Moscou 20-40, l’hypertexte littéraire
de Sigismund Krzyzanowski

- Johanne Villeneuve
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La pensée, qui circule dans le texte comme dans la ville, prend son temps et s’épaissit. Contrairement à la caméra de Vertov, elle ratiocine, s’imprègne d’une densité mémorielle. Elle s’absorbe dans les traces du passé. Et pourtant, cette « fuite » n’est pas de tout repos : « Impossible de protéger la vie lovée entre nos os temporaux de celle qui tourbillonne autour de nous, impossible de penser en marchant dans la rue sans voir celle-ci », comme si l’effervescence exaltée par Vertov agressait la pensée et, avec elle, le regard humain – angle mort du ciné-œil vertovien, trop occupé par son objectif, ses nouveaux objets et le montage, ce dispositif d’écriture du réel. Chez Vertov, nulle trace du passé qui ne soit engloutie dans le processus révolutionnaire du cinéma, selon ses mesures du temps et de l’espace. Et le narrateur de Krzyzanowski d’enchaîner sur une mise à l’épreuve de l’intériorité :

 

La rue m’envahit : elle se faufile sous mes paupières baissées, elle frappe à mes tympans, exaspérante et brutale, elle use de ses pavés mes semelles élimées. (…) La ville martèle mes tempes de ses hurlements, de ses crissements, de ses lettres arrachées aux mots ; elle cherche à pénétrer mon crâne jusqu’à le remplir du clignotement bariolé de ses lambeaux. (TL, p. 10)

 

      Décrivant Moscou, ses impasses, ses lieux et ses traces devenus invisibles à l’œil de ses contemporains, l’auteur des lettres imaginaires y voit

 

[…] un dépotoir d’édifices, d’immeubles, de maisons et de baraques que rien, ni la logique ni la perspective, ne relie, bourrées de la cave au grenier de bureaux, d’appartements et de gens que rien ne rassemble et qui vivent isolés, chacun à son rythme, chacun dans son coin, mais séparés par de simples cloisons, souvent en contre-plaqué, qui ne montent même pas jusqu’au plafond. (TL, p. 15)

 

      Tout sépare ce Moscou bric-à-brac de l’espace-temps maîtrisé, organisé et monté par Vertov, celui d’une communion des êtres (machines, gens, édifices, espaces et objets) tenue en joue par le dispositif cinématographique et redéployée par lui sous l’effet d’analogies percutantes. Krzyzanowski écrit : « […] une association par analogie, et surtout par analogie profonde, est un phénomène rare, sinon inexistant. (…) Non, ici, en ville, si l’on pense par analogie, on en vient à tout confondre (…). L’homo urbanus pratique essentiellement l’association par juxtaposition » (TL, p. 14), un principe visuel de proximité selon lequel, ironiquement, rien ne tient à rien et tout est dépareillé. « Ici, dans le tourbillon de Moscou, on se rassemble et parfois on se lie d’amitié non pas parce qu’on se ressemble mais parce que les bancs sur les boulevards ont plusieurs places et que les fiacres ont leurs sièges vis-à-vis ». (TL, p. 15) A la « théorie des intervalles » Krzyzanowski répond par une ironique théorie de la juxtaposition.
      Critique clandestin de la réalité moscovite, l’écrivain est amoureux de la ville dont il évoque l’histoire et la complexité, décrivant tant sa frénésie nouvelle, cette prolifération des images dont elle est l’otage, que sa mémoire enfouie, ses forêts ancestrales, ses impasses et ses rues « les plus courtes ».

