « faire une histoire lisible par un gosse  chinois » [26].
Lisibles ou non, ces  caractères apparaissent en premier lieu comme les effets d’un réel sinisant.  Des sortes de certificats de sinité du territoire que les héros parcourent, promesse  pour les lecteurs d’un voyage dans cet ailleurs ultime. Toutefois, les hànzì semblent dire quelque chose d’autre  qu’une simple évocation exotique. Pour le révéler, nous devons étudier comment  ces caractères apparaissent dans les différents espaces graphiques des deux  albums que sont l’espace diégétique du décor des vignettes et celui médiatique  des bulles.
 
    
    
    
 
   [17] Ils ne verront jamais le second autochtone de l’album, commerçant d’un  village (p. 35), privilège du lecteur.
[18] Il est vrai que Tintin a  une facilité à « se glisser au sein de cultures exotiques sans être rejeté  par leurs membres et [à] comprendre de l’intérieur des univers étrangers sans  perdre sa propre identité » comme l’écrit Nicolas di Méo dans « Les  Cosmopolitismes de Tintin » (Michel Porret, Fabrice Preyrat, Olivier  Roche et Jean-Louis Tilleuil (dir.), Tintin  aujourd’hui, Chêne-Bourg, Georg éd., 2021, p. 46). Cette facilité  d’adaptation n’est par contre pas partagée par les Dupondt, comme le reconnaît  Jean-Marie Apostolidès : « En se déguisant, les Dupondt ne  s’intègrent pas, ils singent les étrangers (…). Ils imitent de façon mécanique,  toute extérieure, contrairement à Tintin qui s’imprègne de l’âme d’un pays »  (Jean-Marie Apostolidès, Les Métamorphoses  de Tintin, Paris, Seghers, 1984, p. 76).
[19] Ce serait oublier que le  Vietnam et la Corée se servaient aussi des sinogrammes jusqu’au XXe siècle et  que le Japon en utilise toujours un certain nombre, les kanji, conjointement aux hiragana et aux katakana, plus spécifiquement nippons.
[20] Toutes les inscriptions  en chinois du Lotus bleu sont  traduites dans l’ouvrage de Patrick Mérand et Lǐ Xiàohán, Le Lotus bleu décrypté,  Saint-Maur-des-Fossés, Sépia éditions, 2009.
[21] Tchang Tchong-jen a réellement laissé son nom en  chinois partiellement visible dans une case de l’album (pl. 112, c. 7 ; p.  55, c. 14). Dans la version en couleur, Hergé rend hommage à son ami en faisant  de nouveau figurer son nom à deux autres endroits (p. 40, c. 8 et p. 45, c. 9).
[22] Le dessinateur semble  avoir voulu écrire 記維末, ce  qui, en plus d’être mal tracé, ne veut rien dire. Le dessin est visible dans  Philippe Goddin, Hergé, chronologie d’une  œuvre, 1931-1935, Op. cit., p.  308, n°140 et dans Jean-Michel Coblence, Tchang Yifei, Tchang ! Op. cit., p. 57.
[23] Numa Sadoul, Et Franquin créa la gaffe…, Op. cit., p. 127. Il prétend même  qu’« un personnage de cette histoire en traite un autre de "porc  aigre-doux" ». Toutefois, Alain de Kuissche rapporte  qu’« Yvan Delporte,  avec l’aide du patron de l’un des restaurants de cuisine pékinoise dont  Franquin avait le plus favorisé la clientèle, a vérifié tous les textes de cet  album. "(…) Surprise : il n’y avait pas un seul nom se rapportant à la  cuisine. J’ai alors consulté Xue, un violoncelliste charmant avec un accent  typique et un dictionnaire gros comme ça. Il a pu déchiffrer un certain nombre  de signes, et lui non plus n’a pu déceler la moindre allusion culinaire"  ». Cette anecdote est racontée dans Franquin, Inventions maléfiques 1958-1959, Spirou et Fantasio,  Intégrale, t. 6, textes d’Alain  de Kuissche, Marcinelle, Dupuis, 2008, n. p.
[24] C’est Yvan Delporte qui  rapporte les paroles de Greg : « Comme je travaillais avec lui,  j’avais demandé à Hergé s’il ne lui restait pas un juron inutilisé dans ses  albums de Tintin. Il a fort gentiment fourni une interjection chinoise que j’ai  filée à Franquin… » (Franquin, Inventions maléfiques 1958-1959, Ibid.). Il s’agit des deux hànzì, 兽犬, visibles dans la case 6 de la page 51.
[25] Ibid.
[26] Numa Sadoul, Et Franquin créa la gaffe…, Op. cit., p. 126.