(Dé-)peindre la nature :
« peinture de mots »
et paysages iconotextuels dans les romans
gothiques d’Ann Radcliffe
- Alice Labourg
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Ces images s’inscrivent dans la métaphore plus générale du voile de lumière. Le voile, dont le fonctionnement sémiotique est emblématisé par le « tableau voilé » d’Udolpho, est un « substitut du pictural » [18] dont l’écriture fait un usage à la fois littéral et métaphorique. Les descriptions paysagères reconduisent l’image du voilement/dévoilement du « tableau » mystérieux en assimilant la diffusion de la lumière crépusculaire dans l’atmosphère au recouvrement du paysage par un voile, transformant la nature en véritable peinture. L’image est tout particulièrement développée dans les poèmes, le langage poétique prêtant ses métaphores à la transfiguration du paysage en signifiant plastique. Dans « Morning », l’aube « dévoile » (« unveils ») le paysage de sa lumière (AD, p. 93). Dans « Sunrise, a Sonnet », la voûte céleste se « dévoile » sous la lumière de l’aurore, le jeu allitératif et rythmique soulignant l’effet : « Heaven’s vast vault unveils in living light! » [19] (Forest, p. 282 ). Dans « The First Hour of Morning », les formes du paysage se révèlent sous le « voile nimbé de rosée de l’aube » (« morning’s dewy veil » Udolpho, p. 74). Dans « Stanzas », le soleil joue à cache-cache sous « le voile du crépuscule » (« twilight’s veil »), également comparé à un « linceul aérien » (« airy shroud »), qu’il finit par dissoudre de ses rayons (Udolpho, p. 208).
Le soir, au contraire, recouvre le paysage de son voile obscur (« Stanzas », Udolpho, p. 206, « Song of a Spirit », Forest, p. 162, « To Autumn », Udolpho, p. 592) tandis que la nuit est comparée à un suaire (« Midnight’s shroud », « To the Bat », Udolpho, p. 598). La personnification rappelle la représentation de la déesse Aurore dans la mythologie antique, qui parcourt les cieux de son char, laissant traîner derrière elle un voile noir. Cette image est un cliché de la littérature et de la peinture allégorique classique et néoclassique que reprend tout particulièrement le poème « Evening » (Sicilian, pp. 42-43). Elle se retrouve également dans la narration principale où elle introduit une note à la fois poétique et picturale. La métaphore se décline autour du « voile du soir » (« the veil of evening », Forest, p. 236, Udolpho, p. 175), du voile du crépuscule (Udolpho, pp. 471 et 485), du voile de l’obscurité (Udolpho, p. 446) et du « voile de la nuit » (« the veil of night », Sicilian, p. 159). Le voile, comme dans le tableau de Parrhasios, est cet écran nécessaire à la révélation phénoménologique du visible. Les formes du paysage apparaissent, se « donnent à voir » par son truchement (Forest, p. 75). Le dévoilement rappelle un lever de rideau faisant converger métaphore picturale et métaphore théâtrale dans une scénographie qui conçoit la nature, selon les clichés de l’époque, comme l’œuvre d’un Deus pictor (Sicilian, p. 151) [20].
La référence au voile peut n’être qu’allusive, suggérée par l’emploi de prédicats qui dénotent le recouvrement (« draw over », « spread over », « overspread ») suivis d’une notation chromatique (Udolpho, pp. 461 et 319; « Sunset », Forest, p. 297). On retrouve, par exemple, cette image implicite dans la description d’un lever de soleil contemplé depuis le portique des Quesnels à Venise alors que les rayons de l’aube « recouvrent la scène cette délicate teinte safran qui semble impartir le repos à tout ce qu’elle touche » (Udolpho, p. 212). L’introduction de la nuance de teinte par un « that » anaphorique (« that fine saffron tinge ») suggère les tonalités bien connues de la palette du Lorrain tandis que le terme « repose » évoque en soi le « repos claudien » [21]. Le vocabulaire confirme la dimension picturale en soulignant genre (« landscapes », « landscape », « scene »), couleur (« saffron tinge », « glowing colours », « gleaming », « gleamed », « dark verdure »), forme (« declining forms », « features », « over-arched ») et réception esthétique (« beautifully declining », « sweet effect […] heightened »). De phénomène purement physique, l’aurore se transforme en une expérience esthétique, en un pur « moment de peinture » dans une fusion du visible et du tactile. Elle devient le sujet d’une véritable « peinture de mots » [22].
