Moscou 20-40, l’hypertexte littéraire
de Sigismund Krzyzanowski
- Johanne Villeneuve
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D’une part, sur le plan formel, l’œuvre finit par nous apparaitre comme « une collection de textes hétérogènes, de bribes de sens à interpréter comme des indices » [44], ce qui recoupe partiellement l’idée qu’on peut se faire d’un hypertexte. En effet, l’organisation de l’ensemble textuel qu’elle constitue incite les lecteurs à relier eux-mêmes les fils tendus entre les différents textes, récits, lettres, contes et notes.
D’autre part, s’il y a hypertexte, c’est aussi au sens où, à l’intérieur de sa fiction, une dimension imaginante et textuelle (calligraphique et graphique) semble avoir pris d’assaut la réalité de l’espace-temps. Hypertexte est alors à prendre au sens plus littéral d’un « excès » de textualité. Si, au début du XXe siècle, les jeux typographiques naissent du désir de sortir la lettre de la forme dans laquelle elle est enfermée, les personnages de Krzyzanowski semblent en avoir réalisé le programme en le prenant à la lettre, mais pour mieux le parodier. Une fois les lettres libérées par les jeux typographiques, supposait le programme des avant-gardes, elles prennent de nouvelles formes et composent une image [45]. Chez Krzyzanowski, ce qui tient lieu d’image forme des expérimentations fictionnelles, embrayées à la faveur d’un foisonnement de figures et de métaphores. Le plus souvent, la figure produit un nouveau sens littéral, s’émancipant de sa fonction symbolique, se rebiffant, produisant une nouvelle aventure fictionnelle. Cette logique, par laquelle les lettres et les mots deviennent des personnages, évoque le procédé de la métalepse par lequel l’univers de l’écriture (où se tient l’auteur) et l’univers fictionnel, jusque-là clos sur lui-même, se touchent. Ici, le personnage de fiction s’arroge le droit d’emprunter à l’écrivain ses propres mots, ses lettres et ses thèmes, en les revêtant littéralement. Des lettres détachées de leur page, des thèmes échappés des cerveaux et des images obstinées s’affranchissent ainsi, parodiant l’affranchissement tant célébré par les avant-gardes, jusqu’à occuper l’espace de manière excessive.
Les univers diégétiques fonctionnent par digressions et par emboîtements narratifs, chacun d’eux ouvrant l’espace-temps d’un autre, suivant la logique hypertextuelle. Plus encore, la chambre de l’écrivain et la page sur laquelle il écrit forment, à des échelles différentes, des microcosmes d’un espace plus vaste. Enfermé dans sa chambre de la rue Arbat, l’auteur impubliable, forcé à l’invisibilité, imagine des modèles expérimentaux : la ville moderne, souvent Moscou, mais aussi une femme où sont enfermés des hommes éconduits, une chambre aux dimensions paradoxales, l’Itanésie, cette contrée habitée par des êtres misanthropes, dotés d’une seule oreille pendante dans laquelle ils s’enveloppent comme dans une toge, pour ne rien entendre. Artistes, philosophes, savants solitaires, mais aussi thèmes, mots et lettres en cavale, habitent Moscou qu’ils arpentent. On marche dans la ville à la manière d’une plume ou d’un crayon parcourant la feuille. La ville se déplie, telle une carte animée, puis se replie en se confondant avec la chambre d’un rêveur. Et dans cette chambre, il y a le plumier, et dans le plumier « il y a presque toutes les essences de la “forêt des crayons” de Moscou. Je soulève le couvercle : le contenu est sur la table » (TL, p. 26). Ainsi, l’œuvre ne cesse d’ouvrir et de fermer les liens entre les mots exposés dans la ville et ceux compulsés par l’écrivain solitaire :
Moscou est vaste et ses trottoirs étroits, et c’est pourquoi la ville s’empêtre : coudes s’accrochant aux coudes, serviettes cognant ballots et paniers… Pourtant, les trottoirs bondés sont d’ordinaire muets. La chaussée pavée gronde et résonne, tandis que sur les bas-côtés, on s’entasse et on se tait : les mots sont bouclés dans les serviettes, pliés en quatre dans les kiosques, enfouis sous les casquettes et les bonnets. Mais pour peu que le regard s’élève de trente degrés… voilà que les mots resurgissent.
