Moscou 20-40, l’hypertexte littéraire
de Sigismund Krzyzanowski
- Johanne Villeneuve
_______________________________
Mais au centre des images clés de l’œuvre de Vertov figure celle de l’œil – ou plutôt l’œil confondu à l’objectif de l’appareil cinématographique (fig. 2). Les formules sont bien connues qui en reprennent le thème dans le manifeste déclamé par le cinéaste (le célèbre kino-glaz) : « Je suis le ciné-œil. Je suis l’œil mécanique. Moi, machine, je vous montre le monde comme seule je peux le voir » [17]. Cette exaltation ne va pas sans une contestation de « la représentation visuelle du monde donnée par l’œil humain », comme l’affirme explicitement le cinéaste dans une résolution des Kinoki datée de 1923. Son film donnera la pleine mesure de cet œil-machine, en réalisant le désir exprimé de recréer les impressions visuelles d’un seul jour écoulé « en un tout efficace, en une étude visuelle ». L’œil-caméra est capable d’une préhension du réel et d’une vélocité hors du commun, doté même d’ubiquité. Il entretient d’ailleurs un rapport analogique aux choses du monde nouveau : comme des paupières, les pales d’un store se relèvent et s’abaissent, une porte de garage latérale s’ouvre pour laisser passer un aéroplane. On ne se contente pas de montrer à l’écran les objets de la modernité, on les assimile aux nouvelles modalités du voir cinématographique. L’analogie se confirme au montage rapide des plans des stores alternant avec ceux d’une femme battant rapidement des paupières, puis avec le très gros plan du diaphragme d’une lentille s’ouvrant et se refermant jusqu’à prendre la forme d’un œil. Plus loin dans le film, d’autres analogies se répètent entre la lentille et l’œil humain, entre les gestes du cinéma (ceux d’une monteuse par exemple) et ceux du labeur quotidien (des fileuses en usine). Ce sont des dizaines d’autres gestes, d’autres objets de la vie courante, désormais assimilés à la fabrique cinématographique. Partout dans ce monde nouveau dont le ciné-œil constitue l’avant-garde, les êtres et les choses paraissent se coordonner en fonction de lui.
Bien que le « ciné-œil » soit figurativement associé à l’objectif de la caméra, Vertov en fait glisser le sens, dans ses textes, vers celui d’un dispositif plus large : le montage. Il est même étonnant de constater à quel point le mot « œil » (glaz en russe) lui sert à désigner tant l’omniscience d’un regard – apte à capter toutes les réalités, la caméra « entr[ant] dans la vie à côté de ceux qui courent, qui fuient », imprégnant la réalité de son propre mouvement et de ses oscillations – que la technique permettant de « schématis[er] des processus de longue durée inaccessibles à l’œil normal » [18] (accélérés, ralentis, ellipses). L’extension sémantique du terme coïncide alors avec l’expansion des capacités que permet l’invention elle-même. Dans les nombreux textes rédigés par Vertov, le ciné-œil désigne encore un « principe » [19], un « cercle » de cinéastes [20], une méthode, une manière de concevoir non seulement un film, mais ce qu’il devrait être. En 1936, il déclare que le poète Maïakovski est le ciné-œil [21]. Empruntant à la langue bureaucratique des Soviets, il écrit même, deux ans plus tôt : « Sur la base des rapports des ciné-observateurs, le Conseil du ciné-œil élabore le plan d’orientation et d’attaque des caméras dans le milieu vivant en perpétuelle transformation ». Il enchaîne sur une comparaison douteuse : « Le travail des caméras rappelle celui des agents de la Guépéou [22] qui ne savent pas ce qui les attend mais qui ont pour mission bien définie d’extraire du tréfonds de l’imbroglio de la vie tel ou tel problème, telle ou telle affaire et de les tirer au clair » [23]. Extraire, tirer au clair, mettre de l’ordre, organiser, synthétiser, éclairer les masses sont là les gestes typiques revendiqués à maintes reprises par Vertov. Dans la combinaison formée par les mots « kino » (cinéma) et « œil », tout un programme s’engouffre donc qui n’est pas sans rappeler celui dont se réclament, à la même époque, d’autres instances autrement plus efficaces et dont on sait le prix chèrement payé par d’autres artistes et écrivains.
Par un geste apparemment semblable, soit l’ébauche d’une synthèse à jamais repoussée où pointe ici aussi la figure d’un œil, voici ce que Krzyzanowski écrit sous la plume de son personnage épistolier :
Quant à vous, cher ami, Moscou n’est parvenue à vous atteindre qu’à travers des lettres, des numéros dépareillés de revues, et le hasard de quelques livres. Mais l’estampille Moscou ne nous perce-t-elle pas du regard, écarquillant son œil rond, noir comme l’encre ? Et les livres ? Ne sentez-vous pas leurs lignes qui se tendent pour vous palper ?
