De leur côté, en ne donnant pas de nom au pays et en dissimulant la colonie britannique sous une imitation, Greg, Franquin et Jidéhem ont la liberté de se servir de caractères mal écrits ou inventés, et même d’en utiliser très peu dans le décor des cases. Seule une quinzaine d’entre elles présentent en effet des (pseudo-)hànzì, le plus souvent dans un coin, presque anodins. Précisons que parmi cette quinzaine de vignettes, celles qui représentent des vues de Hoïnk-Oïnk contiennent à elles seules la majorité de ces signes. Là, ils sont principalement visibles sur des enseignes et des publicités, et n’ont pas le même statut ontologique que ceux écrits par Tchang Tchong-jen. Ils sont ici avant tout des vecteurs du capitalisme occidental et rapprochent en cela Hoïnk-Oïnk de Champignac-en-Cambrousse, dont quelques rues sont représentées dans la première moitié de l’aventure. Ainsi le bus (p. 23, c. 4) – copié d’une photographie prise à Shànghǎi dans les années 1930 (fig. 8 voir ici) – porte une réclame pour une marque de cigarettes « 美麗牌香烟 » [35].
Les sinogrammes sont par contre beaucoup plus rares dans le décor du pays anonyme. Quelques-uns sont visibles dans le village communiste, comme l’enseigne – 志樂京 – au-dessus de la porte de l’échoppe (p. 35, c. 1, fig. 9), puis, çà et là, dans les tunnels de la base militaire, comme l’unique 茶, à gauche de la 5e case de la page 48 (fig. 10). Cette rareté des hànzì est à mettre en rapport avec le désert des cultures vivrières et la disparition de la population comme nous l’avons vu, mais aussi avec le mode de vie communiste que disent l’âne comme unique moyen de transport ainsi que les pauvres vêtements des autochtones. Autant de détails qui s’opposent à la richesse occidentale libérale de Hoïnk-Oïnk et, plus loin, de Champignac-en-Cambrousse. Le pays anonyme n’a de toute évidence pas les mêmes moyens humains et culturels que ceux d’Occident, ni les mêmes capacités techniques. La principale preuve étant que ses autorités militaires désirent soutirer la technologie du G. A. G. à Harold W. Longplaying afin d’en créer leur propre version.
Le voilà, le véritable ennemi. Non pas les Chinois en général, mais les militaires. Dans la série des Spirou, Franquin exprime à plusieurs reprises son antimilitarisme [36] et, plus généralement, son aversion envers toute sorte d’endoctrinement, qu’il soit dû au personnage occidental anonyme chez les Lilipangués dans Spirou chez les pygmées (1949), à Zantafio en Palombie dans Le Dictateur et le champignon (1956), à Zorglub dans Z comme Zorglub (1961) et L’Ombre du Z (1962) ou encore au général Schmetterling dans QRN sur Bretzelburg (1966). Autant de vils personnages qui désirent contrôler l’esprit des masses et embrigadent des phalanges de sbires plus ou moins organisées. Dans le Prisonnier du bouddha, c’est à une véritable armée que s’opposent Spirou et Fantasio, à des soldats qui ont combattu quelques années auparavant en Corée et ont conservé leur uniforme d’hiver [37]. Greg, Franquin et Jidéhem montrent ainsi l’Empire du milieu comme un pays belliqueux qui a délaissé les autres cultures. Ceci expliquerait pourquoi les murs de la base sont uniformément gris et nus – mise à part la carte affichée dans le bureau du commandant –, là où l’on pourrait s’attendre à une multiplication de slogans aptes à galvaniser les troupes. Pire, Fantasio s’exclame que « l’humidité y suinte de partout… C’est le royaume du champignon ! » (p. 42, c. 7), ce qui pousse les lecteurs à croire que cette base ressemble plutôt à une grotte insalubre, et que les personnes que l’on y rencontre sont aussi évoluées que des hommes préhistoriques. Une grotte, en tout cas, moins accueillante que celle de Lascaux, les parois n’y sont pas décorées.
Spirou et Fantasio n’éprouvent aucun désir de s’imprégner du pays. Bien peu de détails culturels pourraient d’ailleurs les détourner de leur mission. Même le site, pourtant prestigieux, des sept Bouddhas est infesté de soldats. Et s’ils vont jusqu'au cœur – ou jusqu’au nombril – de la statue de Bouddha, ils conservent leurs spécificités d’Occidentaux, ils restent des éléments hétérogènes dans le territoire dont ils ont forcé l’accès.
