(Dé-)peindre la nature : « peinture de mots »
et paysages iconotextuels dans les romans
gothiques d’Ann Radcliffe

- Alice Labourg
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      L’adjectif « shadowy », en faisant de l’ombre une substance, introduit en effet la peinture en tant que matière dans le texte. Certains éléments naturels ainsi qualifiés se transforment en signifiants plastiques : « the view of the convent towers, rising among the shadowy woods [46] » (Udolpho, p. 641). En sus de sa puissance iconique, le motif pittoresque de la tour au dessus des arbres, emprunté à l’Allegro de Milton, prend ici une connotation proprement picturale alors que les bois sont assimilés à une masse d’ombre et que le son plus assourdi de la double semi-voyelle [ʊ], associé à la répétition de la dentale, rend « visible ». Lorsque l’ensemble du paysage est plongé dans l’obscurité, la confusion entre visibilité et invisibilité, distinction et indistinction met en scène une sorte de figuration à rebours, une « dé-figuration », qui ramène aux origines du processus pictural et de l’acte séminal de l’émergence de la forme (Udolpho, p. 38). La dissolution, au crépuscule, des figures dans le fond ne laisse plus apparaître que le seul contour comme motif autonome selon le principe de la silhouette (Udolpho, p. 416) [47].
      Les montagnes, volumes denses et masses compactes, sont propices à la mise en scène de ces effets de défiguration (Udolpho, p. 597). Dans un délitement du contour, leur matière sombre semble se répandre jusqu’à absorber le paysage alentour (Italian, p. 65). La dissolution apparaît complète lorsque le signifiant linguistique les désignant s’efface lui aussi dans une périphrase qui réduit le référent à une forme abstraite et métaphorique : « the various fantastic forms of danger, that glimmered through the obscurity [48] » (Udolpho, p. 598). Les pics, enveloppés de brumes, finissent même, par contamination, par se dématérialiser et se dissoudre en nuages (« that chain of the Pyrenées (…) rising, like faint clouds, on the horizon [49] », Udolpho, p. 580), en brume (« misty mountains », « Night », Forest, p. 84) ou en ombres (« till mountain-shadows fell/And dimm’d the landscape to his aching sight [50] », « Stanzas », Forest, p. 262).
      Une autre donnée fondamentale de la peinture de paysage est la perception de l’air entre les objets qui distingue le paysage de peinture du simple décor de théâtre peint, statique et figé. La circulation de l’air permet de mieux saisir les contours des figures, rendant la toile vibrante, vivante. La peinture peut même être vue comme la représentation de cet intervalle entre les objets qui est « dièse spatio-rythmique » [51]. Si les paysages radcliffiens font « tableau », ils ne sont pas pour autant statiques et figés. Les hypotyposes s’attachent aux mouvements de l’air, aux vibrations sonores qui traversent et animent la nature. Le mouvement est associé à la délinéation de la forme. Les bois, qui ondulent sous la brise, combinent en effet perception de la ligne et du mouvement, ce qui met ainsi en avant le contour. L’adjectif « waving » ou le verbe « wave » traduisent linguistiquement le phénomène en référence, soit à des essences spécifiques (« waving ash », « the waving grace of the poplar », Udolpho, pp. 7 et 477) soit aux masses des buissons, des bois ou des forêts (« shrubs (…) waving luxuriantly over the Alps above », « the solemn waving of the woods », Udolpho, pp. 167 et 440). Cette délinéation du contour au travers du flou du mouvement est rendue manifeste dans l’image de l’ombre chinoise : « the massy darkness of the woods, whose waving outline appeared on the horizon [52] » (Udolpho, p. 84). Dénotant également la gestuelle humaine, « waving » renvoie aussi, indirectement, au geste fondateur du peintre.
      Cette perception du contour dans le flou du mouvement se manifeste également au travers de l’image du reflet tremblotant des étoiles à la surface des eaux-miroir que l’on trouve, par exemple, dans le « tableau » de Venise (Udolpho, p. 184). Ce type de reflet déplace la problématique de la duplication du champ du figural iconique à celui du pictural sémiotique, mettant en avant la perception du contour comme élément constitutif de l’émergence de la forme : « when the stars, one by one, tremble through aether, and are reflected on the dark mirror of the waters [53] » (Udolpho, p. 4). L’image oxymorique d’un miroir opaque fait porter l’attention du visible au tactile en mettant en avant le tremblement comme prélude à l’émergence de la figure dans le reflet. Cet aspect est accentué par le voile de lumière alors qu’Adeline observe les étoiles apparaître dans le tremblement de l’onde (« observing (…) the stars gradually appear, trembling upon the lucid mirror of the waters [54] », Forest, p. 236). Le miroir ne reproduit plus simplement une image-reflet iconique. En tant que prisme, il la décompose, identifiant le contour, au travers du tremblement, comme motif autonome. Le thème de l’apparition progressive des étoiles souligne le processus phénoménologique de l’émergence graduelle de la figure. Le reflet transforme ainsi un phénomène physique en processus pictural, en acte de peinture.
      L’écriture peut aussi traduire l’émergence de la figure sur le plan formel. La figure plastique fusionne alors avec la figure rhétorique, la forme verbale se faisant le relais de l’expression de la forme plastique. La perception des cimes qui se dessinent sur l’horizon à contre-jour dans l’embrasure de la fenêtre se traduit linguistiquement par un jeu sur les sonorités :