La littérature sur Moscou est complexe, touffue et disparate. Pourtant, il y a longtemps que, sans disperser les mots, je veux embrasser dans une seule et unique image (ou dans une formule) tout cet amoncellement de papier qui m’irrite. Mais l’image se dérobe [24].
Amoncellement de papier ou ville entière, l’un à l’image de l’autre se dérobent. C’est aussi le cas des personnages d’une fiction, datée de 1927, qui habitent littéralement la pupille d’une femme dont ils ont été les amants, personnages aux contours plus ou moins nets : « dans ces lieux de brumes jaunes, certains se fondaient à un tel point que je les heurtais sans le faire exprès, sans remarquer leurs formes décolorées, presque passées » [25]. Krzyzanowski, tenu au silence par la censure officielle, n’est-il pas lui-même de ces formes décolorées, écrivain d’une autre époque que la sienne ? A la manière d’une estampe délavée, le tout de l’image évoquée s’édulcore, comme il en est du souvenir estompé de chaque homme qu’aura aimé et quitté la femme à la pupille. Au commencement, un homme aperçoit son reflet dans la pupille de la femme aimée, soit la silhouette d’un « petit bonhomme minuscule », telle une « troisième personne », qui le fixe :
Combien de ces minuscules reflets disséminons-nous dans les yeux d’autrui – pensais-je habituellement marchant dans les rues vides, désertes – et si tous ces doubles minuscules, dispersés dans toutes ces prunelles étrangères, si on les rassemblait, formant ainsi un petit peuple de “moi” en réduction, miniaturisés, transformés… Bien sûr, ils n’existent que tant que je les regarde, mais moi aussi, j’existe tant que quelqu’un, je ne sais qui, me regarde. Qu’il ferme les yeux et… qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? Mais si ce sont des bêtises, si je ne suis pas la vision de quelqu’un mais que j’existe en soi, alors l’autre, celui de la pupille, existe en soi lui aussi. C’est là que d’habitude mes pensées ensommeillées s’embrouillaient et qu’il me fallait recommencer à les démêler (DLP, p. 80).
Ainsi, de ces bêtises imaginées par un amoureux éconduit et gagné par le sommeil, naît le monde de la pupille où vivent désormais les amants, « les habitants de la pupille », minuscules reflets condamnés à l’évanouissement. A la faveur d’une nuit, le petit homme, alter ego de l’amoureux éconduit, lui racontera les histoires des habitants de la pupille en se glissant sous sa paupière :
Pendant une de ces nuits-là, je sentis à travers les épaisseurs du sommeil que quelque chose d’invisible s’accrochait à l’un des cils de ma paupière gauche et la tirait douloureusement vers le bas. J’ouvris les yeux : une sorte de petite tache culbuta devant mon œil gauche, glissa le long de ma joue jusque dans mon pavillon, et vint me criailler dans le creux de l’oreille […] (DLP, p. 81).
[17] D. Vertov, « Résolution du conseil des trois du 10 avril 1923 », loc. cit., p. 30.
[18] Ibid., successivement pp. 34, 31 et 32.
[19] D. Vertov, « Principe du ciné-œil », tiré de Sur les chemins de l’art, Ed. du Proletkult, Moscou, 1926, cité et abrégé dans Articles, journaux, projets, Op. cit., p. 95.
[20] D. Vertov, « Instructions provisoires aux cercles “Ciné-œil” », Ibid., p. 97.
[21] D. Vertov, « A Propos de Maïakovski » [1934], dans « Extraits des carnets et des journaux », loc. cit., p. 237.
[22] Le nom que prend la police d’État à compter de 1922 jusqu’en 1934.
[23] D. Vertov, « Le Travail du ciné-œil », dans Sur les chemins de l’art, Op. cit., 1972, p. 99.
[24] S. Krzyzanowski, « Troisième lettre » dans « Estampillé Moscou. Treize lettres à un ami de province » [1925], dans Estampillé Moscou, Op. cit., p. 17. Désormais, les références à ce texte seront désignées par les lettres TL et placées entre parenthèses dans le corps de l’article.
[25] S. Krzyzanowski, « Dans la pupille » [1927], dans Le Marque page, Paris, Verdier, 1989, p. 87. Désormais, les références à ce texte seront désignées par les lettres DLP et placées entre parenthèses dans le corps de l’article.