La métaphore du voile de lumière se complète par celle du voile de nuage, de brume ou de vapeur qui enveloppe les sommets accentuant leur sublimité. Le mouvement des masses vaporeuses, qui reproduit la dynamique du voilement/dévoilement, contribue à la révélation phénoménologique des éléments figuratifs du paysage. Il est d’ailleurs souvent souligné par des parallélismes syntaxiques qui inscrivent la temporalité dans l’espace (« now… and then », « now… and now », « while… while… now… and now », Udolpho, pp. 43, 467 et 225-226). Comme tout voile, celui des nuages articule œil optique et œil haptique, reproduisant le fonctionnement sémiotique de la peinture [23]. Recouvrant les objets de leur matérialité immatérielle, les nébulosités compactes ou les brumes légères figurent le point de contact entre matière et support, l’interface où se suturent le visible et le tactile. Lorsque la lumière vient à les colorer, l’« alchimie » propre à la peinture semble se reproduire car le nuage a en soi partie liée avec la couleur [24]. Ces phénomènes sont particulièrement mis en scène dans le vaste panorama depuis les fenêtres d’Udolpho (Udolpho, p. 241). La métaphore du voile de brume y orchestre une révélation du visible qui picturalise la nature en association avec la colorisation du paysage sous les rayons de l’aurore, transformant véritablement la vue en « tableau ».
La métaphore du voile est reconduite lors des nuits d’orage. Le mouvement des nuées qui jouent à cache-cache avec les astres est doublé par l’intermittence des éclairs qui soudain illuminent le paysage puis le replongent aussitôt dans l’obscurité, composant de spectaculaires effetschiaroscuresques, comme ceux qu’Emily observe d’une fenêtre d’Udolpho (Udolpho, p. 372). Contrairement aux « tableaux » iconiques qui tendent à figer l’action dans la cristallisation de « l’instant prégnant » lessinien [25], la scène se caractérise ici par l’animation incessante de ses éléments dans une dramatisation théâtrale des phénomènes atmosphériques et météorologiques alors que les objets pittoresques – les bois, les montagnes et le château gothique – s’effacent en tant qu’éléments figuratifs dans le clair-obscur. Le « tableau » se construit et se déconstruit en une succession de moments qui sont autant d’instants prégnants (« moments of obscurity », « in the momentary gleam », « sometimes », « often »). L’image iconique se décompose et se recompose comme le montre la vision parcellaire puis globale du château. C’est donc le moment phénoménologique et sémiologique de l’apparition du visible qui est le véritable sujet de ce « paysage-tableau » [26].
Dans ce genre de composition, la couleur l’emporte sur le dessin en représentant ce qui relève du plus pictural dans le paysage de peinture : le rendu de la lumière et des reflets, des nuages, des brumes et des vapeurs, la perception de la circulation de l’air. Le voile, qui révèle les formes mais qui dissout les contours, orchestre ce retournement. La répétition du processus de (dé)voilement des objets sous la lumière met l’accent sur l’acte de perception lui-même au détriment de la chose vue. Pour reprendre la métaphore du « tableau voilé », le texte ne s’attache plus à « peindre le tableau par les mots » mais à représenter le voile. Ce contraste entre « figural iconique » et « pictural sémiotique » est d’ailleurs illustré dans les « toiles » successives que compose St. Foix dans les Pyrénées [27]. Après avoir figé ses compagnons devant l’entrée de la grotte en un « tableau » (« picture ») iconique et figuratif, le jeune homme observe le spectacle du ciel orageux dans lequel les effets atmosphériques composent une sorte de « peinture abstraite » qui souligne la sublimité de la nature (Udolpho, p. 601).
