Moscou 20-40, l’hypertexte littéraire
de Sigismund Krzyzanowski
- Johanne Villeneuve
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A l’encontre du Kino-Glaz, le petit homme de la pupille révèle, non pas la toute-puissance d’un œil apte à se saisir du monde et à le découper à sa guise, mais « combien de ces minuscules reflets [nous] disséminons (...) dans les yeux d’autrui ». Non pas une machine à révéler le monde, mais un monde disséminé dans la multitude de ceux qui sont regardés. Non pas l’homme à la caméra, omnipotent, mais le petit homme de la pupille qui, venant « de faire une longue et difficile traversée (...), ten[ant] un livre noir, aux fermoirs gris », demande qu’on cesse de « faire du bruit », d’approcher l’oreille, afin de raconter quelque chose. (DLP, p. 81)
La métaphore de l’éveil et la figure de Regardante
Dans L’Homme à la caméra, alors qu’une foule de spectateurs a les yeux rivés sur un écran de cinéma, un film débute (film dans le film), par l’image partielle d’une jeune femme endormie. Rêve-t-elle à ces choses qu’on nous montre par le truchement de plans intercalés ? ou rêve-t-elle à son tour, comme nous, à des images de cinéma ? On voit une affiche où deux personnages, par un effet de montage, semblent la regarder ; une bouteille géante au milieu d’un parc ; un clochard endormi sur un banc et d’autres gens endormis ; des enseignes de commerces, toute une ville appelée à émerger de sa nuit, mais pas encore (figs. 3 et 4). A moins que la jeune femme ne rêve la réalité nouvelle comme on le dit d’une projection utopique ? L’indécision est transitoire et vise à magnifier la métaphore la plus forte du film : celle de l’éveil (éveil de la masse au premier chef, éveil des consciences, éveil des spectateurs à la vie nouvelle). Dès 1922, quand Vertov s’adresse aux futurs cinéastes, au public et aux propriétaires de salles, il les invite à s’éveiller à une perception neuve du monde, les exhortant à regarder : « Levez les yeux, Regardez autour de vous, Voilà ! Je vois, les yeux de chaque petit enfant voient […] » [26]. Par-delà l’imagerie de l’œil, c’est le regard que l’on cherche à transformer en l’associant à un éveil à la réalité nouvelle. La séquence tout entière renvoie le spectateur à sa propre extirpation du tréfonds de l’imbroglio de la vie. Avant le réveil, le montage enchaîne des images de la ville endormie, des mannequins en vitrine qui alternent avec les lieux désertés, leur immobilité au service d’une attente, celle d’un puissant éveil, l’animation imminente d’un monde momentanément figé. Suivent des plans où triomphent les appareils de communication, de fabrication et de transport, un véritable portrait en pièces détachées, démontées pour être mieux montées par le cinéma. Plus de huit minutes s’écoulent quand réapparait dans le champ de l’image l’opérateur de cinéma introduit au tout début du film : une automobile – gage de mouvement, signe d’action – vient le cueillir chez lui. Sommes-nous toujours dans le rêve de la dormeuse ? Ou dans la réalité soviétique qui aurait réalisé le rêve ? L’opérateur, monté sur l’automobile, sillonne l’espace avec enthousiasme. La technique cinématographique est mise au service d’un imaginaire de la technique, comme les futuristes en rêvaient. Mais des inserts de la rêveuse, alternant avec les plans de l’opérateur de cinéma, incitent à confondre encore le rêve, le cinéma et la nouvelle réalité soviétique. Jusqu’au moment où, capté par une caméra posée sur un chemin de fer, un train fonce, son image basculant avec le corps de la rêveuse, tous deux hors de leur axe. Le monde s’éveille, s’anime enfin par ce mouvement commun, comme par enchantement.
