Territoires de Chine. Des sinogrammes
dans deux bandes dessinées franco-belges

- Pierre-Olivier Douphis
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Fig. 1. Plan de Shànghǎi dans les années 1930

Fig. 2. Greg, Franquin et Jidéhem, Le Prisonnier du
Bouddha
, 1960

Fig. 3. F. Shor, Bouddha de la dynastie Sòng, 1950

Fig. 4. Grand Bouddha Vairocana, v. 670

Fig. 5. Monastère suspendu de Xuánkong, v. 490

Shànghǎi donc, mais quelle Shànghǎi ? A la lecture de l’album, il est difficile de comprendre la morphologie de la ville. A part une seule porte monumentale (visible principalement aux planches 49, 54 et 82 ; pp. 24, 26, 27 et 40), Hergé ne présente aucun bâtiment reconnaissable, comme ceux du Bund, par exemple, dont le style est certainement trop occidental. Il figure de plus une ville enfermée dans des remparts qui contient à la fois la concession internationale et un quartier chinois (unique partie de la ville occupée par les Japonais au cours de l’histoire), séparés l’une de l’autre par un checkpoint (pl. 63-64 ; p. 31-32). Deux zones qui, pour ce que l’on peut comprendre, présentent quasiment le même visage, mélange de bâtiments aux toits recourbés et d’immeubles en béton armé, où partout se voient des enseignes, affiches et écriteaux en chinois. Bien que crédible, cette représentation n’a aucune réalité historique. Un plan (fig. 1) montre que la concession internationale et la concession française (de laquelle Hergé ne fait jamais mention) se trouvent en dehors de cette ville chinoise et qu’il ne peut pas y avoir de checkpoint entre celle-ci et la concession internationale car elles n’ont pas de limite commune [10]. Par ailleurs, les autorités locales, en place après la révolution de 1911, ont fait raser l’année suivante la muraille et la dizaine de portes de la ville chinoise. En accord avec Tchang Tchong-jen, Hergé s’arrange donc avec la réalité. Ils « préfèrent l’atmosphère au décor [et] choisissent l’imprégnation plutôt que la description », comme l’écrit Jean-Michel Coblence [11]. Ils créent une quasi-unité de lieu en enfermant tout le monde dans Shànghǎi.

« Quasi-unité de lieu » en effet, car Tintin effectue des allers-retours hors de la ville. Il assiste ainsi de nuit à l’attentat sur la voie ferrée (pl. 43 ; p. 21). Il gagne à pied et à plusieurs reprises la demeure de Wang Jen-ghié, auquel il s’est adjoint pour éradiquer le trafic d’opium. Plus tard, il se rend dans la petite ville de Hou-Kou à la recherche du professeur Fan Se-yeng (pl. 85-100 ; pp. 42-50). Autant d’escapades qui sont l’occasion pour le lecteur de voir que la campagne autour de Shànghǎi est pratiquement désertique (pl. 55, c. 2-4 ; p. 27, c. 5-7 et pl. 60, c. 9 ; p. 30, c. 3, par exemple). Ce qui ne manque pas d’étonner car la région concentre au contraire un grand nombre d’habitants qui profitent du dynamisme économique de la ville.

Shànghǎi apparaît alors comme un îlot de civilisation au milieu d’espaces indéterminés : la campagne désertique et la mer, qu’Hergé représente tout deux sous la forme d’une vaste étendue jusqu’à l’horizon. Et cela est à mettre en rapport avec son obsession pour l’insularité, telle que Pierre Sterckx l’a repérée : l’Ile noire, l’étoile mystérieuse, l’île du trésor de Rackham le Rouge, bien sûr, mais aussi des lieux terrestres difficiles d’accès comme le Temple du Soleil ou la Syldavie [12]. La Shànghǎi d’Hergé est ainsi uniquement accessible par paquebot. Les routes terrestres semblent au contraire ne mener nulle part, et la voie ferrée vers Hou-Kou est détruite par la crue du Yang-Tsé-Kiang. Et cette île est sous la domination des Occidentaux d’un côté, des Japonais de l’autre, mais pas des Chinois.

Située quelque part dans les terres et, elle aussi, entourée d’une muraille, Hou-Kou (qui, précisons-le, n’existe pas) est de la même façon un îlot. Elle apparaît en bas de la planche 90 (p. 44), comme paisiblement lovée dans un méandre du Yang-Tsé-Kiang. Cette sérénité n’est pourtant qu’apparente, car la ville subit la crue du fleuve. Hou-Kou est ainsi à l’image de l’autorité de la Chine sur ce qui lui reste de territoire. Et le commissaire de police des planches 94-95 (pp. 46-47) représente cette autorité chinoise, sérieux et distingué malgré tout, qui n’hésite pas à rire quand la situation se présente.

Autre îlot : la maison de Wang Jen-ghié, base de la société secrète des Fils du Dragon, suffisamment éloignée de Shànghǎi pour y préparer la lutte contre le trafic d’opium. Havre de paix à l’image de la Chine éternelle, on s’y salue respectueusement, on y boit le thé entouré de vases en porcelaine, de calligraphies et de peintures raffinées favorables à la réflexion (pl. 34-40 ; pp. 16-19). Cette atmosphère confortable et distinguée est d’ailleurs à opposer avec celle, vulgaire, du Lotus bleu où Tintin se rend ensuite : derrière un fruste rideau de perles, le reporter est accueilli par un serviteur obséquieux, avant de prendre place sur un matelas à même le sol, entouré de calligraphies passe-partout [13] (pl. 41 ; p. 20).

