
Heur(t)s et métamorphoses d’un phénix : 
    le livre de création dans LivrEsC
    - Hélène Campaignolle-Catel
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Figs. 10 et 11. M. Caine, Concaténations de caractères typographiques, 2001 

Fig. 12. B. Noël, B. Dorny, Il y avait une fois, 1990 

Fig. 13. P. Verlaine, P. Bonnard, 
T. Beltrand, Parallèlement, 1900 

Fig. 14. M. Métail, L. Roquin, 
Cent pour cent, 1998. 

      Second fait tangible,  les caractères du texte gagnent en visibilité et en variété. Plusieurs livres de typographes mettent  en scène ces quinze dernières années des répertoires multiformes : Concaténations de caractères typographiques de M. Caine [94], Toute une histoire : une  histoire à rallonges de J. Crombie [95], Généalogies de F. Da Ros, la réédition de Trois typographes en avaient marre (GLM, 1935/1967) par les ateliers Quiero [96]. Certes, la matérialité de l’écrit s’imposait déjà de façon ostentatoire dans  nombreuses œuvres publiées antérieurement : à la discrétion des formes lisibles régulières s’opposaient dès les  années 1930 les formes expressives du GLM des débuts [97], inspirant chez  Faucheux une typographie expressive que développera Massin dans les années  1960, et dont on retrouve la marque dans les œuvres qui, après 1980, hybrident  typographie expressive, néo-dadaïsme et influences antérieures notamment art  nouveau [98]. Mais ces œuvres marquent  une demande nouvelle de reconnaissance par les hommes de l’écrit de la qualité  et de la diversité de l’écrit typographique. La spécificité de la position française  surgit de ce point de vue d’autant mieux quand on la compare avec la notoriété et  l’influence des private press dans l’histoire  anglo-saxonne : le  modèle français ne consistait-il pas à occulter l’imprimeur typographe au  profit de l’écrivain, « l’artisan » au profit de « l’artiste » ? Les  petits imprimeurs français restés bien discrets au tournant du XIXe siècle ont  pourtant fourni quelques joyaux de l’art du livre en mettant leur  savoir-faire au service d’écrivains inspirés : J. Renaudie pour  Gourmont et Jarry, P. Birault pour  Apollinaire, Reverdy ou Dermée, L. Pichon pour  Claudel, Valéry ou Suarès. La prise en compte de cette matérialité et de cette  diversité typographique les quinze dernières années apparaît ainsi comme l’aboutissement  d’un trajet où le composeur du texte impose non seulement la visibilité du  texte et son caractère créatif mais aussi son savoir-faire d’artiste dans l’usage  des caractères (figs. 10 et 11). Autre phénomène notable et conjugué,  cette mise en valeur des caractères visibles de l’écriture typographique se produit  sur fond de diversification de modes d’écritures où s’affirme l’artefact  manuscrit. L’écriture « à la main » illustre parfois une déraison intentionnelle  comme l’évoque ce mot d’Arrabal  pour Baltazar : « Tu comprends que la typographie est un attentat à  la folie : seule, l’écriture montre la déraison volontaire du poète »  (lettre non datée). Elle arbore ailleurs sa fragilité volontaire [99] ou permet de créer de nouveaux ponts entre le  texte et l’image comme dans L’Histoire d’un  livre où la petite écriture manuscrite de Queneau se faufile librement dans  l’espace de l’image. Chez  Ann Walker, les « peintures pliées » – lorsqu’elles traduisent l’œuvre  d’un auteur disparu – emploient une « calligraphie très simple »  qui vise à la discrétion et à l’effacement : « ma petite écriture, qui n’est pas mon écriture et demeure  visuellement neutre ou anonyme » [100]. Comparativement, les écritures dactylographiées très  présentes dans la poésie spatiale et concrète occupent une place marquante  plus restreinte dans le temps. Citons enfin la branche des tamponnages de B. Dorny dont l’artiste considérait qu’ils primaient  sur sa production éditée : Il y avait  une fois, conçu en 1990 avec Bernard Noël en 12 exemplaires (fig. 12) ou L’Etoile sept, en 2012 avec Y. Bonnefoy  en 10 exemplaires, montrent que marginalité rime aussi avec rareté. 