Sur le fer bariolé des enseignes, s’affichent la pensée quotidienne, les mots de tous les jours, les phrases ordinaires, bref tout ce qui se dissimule sous le double couvercle du crâne et du bonnet, en bas, au-dedans des passants affairés qui se pressent en silence […] (EM, p. 47).
Et le narrateur d’enchaîner avec une énumération, en lettres capitales (rare variation graphique dans ses textes), des enseignes moscovites. L’affiche, « nerveuse et fine avec sa peau de papier », détrône les vieilles enseignes, « se multiplie aisément et change du jour au lendemain couleurs, caractères et dimensions. » (EM, pp. 48-49) Elle devient, elle aussi, personnage ! Le slogan soviétique « rivalise » avec la « dimension et l’éclat des textes des enseignes » (EM, p. 49) ; mais
(…) les mots ont déserté la surface immobile des enseignes au-dessus des rues pour courir le long de ces mêmes rues. Les gens qui marchaient en silence sur les trottoirs en ont franchi la bordure et se sont soudain mis à parler ; les enseignes qui parlaient à la place des gens se sont soudain tues pour se retirer en deçà de cette bordure, dans l’hier (EM, p. 49).
Ainsi va l’oubli dans lequel la Révolution, avec « l’accélération [qu’elle] a imprimé au quotidien », plonge les enseignes de Moscou au profit d’une nouvelle multitude. Or les enseignes résistent, soutient le narrateur, l’ancien s’obstinant à échapper « aux tombes qu’on lui creusait » (EM, p. 50). Des lettres anciennes se glissent à l’intérieur des mots sur les affiches, les « courbes douces » de « lettres souples » et de parenthèses, « soigneusement dessinées », « cherch[ent] à se réunir discrètement et tendrement » (EM, p. 50). Au fil du texte, l’auteur décrit en détails le maillage anachronique des affiches et des enseignes sous la NEP (Nouvelle politique économique) suivant la révolution, leur rivalité, leurs offensives, traitant du « peuple des enseignes » (silhouettes, visages, corps des enseignes surmontant les magasins), expliquant comment la révolution a transformé les regards.
En cela, Moscou, où se déploie Regardante (sa prolifération d’affiches et de réclames, sa propagande, la virtuosité du ciné-œil), où les lettres et les images courent les rues, où les thèmes s’évadent à leur tour pour mieux refluer (quand ils ne sont pas « attrapés » [46] par les censeurs), ne forme-t-elle pas un hypertexte ? Dans l’hypertexte krzyzanovskien viennent se miroiter tant l’hypermédiativité de son époque que les textualités nouvelles des jeux graphiques, mais – ironie ! – comme ramenées aux dimensions anachroniques d’une écriture de chambre, celle où l’écrivain est tenu secret, impubliable. En passant par la fiction littéraire, nous amenant à lire par-delà l’image globale, cet hypertexte parodique nous libère de l’injonction à regarder si fortement présente chez Vertov, comme dans le Moscou soviétique des années 1922-1940.
[44] J. Clément dans Th. Lancien (dir.), Multimédia : les mutations du texte, ENS Editions, 2000.
[45] Voir G. Pelachaud, Livres animés. Du papier au numérique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 311. D’autres qu’Apollinaire seront fascinés après 1918 par les jeux de la calligraphie chinoise, par les idéogrammes et les hiéroglyphes. En témoignent aussi les écrits de Sergueï Eisenstein, autre grande figure du cinéma d’avant-garde soviétique (S. Eisenstein, Le Film, sa forme/son sens, Paris, Christian Bourgois, 1976).
[46] Une allusion aux personnages des « attrapeurs de thèmes » dans « Le Thème étranger », loc. cit.