L’homme à la caméra est ainsi lancé à la poursuite d’une réalité qu’il finit par plier à son regard (son objectif), par agencer à sa mobilité et à sa dextérité (son geste montagiste) ; il se faufile partout, occupe toutes les positions, relie toute situation, défie toute limite. Il accède à la mine pour en ramener le corps en action du travailleur ; entre en maternité où une femme accouche. Il capte les gestes des travailleurs en les singularisant, les reproduisant et les rapprochant les uns des autres, en les cadrant suivant toute l’échelle des plans (les téléphonistes à leurs connexions, les rouleuses de cigarettes, la dactylo déchaînée sur ses touches, les ouvriers à l’usine). Le cinéma ralentit la course des athlètes, leur mouvement, en commande l’arrêt ou la reprise. S’adapte-t-il à la virtuosité du monde qu’il en arrive à la couler dans la sienne. Aussi est-il le seul apte à rendre compte de la multitude des foules en éveil – il les duplique et les juxtapose sur un seul plan. Contrairement au personnage de la pupille, aucune composante de cette réalité en mouvement ne semble lui échapper, s’obscurcir ou s’évanouir. « […] Dans le même chaos des mouvements, écrit déjà Vertov en 1923, l’œil, tout simplement, entre dans la vie à côté de ceux qui courent, fuient, accourent et se bousculent » [27]. Plus encore, l’œil humain est littéralement congédié dès 1922 : « A la porte les faiblesses de l’œil humain. Nous professons le ciné-œil qui déniche dans le chaos du mouvement la résultante du mouvement propre ; nous professons le ciné-œil et ses mesures du temps et de l’espace, le ciné-œil qui s’élève en force et en possibilité » [28].
En 1924, Krzyzanowski invente treize lettres envoyées à un ami de province, dont la première annonce : « Tous les matins, à neuf heures trois quarts, je m’enferme dans mon manteau et m’élance à la poursuite de Moscou ». Quelques années avant le film de Vertov, cette phrase résonne déjà comme une protestation : l’homme-au-manteau n’est-il pas plus réaliste, plus adéquat que l’homme-à-la-caméra ? Puis il ajoute, telle une boutade adressée aux futuristes et aux cinéastes épris de vitesse et de « trains en marche » : « Mais oui : il y a deux ans, je m’en souviens, le train avait pris treize heures de retard, m’obligeant à descendre à la gare de Briansk : il restait encore un bon bout de chemin pour arriver à tout ce que signifie Moscou » (TL, p. 8). Sur cet élan, le narrateur brode, à l’instar de Baudelaire, sur les dédoublements de la vie moderne, sur « l’homme des foules », la foule ayant cette fois une forme déliquescente, faite d’ombres et de présences solitaires ; il insiste sur les rues étroites, les carrefours qui « cassent » son chemin, imaginant Moscou se « rassembler » en lui : « Un homme long, les épaules voûtées, le visage caché sous les bords noirs de son chapeau, marche près de moi dans les vitres des magasins : je n’ai qu’à tourner légèrement la tête pour le voir. Tous deux, échangeant parfois un regard, nous allons à la recherche de nos significations » (TL, p. 8). La vitrine est bien là, comme elle le sera dans L’Homme à la caméra, mais l’homme des lettres, appareillé par son reflet et sa mémoire au lieu d’une caméra, déambule dans sa ville en arpentant ses « mille petites rues sinueuses », les plus anciennes pour qui connaît Moscou, ces rues qui échappent aux masses mais que chaque badaud connaît pourtant. Moscou y est un théâtre de gestes, autrement répétés que chez Vertov :
[…] trop piétinée, trop de pas ont foulé son asphalte et ses pavés : jour après jour, année après année, siècle après siècle, on a marché comme je le fais d’un carrefour à l’autre, traversant les places, longeant les églises et les marchés clos de murailles, ceints de pensées : Moscou. Traces recouvertes de traces et de traces ; pensées, de pensées et de pensées (TL, p. 9).
[26] D. Vertov, « Kinoks – Révolution. Extrait d’un appel du début de 1922 », Articles, journaux, projets, Op. cit., p. 23.
[27] D. Vertov, « Résolution du conseil des trois du 10 avril 1923 », loc. cit., p. 31.
[28] D. Vertov, « Kinoks – Révolution. Extrait d’un appel du début de 1922 », loc. cit., p. 28.