 

Moscou (...) trop bigarrée, trop multiple, et ses images frappent droit pour que celui qui y vit sans paupières puisse mettre la moindre de ses cellules grises ou le moindre recoin de sa tête à l’abri de ces images, qui envahissent spontanément le cerveau. C’est pourquoi la pensée habitée par Moscou est tellement encombrée : comme dans un magasin aux accessoires, tout y regorge de toiles multicolores – et l’artiste s’y trouve à l’étroit. Images, images, images ; nulle place pour des idées : elles se dérobent à la pensée, comme si elles se frayaient un chemin sous une averse de soleil. Puisqu’on ne peut fuir son regard – sinon au gré du regard. Regardante ne visite pas seulement les poètes : elle a un laissez-passer permanent pour le Kremlin. (...) Regardante a bien mérité de la Révolution (...). L’insurrection des masses, c’est un réveil général ; et, comme il existe un sommeil profond, il peut y avoir un éveil profond, une ouverture sur le réel si pleine et si durable, une telle acuité du système nerveux, que la vie se transforme en une insomnie en état d’alerte maximum. (TL, pp. 22-23)

 

      La figure cryptomythique de « Regardante » expose& ainsi le drame –  ou la comédie – d’une vision collective, en premier lieu celle des poètes, artistes et intellectuels pris au piège d’une révolution qu’ils ont appelée de leurs vœux et dont ils ne savent plus mesurer les effets, comme emportés par elle, aveuglés par leur propre regard, éprouvés par « la haute et terrible mission de voir » (TL, p. 21). L’injonction à regarder, à se tenir en éveil, les poètes en sont donc les auteurs et les destinataires ultimes. « Pour comprendre la poésie de Moscou, il ne suffit pas de la vigilance dont parle I. Lejnev, qui “ouvre l’œil et même les deux” : il faut en venir à l’idée d’une vigilance sans paupières » (TL, pp. 21-22). Aussi figure de lucidité, Regardante « est pure, parce qu’elle connaît la grande souffrance de voir : le soleil fouette de ses rayons ses yeux nus, éclat sur éclat, image sur image » (TL, pp. 20-21).
      Les images, matériaux des poètes moscovites depuis la fin du XIXe siècle, ne sauraient être pensées, à l’époque de Krzyzanowski, sans égard à cette révolution que constitue l’expansion du cinéma. Dans sa quatrième lettre, l’épistolier de « Estampillé Moscou » se réfère au poète imaginiste Sergueï Essenine, plus précisément au poème La Moscou des tripots. L’influence du cinéma sur les imaginistes, qui refusaient les dichotomies entre abstraction et concrétude, entre animé et inanimé, n’est pas facile à déterminer. Mais, comme le rappelle Nils Ake Nilsson, les imaginistes « ambitionnaient de décrire et d’explorer le réel tel qu’il existait autour d’eux » [29] et prétendaient écrire en fonction de séquences d’images. Certains poètes, dont Vadim Cherchenevitch, empruntaient à la technique du montage cinématographique, mettant en pratique des échelles de plans et le principe de l’analogie à l’œuvre, comme on le verra chez Vertov. Au milieu des années 1920, les imaginistes sont pourtant depuis longtemps désenchantés de la révolution. Dans La Prière des morts, Essenine se désespère du triomphe de la machine [30]. Krzyzanowski commente :

 

Les imaginistes ont été trop oubliés : ils ont pourtant été les premiers à savoir soutenir le regard de Regardante. (…) pendant les années de la Révolution, ces disciples de Regardante avaient su envahir presque toutes les devantures des librairies ainsi que des kiosques de Moscou. La vision des imaginistes est sans paupières : les images viennent se plaquer sur leurs yeux et boucher la fente de leurs pupilles ; leur théorie de l’« image libre » ne libère que l’image qui peut faire ce qu’elle veut de l’œil sans défense (TL, p. 21).

 

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[29] N. Ake Nilsson, « L’Acmésime et l’imaginisme russes », dans J. Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, vol. 1, Amsterdam et Philadelphie, John Benjamins Pub. Company, 1984, p. 285.
[30] Voir P. Pascal, « Essenine, poète de la campagne russe », dans La Civilisation paysanne en Russie, Lausanne, L’Age d’homme, 1969.