(Dé-)peindre la nature : « peinture de mots »
et paysages iconotextuels dans les romans
gothiques d’Ann Radcliffe

- Alice Labourg
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      Signifiant et signifié se confondent dans une sorte de « nominalisme pictural » surtout si les plantes évoquées ont, en soi, un nom poétique comme ces « renoncules jaunes » (« yellow ranunculuses » Udolpho, p. 167) qui, au côté des « pensées violettes » (« violet panseys »), égayent les pâturages alpins. Elles ont certes pu être choisies pour leur couleur intrinsèque, le jaune et le violet étant complémentaires sur le cercle chromatique, mais peut-être plus encore pour la préciosité du mot qui les désigne, préciosité qui hyperesthétise le texte et favorise la visualisation de l’image. Le nom précieux, à plus grande « densité » de matière linguistique et sémantique, est un dépôt de matière lexicale sur la toile du texte qui attire l’œil du lecteur comme le fait l’effet local d’une concentration de matière picturale sur la surface par ailleurs plus lisse de la toile. Les mots traduisent ainsi en texte le relief de la peinture, le grain de la toile.
      Certaines essences sont particulièrement propices à cette translation du lisible en visible. Le cliché récurrent des « bosquets de citrons et d’oranges » (« groves of lemon and orange », Udolpho, p. 4) n’est pas seulement un iconème du paysage pastoral qui favorise l’investigation de l’imaginaire par leur connotation exotique et édénique. Les oranges et les citrons invitent à « voir » par transparence leur couleur qu’ils désignent également dans le langage en tant qu’adjectifs. De plus, ils partagent la même forme générale arrondie dont le sème est également connoté par le mot « groves ». La couleur verte du bosquet semble ainsi « ressortir » par contiguïté sémantique.
      De même, certaines plantes à la rugosité pittoresque comme les genêts et la bruyère font ressortir la dimension plastique de la végétation en tant que « matière picturale » : « The sun was now setting upon the valley; its last light gleamed upon the water, and heightened the rich yellow and purple tints of the heath and broom, that overspread the mountains [71] » (Udolpho, p. 31). La couleur ne se réduit pas ici à la visibilité iconique des plantes et de leur teinte. Elle est également présente d’un point de vue sémiologique, car autour de la végétation se concentrent les trois « chromèmes » qui composent la couleur : la dominance, donnée par la coloration des plantes (« yellow », « purple tints »), la luminance ou brillance, due à l’action des rayons du couchant (« heightened », « the last light gleamed ») et la saturation (« rich ») [72]. Le verbe « overspread » assimile également la végétation à une couche de peinture étalée sur la surface-subjectile des montagnes. Les plantes qui recouvrent les adrets fertiles et les plaines cultivées semblent elles aussi s’« étaler » en couches épaisses de matière picturale : « Along the bottom of this valley the most vivid verdure was spread [73] » (Udolpho, p. 30). L’abstraction chromatique du terme « verdure » assimile la pelouse à une couche de peinture verte dont la brillance est soulignée par le jeu allitératif. De même, le substantif synecdotique « green » renforce l’assimilation de la pelouse à de la matière picturale (Udolpho, p. 90). Quant à l’expression « vine-covered slopes » (Udolpho, p. 7), elle constitue une sorte d’énoncé « iconoplastique » qui transforme un élément naturel, la vigne, porteur du sème de la couleur pourpre (« blushing with the purple vine », Udolpho, p. 467), en matière picturale.
      Cette densité picturale de la matière végétale est également perceptible dans la figuration de l’ombre à la fois sur le plan du signifié et du signifiant. La masse dense des feuillages, dont nous avons déjà souligné la picturalité au travers de la métaphore de l’écran, sert à « ombrer », au sens technique du terme, les compositions : « the mountains (…)shadedwith forests of olive and almond trees [74] », « the other shadowed with pine and broad oak, has a fine effect [75] » (Italian, p. 90 et 49 ; nous soulignons). L’accumulation des noms de plantes donne une épaisseur supplémentaire à cette couche de matière végétale et picturale, comme si la densité linguistique ajoutait au signifié l’épaisseur même de la couche de signifiants :

 

The majestic forms and rich verdure of cypresses she had never seen so perfect before: groves of cedar, lemon, and orange, the spiry clusters of the pine and poplar, the luxuriant chesnut and oriental plane, threw all their pomp of shade over these gardens [76] (Italian, p. 213).

 

