Heur(t)s et métamorphoses d’un phénix :
le livre de création dans LivrEsC
- Hélène Campaignolle-Catel
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Fig. 6. G. Rodenbach, J. Pitcairn-Knowles,
Les Tombeaux, 1895
Fig. 7. J. Crombie, S. Bourne, JC, 1988
Depuis les années 1980, plusieurs facteurs plus immatériels et « globaux » ont renforcé les motifs de marginalité du livre de création en France et multiplié sa tendance à produire de nouvelles formes qui renforcent encore sa singularité. Après avoir occupé une place symboliquement dominante au XXe siècle, le livre français semble reculer sur le marché international en place comme en influence [77]. Notamment le modèle français du « livre de peintre » qui avait affirmé sa prééminence dès les années 1930 [78] est désormais concurrencé par le modèle cosmopolite des « artist’s books » ou « livres d’artiste » [79] développé aux Etats-Unis, en Suisse, en Allemagne, en Belgique [80]. Si le récent modèle de l’artist book / livre d’artiste est présent en France, c’est, comme on l’a vu plus haut, en revendiquant sa propre marginalité par rapport au modèle du « beau livre imprimé » – constitué de « beaux papiers » et de « beaux caractères » – et aux institutions de conservation qui incarnent des choix dès lors tenus pour rétrogrades. Pour A. Moeglin-Delcroix comme pour D. Mathieu, les livres d’artiste « échappent à tout système, ils nous résistent. Disons que ces livres se situent en marge, à la périphérie de la grande production de livres à laquelle tout lecteur, tout regardeur est habitué » [81], même s’ils finissent eux-mêmes par entrer dans la roue de l’institutionnalisation et de la bibliophilisation [82]. Enfin, dernier phénomène qui accentue une singularité en constante mutation, de nombreux acteurs de l’art du livre sont venus en France en se souciant moins de répéter à l’identique un modèle figé que d’inventer des formes hybrides [83], croisant les traditions anglo-saxonnes de la private press, de l’artist book à l’américaine, du livre de peintre ou du livre-objet à la française ou même des héritages de l’art russe. Le « globalisme » [84] qui caractérise notre époque rappelle cette même fin du XIXe siècle où l’art du livre a été enrichi par les influences esthétiques extérieures à la France (notamment le japonisme) et le cosmopolitisme artistique de fin de siècle [85] qui lui permettait d’espérer enfin, selon Octave Uzanne, de « briser les lignes », de « sortir des cadres », et de « révolutionner (…) les règles niaises que l’accoutumance seule avait fait jusqu’ici respecter » [86]. Ainsi deux joyaux discrets de LivrEsC, Les Vierges et Les Tombeaux (fig. 6), ont-ils été produits conjointement par un auteur belge, Rodenbach, sous la houlette d’un marchand d’art allemand, Siegfried Bing, avec deux illustrateurs, l’un écossais, J. Pitcairn-Knowles, le second hongrois, Joseph Rippl-Ronai… Pourvu d’un modèle de production fragile, soumis aux aléas économiques et techniques, le livre de création a ainsi trouvé son identité métamorphique et sa pérennité paradoxale dans son caractère hors-norme, multipliant les explorations formelles sur fond de marginalité revendiquée et maintenant ses sources artisanales malgré les heurts de l’histoire et les mutations technologiques, propices aux divisions. Trois tendances formelles perceptibles dans le corpus de LivrEsC sur les vingt-cinq dernières années soulignent les hybridations dont le livre a été le terreau et les héritages du XIXe siècle que ces transformations viennent prolonger.
Entre hybridations et héritages
L’assemblage en feuilles libres longtemps préalable à la ferme reliure a ouvert le chemin à des structures plus mobiles : souplesse du leporello [87], cinétisme de structures animées [88], tri-ou quadrifoliage combinatoire expérimenté par Kickshaws pour tourner les pages dans un ordre chaque fois différent (fig. 7) jusqu’aux formes démultipliées des livres-arborescents conçu par le facétieux Bertrand Dorny pour ses complices Bernard Noël ou Michel Sicard. Un souffle a mu les pages les unes vers les autres dans les dispositifs d’Honorine Tepfer tel Sensation (1990), dont le pli est ouvragé et sculpté et les pages conçues comme deux pétales (fig. 8), dans le dépliant de 7 mètres imprimé recto verso de La Grande Muraille de Shirley Sharof (1991) ou dans l’accordéon qui déploie les six mètres de Zaoumni de Caine (2000). La projection du rectangle codexique dans un espace visuel élargi et libéré des contraintes de l’imprimé à reliure caractérise les Gigantextes de Michèle Métail que l’artiste-poète expose depuis 1972 [89], de Congo Poème Pygmée de Pierre Garnier dont les pages se déploient sur les murs en ruban (1980) ou des œuvres de J. Cortot qui brouillent les frontières spatiales entre art mural et livre (tableaux-poèmes) ou reviennent à la forme du rouleau en le mêlant avec l’écran [90]. Derrière ce mouvement, se jouent le déplacement de la grammaire fixe et binaire du codex et l’hybridation avec d’autres supports (rouleau, éventail, paravent, ou tableau), qui rejoignent d’autres recherches datant de la fin du XIXe siècle : la coïncidence de l’espace volumène et de la double page présente dans Le Coup de dé de Mallarmé [91], la pratique des écritures sur éventail du même poète, l’ouverture en paravent de La Porte des rêves de M. Schwob et G. de Feure [92] (fig. 9), les reliures à la japonaise d’Elskamp [93].