Shànghǎi l’internationale, Hou-Kou la chinoise, la maison de monsieur Wang, trois îlots d’une Chine devenue archipel.

De leur côté, quand Franquin, Greg et Jidéhem publient Le Prisonnier du bouddha, Máo Zédōng est au pouvoir depuis onze ans. La Chine a récupéré le territoire des concessions étrangères (Macao et Hong Kong restant à part car elles sont des colonies), expulsé les étrangers et cessé les relations avec l’extérieur. Il est alors difficile de savoir ce qu’il s’y passe réellement. Ceci peut expliquer pourquoi, dans leur album, les trois auteurs suggèrent uniquement un pays inspiré de la vraie Chine. Ils évoquent tout de même la séparation de Hoïnk-Oïnk, parodie de Hong Kong, libre et sous autorité britannique [14]. Et, plus généralement, ils suggèrent la nouvelle réalité du monde bipolarisé, militarisé, au bord d’un affrontement généralisé, dont la Guerre de Corée (1950-1953) est le premier évènement tragique.

Le but de l’incursion menée par Spirou et Fantasio dans ce pays est clair, ils doivent libérer par eux-mêmes Harold W. Longplaying afin de contourner « les précautions et les finasseries internationales » des voies diplomatiques officielles, comme le dit Spirou (p. 27, c. 1). Installés dans leur hôtel à Hoïnk-Oïnk le jeune groom expose à ses amis son plan simple, si ce n’est simpliste : « Nous débarquerons là… C’est un endroit désert… Et voilà l’itinéraire détourné qui nous conduira à la Vallée des sept Bouddhas en évitant les mauvaises rencontres… » (p. 28, c. 2) Et pour le retour : « […] c’est la rapidité qui compte ! Nous fonçons en droite ligne par ici, jusqu’au point de rendez-vous, là, sur la frontière continentale… » (p. 28, c. 3).

En Extrême-Orient, les deux héros parcourent donc le territoire de Hoïnk-Oïnk, puis celui du pays anonyme. Le lecteur a alors la possibilité de découvrir des vues de l’un et de l’autre. Et s’il connaît l’ex-enclave britannique et/ou la région limitrophe du Guǎngdōng, il remarque quelles libertés Franquin, Greg et Jidéhem ont prises avec la réalité : dans leur album, Hoïnk-Oïnk possède une porte monumentale et des maisons au toit recourbé (p. 27, c. 7, fig. 2), contrairement à Hong Kong qui n’a pas de véritable passé grandiose [15]. De plus, aucun site chinois ne regroupe plusieurs hautes statues ressemblant à la Vallée des sept Bouddhas. Franquin reconnaît lui-même qu’il s’est inspiré des grottes de Mògāo à Dūnhuáng, province du Gānsù (fig. 3) [16], aussi nommées Grottes des mille Bouddhas. Là, en effet, des statues de Shakyamuni y sont visibles ; elles sont néanmoins beaucoup plus petites et enfermées dans des cellules. L’auteur a certainement vu des photographies d’autres sites historiques chinois, peut-être le grand Bouddha de Lóngmén à Luòyáng, province du Hénán (fig. 4) et le monastère suspendu de Xuánkong, province du Shānxī (fig. 5). Ces lieux sont néanmoins à plus de 1500 km de Hong Kong et l’idée de s’y rendre à pied n’est pas envisageable.

 

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[10] Pour en savoir plus à propos du territoire de Shànghǎi, voir Christian Henriot, « Les divisions de la ville à Shanghai : les mots de la croissance métropolitaine », Géoconfluences, 2003 (en ligne. Consulté le 2 mai 2021).
[11] Jean-Michel Coblence, « Les parapluies de Shanghai », Tintin et la ville, Bruxelles, éd. Moulinsart, 2004, p. 50.
[12] Pierre Sterckx, « Les lieux du mythe », dans L’Archipel Tintin, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2012, p. 116.
[13] Voir par exemple ici où la calligraphie de gauche dit : « Que la félicité et la bonne fortune soient avec vous ».
[14] En réalité, à la fin des années 1950, le territoire de la Chine est morcelé en quatre : la Chine dite continentale, Hong Kong, Macao et Taïwan où s’est réfugié Tchang Kaï-chek et ce qui reste du Guómíndǎng.
[15] Avant l’arrivée des Britanniques en 1842, l’île de Hong Kong abritait seulement de pauvres villages de pécheurs Hakka qui n’avaient pas les moyens de construire des bâtiments grandioses. Pour voir à quoi ressemblait la colonie britannique un siècle plus tard, je renvoie le lecteur à l’album de Blake et Mortimer, « Menace sur Hong Kong », premier tome de La Vallée des immortels, par Yves Sente, Peter van Dongen et Teun Berserik, Bruxelles, éd. Blake et Mortimer, 2018.
[16] Et Franquin créa la gaffe. Entetiens avec Numa Sadoul, Bruxelles, Distri BD/Schlirf Books, 1986, p. 127. Franquin s’est particulièrement inspiré d’un article du National Geographic Magazine : Franc Shor et Jean Shor, « The Caves of the Thousand Buddhas », National Geographic Magazine, vol. XCIX, n° 3, mars 1951, pp. 383-415. Cependant, malgré ce que Franquin avance, l’unique statue reproduite dans cet article (fig. 3) n’a pas inspiré celles de la Vallée des sept Bouddhas.