La référence à la forme (« majestic forms », « groves », « spiry clusters ») renforce la perception de la dimension plastique des essences [77].
       Evoqués en association à une surface monochrome, les noms de plantes s’assimilent à des nuances de teinte. Ils composent par exemple un camaïeu de vert dans les paysages pastoraux (Udolpho, p. 36). L’énumération favorise en outre l’assimilation des autres éléments du paysage à de la matière picturale : « woods, towns, blushing vines, and plantations of almonds, palms, and olives, stretched along, till their various colours melted in distance into one harmonious hue [78] » (Udolpho, p. 28). La « mise à plat » produite par l’énumération efface les différences catégorielles, soulignant le thème de la fusion harmonieuse des couleurs dans les lointains. L’accumulation parataxique de substantifs précédés de l’article ø accentue l’effet comme si la phrase se construisait par succession de « touches » picturales.
      Cette « couleur » des mots est parfois soulignée par les sonorités. Le jeu sur le signifiant propre au langage poétique est en effet à l’écriture ce que la couleur est à la peinture : sa part d’expressivité. Allitérations, assonances et variations rythmiques intensifient la picturalité des descriptions, soulignant les effets de lumière ou mettant en avant les iconèmes paysagers. L’excès de sophistication du précieux « Iliad illapsed » (« The scenes of the Iliad illapsed in glowing colours to her fancy [79] », Udolpho, p. 206), par exemple, attire immanquablement l’œil du lecteur. Dans le contexte fortement picturalisé de la description de la lagune vénitienne, cette bizarrerie linguistique fait affleurer le langage comme de la matière plastique sur la surface de la « toile » iconotextuelle. Les mots se montrent en tant que matière sensible, à la fois visuelle et sonore, et la manipulation excessive du signifiant, sa « trituration » aide à la visualisation du « tableau », reproduisant l’effet de présence propre au détail-dettaglio [80]. L’écrivain joue, comme le peintre, avec la plasticité de son médium pour donner à voir du sens. Le langage se rapproche ainsi de la peinture, ramenant le critique à tous les paradoxes du paragone. Le jeu sur le signifiant génère un surplus de sens, « faisant voir » au double sens du terme. Il démétaphorise en quelque sorte l’image verbale qui devient visible dans le signifiant lui-même. La peinture en tant que signe s’immisce ainsi dans l’écriture. Ces jeux sur le langage en tant que matière sont bel et bien l’équivalent textuel du détail pictural arassien. Ils laissent affleurer de manière métatextuelle le maniement de la langue en tant que matière sensible, en tant que « peinture » de mots.
      Lorsque ces manipulations du matériau linguistique touchent à l’expression de la couleur, on atteint un degré supplémentaire de picturalité sémiotique dans une nouvelle manifestation d’« iconicité textuelle » au sens pictural et non plus seulement linguistique. Contrastant avec la masse des essences plus sombres, hêtres et sorbiers apparaissent comme des éclats de lumière pure dont la brillance est soulignée par la répétition du son [i:] : « The cheerful green of the beech and mountain-ash was sometimes seen, like a gleam of light, amidst the dark verdure of the forest [81] »  (Udolpho, p. 41). La vibration de l’assonance retranscrit le scintillement pictural de la couleur. L’opposition linguistique entre spécificité référentielle (le nom précis des essences) et généralité abstraite (dissolution des essences singulières dans l’entité globale de la forêt) apparaît même comme l’équivalent verbal de touches pointillistes de couleur claire (« a gleam of light ») apposée sur un aplat uniforme de vert sombre (« the dark verdure of the forest »). L’écriture, par l’évocation de ce détail pittoresque, semble bien ici vouloir imiter la peinture sur le plan formel.

      Si les comparaisons paragonesques dont l’auteur fait parfois usage pour asseoir son paradigme pictural posent la peinture comme modèle idéal de l’écriture (« no colours of language must dare to paint »), la pratique même de la plume radcliffienne semble contredire cette assertion. La romancière réussit effectivement à « peindre » par les mots en faisant du signifiant linguistique un signifiant plastique. L’écriture devient ainsi semblable à de la peinture, les mots sont des couleurs, des éclats de matière picturale sur la « toile-subjectile » du texte où se compose, à côté des « grandes » compositions pittoresques à visée figurative, un autre « tableau », un tableau éclaté, défiguré. Le paysage devient ainsi le lieu emblématique des croisements entre écriture et peinture, l’iconotexte radcliffien par excellence. Il se peint et se dépeint, se dé-peint, la peinture opérant sur le mode mimétique comme sur le mode de la déconstruction dans une forme de défiguration qui conduit du figural iconique au pictural sémiotique, de l’iconotexte paysager à l’iconorythme, faisant voir, par les mots, non seulement des peintures, des « tableaux » textuels, mais aussi la peinture en tant que signe comme autant d’éclats de picturalité disséminés en texte.

 

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[71] « Le soleil était maintenant en train de se coucher sur la vallée ; ses dernières lueurs se reflétaient sur la surface de l’eau, intensifiant les pourpres profonds de la bruyère et du genêt qui recouvraient les montagnes » (notre traduction).
[72] Groupe µ., Traité du signe visuel, Op. cit., p. 227.
[73] « Sur tout le fond de cette vallée s’étalait une verdure des plus vives » (notre traduction).
[74] « Les montagnes (…) ombrées de forêts d’oliviers et d’amandiers » (notre traduction).
[75] « L’autre, ombrée de pins et de larges chênes, produit un bel effet » (notre traduction).
[76] « Les formes majestueuses et la riche verdure des cyprès, dont elle n’avait jamais auparavant vu d’exemplaires aussi parfaits, des bosquets de cèdres, de citronniers et d’orangers, les bouquets de pins et de peupliers aux cimes élancées, chênes et platanes d’Orient luxuriants, projetaient toute la pompe de leurs ombrages au-dessus de ces jardins » (notre traduction).
[77] Voir également la description du jardin de la villa des Quesnel à Venise (Udolpho, pp. 212-213).
[78] « Bois, villes, vignes rougissantes et plantations d’amandiers, de palmiers et d’oliviers s’étendaient au loin jusqu’à ce que leurs diverses couleurs se fondissent dans la distance en une seule teinte harmonieuse » (notre traduction).
[79] « Les scènes de l’Iliade se succédèrent en couleurs éclatantes dans son imagination » (notre traduction).
[80] Voir D. Arasse, Le Détail, Op. cit., p. 12.
[81] «  Le vert plein de gaieté du bouleau et du sorbier se faisait parfois voir, tel un éclat de lumière, au sein de la verdure sombre de la forêt » (notre traduction).