      Troisième et dernière tendance,  l’image a conquis un statut d’égalité avec le texte et même reconnu sa propre « déviance »  face à « théorie de la fidélité illustrative » [101] et ce d’autant mieux qu’elle se situe sur le territoire émancipateur  de la poésie. Peintre  de livres de poètes, Jean Cortot affirme avec force cette revendication :  « A aucun degré, je ne me sens illustrateur. Je ne suis que l’accompagnateur  d’une rencontre. Lorsque je réalise un livre d’art, j’ai toujours l’impression  d’assister à l’union de deux libertés qui se rejoignent » [102]. L’autonomisation  de l’image s’est opérée, on le sait, par étages entre 1870 et 1970 [103], M. Denis théorisant  en 1890 « cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance  de sujet avec l’écriture mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages,  un accompagnement de lignes expressives » [104] et Gauguin revendiquant les « croquis de toutes sortes, au  hazard de la plume, au hasard de l’imagination » qui accompagnent le texte  de Noa Noa (1903) suivant ses  « tendances folles » en accord avec ses recherches de l’époque [105]. L’image a ainsi déplacé son point d’ancrage d’une  référence extérieure (mimétique) ou textuelle (iconographique), vers une  interrogation médio-poétique, interrogeant son geste fabricateur, son  patrimoine culturel, sa mémoire iconique. Autrefois mise « hors-jeu »  du texte [106], elle s’est réinsérée dans  le jeu du livre et s’est rapprochée du texte, mordant sur ses prérogatives et traversant  les anciennes frontières admises : suivant l’élan frôleur de Parallèlement de Bonnard (1901, fig. 13),  l’image entoure le texte dans les lithographies d’Alechinsky pour Le Rêve de l’ammonite (1975), les  xylographies de Vlaminck pour Communications (1920) ou les dessins héliogravés d’H. Bellmer  accueillies dans la délicate disposition pré-conçue par G. Hugnet pour Œillades  ciselées en branches (1939). Texte et image s’ouvrent  à une franche porosité mutuelle dans La Femme de ma vie (1947) ou Au travail ma chérie (1992). Ainsi que le souligne  Michel Sicard : « les peintres peuvent souligner ou effacer les mots  auxquels ils se confrontent » [107] dans une nouvelle « une in-différence, où  c’est de ne plus savoir qui de peindre ou d’écrire aura le dernier mot » [108]. Ces recherches  complexifient en parallèle l’affichage de l’image dans le livre déjouant la  limite binaire du pli central et débordant des anciens types iconographiques admis  – frontispice, cul de lampe, bandeaux, planches. Les « images » de LivrEsC présentent  des pratiques inédites qu’il s’agisse de montages agençant et spatialisant sur  la page d’anciennes gravures (Séquelle), d’agencements tripartites  sur le format carte postale hybridant textes, partitions et photographies (fig. 14)  ou de mise en page d’un texte manuscrit par l’intervention de l’image picturale (fig. 15). 