Greg et Franquin prônent alors une autre valeur que l’altérité béate, inspirée du catholicisme, et certainement pas envers les militaires et leur logique mortifère. Le Prisonnier du bouddha appelle à quelque chose de plus universel, une paix entre les peuples, sans propagande, ni abrutissement. Les deux héros ne font ainsi pas de mal à l’unique civil qu’ils rencontrent, même si Fantasio le fait voltiger dans les airs grâce au G. A. G. (p. 34, c. 2, 3, 4). Ils se servent aussi de cette machine contre les soldats, mais uniquement pour se défendre, en les envoyant se cogner le crâne contre les poutres d’un tunnel (p. 47, c. 3).
Les auteurs des deux albums s’opposent donc dans la place donnée aux sinogrammes dans le décor des cases. Pléthoriques chez Hergé, ils sont moins nombreux et de taille moindre chez Franquin, Greg et Jidéhem. Et, si dans Le Prisonnier du bouddha, ils semblent conserver leur unique rôle d’agents de la couleur locale, leur présence insistante dans Le Lotus bleu prouve qu’ils font partie intégrante de l’histoire, au même titre que les personnages.
Les sinogrammes dans les bulles
Hergé, ainsi qui Greg, Franquin et Jidéhem recherchent dans leurs albums la plus grande lisibilité de l’histoire et doivent pour cela éviter que les langues étrangères soient un obstacle. Ainsi, autant dans Le Lotus bleu que dans Le Prisonnier du bouddha, tout le monde s’exprime principalement en français, et personne n’a jamais de difficulté pour se comprendre [38]. Les personnages anglophones utilisent tout de même de rares expressions en anglais au milieu d’un discours en français, et certains Chinois prononcent des sinogrammes. A première vue, ces interventions parcimonieuses sont, elles aussi, des effets de réel [39], au même titre que les détails exotiques que nous avons reconnus dans les décors. Elles servent à typifier les personnages, tout comme leur physique et leur habillement. Cependant, là aussi, en regardant mieux, il apparaît que les hànzì jouent un rôle plus spécifique.
[35] Il s’agit d’une publicité pour les cigarettes Měilì (ou « My Dear » en anglais). Il est amusant de voir que Franquin (ou Jidéhem) s’est inspiré d’une publicité écrite de droite à gauche sur un bus de Shanghai des années 1930 pour la placer dans le même sens sur un bus de Hong Kong dans les années 1950 et, ce faisant, n’a pas fait d’erreur historique. En effet, alors que la Chine communiste a imposé l’écriture des caractères de gauche à droite en 1956, cela n’a pas été le cas à Hong Kong, ni à Macao et Taïwan. Par contre, il ne savait pas qu’à Hong Kong, le mot « cigarette » s’écrit avec des hànzì traditionnels « 香煙 » et non des caractères simplifiés « 香烟 ». De plus, il n’est pas sûr que les cigarettes Měilì se vendaient dans la colonie britannique, ni même que la marque existait encore dans les années 1950. Il est par ailleurs à noter qu’une affiche pour la même marque de cigarettes apparaît dans Le Lotus bleu (pl. 65, c. 4 ; p. 32, c. 8).
[36] Pour lui, les soldats sont de « vraies machines » qui ne pensent pas ou bien « tout juste à être dans l’alignement, et à ne pas botter le cul du type qui est devant ». « C’est tout juste si on ne les remonte pas » (interview parue dans « En attendant », 22 novembre 1979. Citée dans Jean-Luc Cambrier et Eric Verhoest, Le Monde de Franquin, cat. exp., Paris, Cité des sciences et de l’industrie, Monaco, Marsu Productions, 2004, pp. 35-36).
[37] Franquin et Jidéhem se sont en effet certainement servis de photos provenant de la guerre de Corée pour dessiner leurs soldats chinois. Car ces uniformes ne sont aucunement ceux de tous les jours de l’Armée populaire de libération. De plus, si Hoïnk-Oïnk est à la même latitude que Hong-Kong, c’est-à-dire à une centaine de kilomètres au sud du tropique du Cancer, ils n’ont pas besoin de s’habiller si chaudement.
[38] Pour cette question des langues chez Hergé, voir Jan Baetens, Hergé écrivain, Bruxelles, Editons Labor, 1989, pp. 17-18.
[39] Comme le rappelle Thierry Groensteen : « Il y a un effet de réel qui s’attache à l’activité verbale des personnages, pour la simple raison que dans la vie, les gens parlent (y compris, beaucoup, pour ne rien dire, ou du moins rien d’essentiel) » et plus loin, l’auteur reconnaît que les « dialogues (…) sont une condition du "réalisme" de la scène » (Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. cit., p. 151).