[77] En 1936, Monroe Wheeler (Modern Painters and Sculptors as Illustrators, New York, Etats-Unis, The Museum of Modern Art, 1936, cité dans A. Coron, « Du "livre à gravures" au "Livre d’artiste" : illustration et bibliophilie du XVIIIe au XXe siècle », art. cit., p. 79), expose 212 ouvrages dont plus la moitié sont français ; en 1961, The Artist & the Book, 1860-1960 in Western Europe and the United States (Museum of fine arts, Boston, Etats-Unis, Museum of Fine Arts, 1962) présente quelques 300 ouvrages, parmi lesquels plus de 60 % français (182 français et 47 des USA) ; en 1994, A Century of Artists Books (Riva Castleman, New York, éd. Museum of Modern Art, 1994), sélectionne 200 livres, environ la moitié sont français (environ 147 titres) ; en 2011, dans le catalogue de J. Kelly, R. Castleman et A. Hoene Hoy, The Best of both Worlds: Finely Printed Livres d’Artistes, 1910-2010 (éd. Grolier club, New York (N.Y.), 2011) sont cités 77 ouvrages entre 1910 et 2010, dont seulement 20 % sont français (13 produits en France et 2 aux Etats-Unis).
[78] A. Coron, « Livres de luxe », art. cit., p. 452.
[79] Acception d’A. Moeglin-Delcroix, 1997.
[80] Les artistes français présents dans l’ouvrage d’A. Moeglin-Delcroix (par exemple, P.-A. Gette ou B. Heidsieck) sont minoritaires en nombre et n’ont pas acquis une notoriété internationale comparable à celle des acteurs du livre d’artiste tels qu’U. Carrion ou Broodthaers.
[81] D. Mathieu, op. cit., p. 57.
[82] Comme l’atteste indirectement et curieusement, les principes de la répartition effectuée à la BNF : le département des estampes a créé une section « Livres d’artistes » qui regroupe les ouvrages relevant de la conception adoptée par A. Moeglin-Delcroix tandis que la Réserve des livres rares assemble des ouvrages de création au sens plus traditionnel, du livre de peintre et de bibliophilie.
[83] Citons ici venus des Etats-Unis, Shirley Sharoff, Sheila Bourne, Michaël Woolworth ; d’Angleterre, Ann Walker, John Crombie, Michael Caine ; d’Allemagne, Johannes Strugalla ; de Tchécoslovaquie, Petr Herel ; d’Italie, François Da Ros.
[84] J’emprunte cette expression à l’introduction de l’ouvrage de P. Van Capelleveen, Voix et visions. La collection Koopman et l’art du livre français,op. cit., p. 25.
[85] B. Joyeux-Prunel, « Art moderne et cosmopolitisme à la fin du XIXe siècle », Hypothèses, vol. 6 / 1, janvier 2009, pp. 187‑199.
[86] O. Uzanne (Le Livre moderne, 1890) cité dans A. Coron, « Livres de luxe », art. cit., p. 425.
[87] Xun Lu, Jie Shu et S. Sharoff, La Grande muraille, trad. M. Loi, Paris, S. Sharoff, 1991 ; M. Métail et L. Roquin, Cent pour cent, op. cit.
[88] Voir la page à système conçue par Matta et Albert-Dupont dans Ubu roi, 1982, op. cit.
[89] Voir ici même l’article d’A.-Ch. Royère, « Poésie, « matière d’images » : les Gigantextes de Michèle Métail ».
[90] Voir les ouvrages de J. Cortot qui reprennent la forme du volumen : avec J. Tardieu, Les Phénomènes de la nature, A. Maeght, 1988 ; avec M. Sicard, L’Elixir des maîtres, livre manuscrit, Paris, 1991.
[91] Voir les remarques de G. Blanchard à propos de Mallarmé « considér[ant] la double page et l’enchaînement des doubles pages pour créer [l’]espace "volumène" (…) du rouleau » dans A.-M. Bassy, G. Blanchard, M. Butor et al., « Du calligramme », Communication et langages, vol. 47 / 1, 1980, pp. 47‑60, 57.
[92] M. Schwob et G. de Feure, La Porte des rêves, Paris, H. Floury, 1899. Sur cet ouvrage, voir A. Lhermitte, B. Fabre, La Porte des rêves (1899) par Marcel Schwob, contribution au séminaire Livre / Poésie, actes à paraître aux Editions des Cendres. Voir aussi la notice.
[93] Voir la notice de L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge, 1901, et le chapitre consacré à Elskamp dans l’ouvrage d’Evanghelia Stead, La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, PUPS, 2012, pp. 449‑467.