Vus au travers du cadrage sémiotique d’une croisée, les phénomènes atmosphériques composent en effet de véritables « peintures en mouvement » (« ever-moving picture », Forest, p. 362). Ainsi, la première vue pittoresque depuis les fenêtres de l’abbaye de Fontanville ne décrit pas la forêt alentour mais un splendide lever de soleil (Forest, p. 22). La couleur est en fait le sujet principal de cette « peinture de mots » dont tout motif naturel figuratif est absent. Le texte est saturé par des termes renvoyant à la couleur en tant que signifiant plastique. On y retrouve les trois composantes du chromème : la dominance, dans le contraste entre le rouge (« ruddy glow ») et le noir (« gloom », « shadowy scene », « darkness », « dark mists », « obscurity »), la brillance (« tints », « tints of light », « trembling lustre », « fired », « glittering light ») et la saturation (« grew stronger », « deepening the obscurity », « more vivid », « vivifying every colour ») [28]. La référence explicite au voile de lumière qui « dévoile » (« unveiling ») le « visage tout entier de la nature » confirme la visée picturale de la description.
[18] L. Louvel, Texte/image, Op. cit., p. 95.
[19] « La vaste voûte des cieux se dévoile dans la lumière vive » (notre traduction).
[20] Sur la dimension « hiérophique » du voile en peinture, voir H. Damisch, Théorie du nuage, Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, pp. 67-68.
[21] U. Price, An Essay on the Picturesque, as Compared with the Sublime and the Beautiful, and, on the Use of Studying Pictures, for the Purpose of Improving Real Landscape, Londres, J. Robson, 1796, p. 145.
[22] Voir également la description du soleil couchant qu’Ellena observe de la terrasse du couvent de Santa della Pieta (Italian, p. 399). La fusion claudienne y est associée cette fois à la couleur pourpre.
[23] Voir C. Gandelman, Le Regard dans le texte, Image et écriture du Quattrocento au XXe siècle, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986, pp. 16-17 et G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980, pp. 614 sq.
[24] Voir H. Damisch, Théorie du nuage, Op. cit., p. 56. Les nuées ont également un rôle compositionnel en facilitant les transitions entre le sublime et le beau (J. E. Lewis, « "No Colour of Language" : Radcliffe’s Aesthetic Unbound », Eighteenth Century Studies, Volume 39, n°3, Printemps, 2006, p. 379).
[25] Voir, par exemple, la référence explicite au Dominiquin lors de l’enterrement de Madame Montoni (Udolpho, p. 377).
[26] On retrouve les marqueurs habituels du pictural qui aident à construire la scène en « tableau » : le cadrage par la fenêtre, la répétition du mot « scene », l’emploi de « landscape », le dispositif scénique du croisement des regards qui place le focalisateur du côté du regard (« she observed », « she gazed », « she turned her attention », « she loved to catch ») alors que le paysage se donne à voir (« the moon emerged », « a cloud opened its light », « were revealed », « would appear »). S’y ajoutent les jeux de lumière, dont l’intensité va croissant, un puissant chiaroscuro accompagnant chaque effet lumineux.
[27] Alors que le figural iconique (B. Vouilloux, « Du Figural iconique », Poétique, n°146, 2006, pp. 131-146) tend à privilégier la composition en « tableau » figé en lien avec des modèles picturaux extradiégétiques que la peinture évoque de manière directe ou allusive, ce que nous appellerons le « pictural sémiotique » introduit la peinture dans le texte dans sa dimension plastique, sur le mode de la défiguration, de la dissémination et de l’éclat. L’iconotexte rejoint alors l’« iconorythme » (voir L. Louvel, Texte/image, Op. cit., pp. 226 sq. et pp. 242 sq.).
[28] Groupe µ, Traité du signe visuel, Op. cit., p. 227.