      Marginal,  transformationnel, échappant au carcan d’un modèle hérité comme au catalogage  critique, l’art du livre imprimé traverse les ruptures technologiques en  conservant les savoir-faire de son patrimoine et en inventant continuellement de  nouvelles formes créatives à partir de modèles et de foyers d’inspiration  multiples mais identifiables. La quête d’une aura fragile, située à l’intersection  entre marge et singularité, héritages et métamorphoses caractérise cette recherche en mutation sur un siècle et demi de création. Certes,  le portrait du livre dépeint ici omet certains paramètres importants : qui  le collectionne, qui l’achète, qui le diffuse. On s’est aussi attaché à ses  formes et à ses créateurs selon un point de vue spécifique qui reste tributaire  du corpus de LivrEsC et n’échappe pas aux limites des collections de la  Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Vouloir rendre ce portrait plus fidèle  à une réalité plurielle demanderait un corpus élargi, incluant des corpus non  francophones, et d’autres méthodes d’analyse que celles, qualitatives, qui  étaient celles du projet LivrEsC. En attendant que le monde numérique permette  d’accroître nos données d’analyse de l’imprimé, et avant qu’il n’achève de tuer  ce qu’il analyse – l’avatar en papier du livre de création – on a  souhaité capter l’image d’une mélancolie créative, celle d’un art du livre conscient  de son propre naufrage et choisissant, dans cette phase de transition, de  dévoiler les mille et une métamorphoses qui précèdent l’abyme, dans l’attente d’une  nouvelle renaissance.  
[94] M. Caine, Concaténations  de caractères typographiques, Paris,  Edition Petropolis, 2001.
  [95] J. Crombie, Une histoire à rallonges,  Paris, Kickshaws, 2004.
  [96] G. Lévis Mano, R. Bonon, G. Duchêne et al., Trois typographes en avaient marre, Forcalquier, Quiero impr., 2011.
  [97] Voir la notice de Trois typographes en avaient marre dans sa reprise par Quiero en 2011.
  [98] L’œuvre entière de Kickshaws repose sur l’usage de multiples caractères dans une lignée inspirée de Queneau mais aussi de Cami. D’autres œuvres notables, certaines consultables dans LivrEsC, d'autres dans les collections imprimées de la BLJD, reposent sur cet usage multiple des caractères : par exemple, Les Pénalites de l’enfer ou Les Nouvelles Hébrides de R. Desnos et J. Miró mis en typographie par M. Othoffer (Maeght, 1974) ; Un lot de joyeuses affiches de Tardieu et Papart (RLD, 1987) ; quelques-unes des œuvres conçues par J. Strugalla (Maizum goin, hommage à Antonin Artaud, Despalles, 1989), ou M. Caine, Zaoumni qui utilise pas moins de huit polices (Petropolis, 2000).
  [99] R. Char, Zao Wou Ki, Effilage du sac de jute, Poésie/  Gallimard, [1980] 2011.
  [100] Anne Walker Painted books/ Les peintures pliées  d’Anne Walker, Boston Atheneum,  Boston, 2003, p. 22.
  [101] A.-M. Christin, « Le poète illustrateur : à  propos du recueil Les Mains libres de  Man Ray et Paul Eluard », dans A.-M. Christin (dir.), Ecritures II,  Paris, Sycomore, 1985, p. 336, note 17.
  [102] J. Cortot cité dans  V.-M. Marchand, « Jean Cortot : une œuvre à lire entre les lignes », Plume,  n°44, mars- avril- mai 2008, Arcueil, p. 52-55, voir la thèse d’H. Longequeue, L’éloquence du pinceau: écritures peintes et livres  d’artistes dans l’œuvre de Jean Cortot, Thèse pour le diplôme d’archiviste-paléographe, dir. J.-M.  Leniaud, Ecole nationale des Chartes, Paris, 2013, p. 161, note 693.
  [103] F. Chapon, op. cit.,p. 9.
  [104] M. Denis, « Définition du  néo-traditionnisme » [1890], dans Théories (1890-1910), Rouart  et Watelin, 1920, pp. 10‑11.
  [105] L. Danguy, « Gauguin et les déviances figuratives du symbolisme. L’image à la  lettre », dans Ecritures V,  actes du colloque en l’honneur d’A.-M. Christin, à paraître.
  [106] M. Melot, Une brève histoire de l’image,  Paris, Editions J.-C. Béhar, 2007, p. 66.
  [107] D. Leuwers, Les très riches heures du livre  pauvre, op. cit., p. 9‑10.
  [108] M. Sicard, Ecrire au pluriel, op. cit., p. 87.