 

[S]oon, the sounds floated gradually away into distance, and all was again still; they seemed to have sunk among the woods, whose tufted tops were visible upon the clear horizon, while every other feature of the scene was involved in the night-shade which, however, allowed the eye an indistinct view of some objects in the garden below [55] (Udolpho, p. 525).

 

Alors que la fusion des phonèmes [ʊ] et [ʊ:] au niveau du signifiant correspond à la perception des bois comme masse indistincte d’arbres au niveau du signifié, l’allitération met en relief, au niveau du sens, un découpage métonymique des faîtes comme discrimination des arbres par rapport à l’ensemble indistinct des bois, ce qui renforce la perception des contours de leur forme sur le fond de l’horizon. Le jeu sonore se fait donc percept.

 

Quadrillage

 

       La peinture, plus qu’un art de l’espace, est un art de la spatialisation [56]. Arbres et montagnes ne sont pas de simples éléments figuratifs du paysage. Leurs formes même servent de supports à la structuration d’un espace pictural. Les montagnes dessinent, littéralement, des « perspectives » (Sicilian, p. 125, Forest, p. 247, Udolpho, pp. 43 et 226) tandis que les arbres tracent des « lignes » qui orientent le regard et font pénétrer dans la composition (Udolpho, pp. 42 et 597). Les motifs s’entrecroisent : le cadrage d’une architecture intensifie l’impression de profondeur donnée par la ligne des sommets (Sicilian, p. 125) alors que les rangées d’arbres dessinent des perspectives qui mettent en valeur les architectures perçues au point de fuite (Sicilian, p. 111). Inversement, le motif pittoresque de la tour gothique au-dessus des arbres, placé lui aussi au point de fuite, se fait détail iconique, « micro-tableau » qui rappelle les vues aménagées dans les jardins paysagers (Sicilian, p. 126).
      L’ombre des feuillages et l’entrelacs des branchages forment des « écrans » (« screen ») qui prolongent la thématique picturale du voile tout en renvoyant au quadrillage de l’intercepteur albertien (Forest, p. 174 ; Udolpho, pp. 162 et 639). Jouant sur le visible et l’invisible, l’écran des frondaisons transforme la vue en « tableau » ou en ébauche de « tableau », comme dans l’évocation succincte du paysage qu’Emily peut apercevoir au travers des feuillages lors de ses promenades dans les bois qui entourent Chateau-le-Blanc (Udolpho, p. 539). L’écran des frondaisons est un exemple de cette artificialité naturelle tant prisée au XVIIIe siècle qui considère que la nature compose ses paysages selon les règles de l’art (Forest, p. 362). Les ouvertures « naturellement » ménagées par l’écran des végétaux encadrent des vues pittoresques dans une oscillation entre vue de loin et vue de près. Dans la traversée du Garganus, l’éclaircissement de la forêt laisse ainsi voir, entre les feuillages, des paysages caractérisés de manière générale et abstraite (« gleams of sunshine-landscape, and blue distances » [57], Italian, p. 255) qui s’opposent au grossissement rapproché du détail pittoresque constitué par la mention précise des essences des arbres. Le balancement syntaxique des tournures (« now and then », « here and there ») souligne la dimension esthétique en évoquant une organisation spatiale harmonieuse produite par le quadrillage végétal qui découpe zones visibles et zones invisibles.
      La position surplombante de la végétation renforce également la picturalisation de la nature en combinant le dispositif du cadrage et du voile de l’intercepteur à la technique picturale de l’« ombré » (« shadowed by other cliffs and woody points », Italian, p. 145) [58]. Une série de prédicats composés à partir de la préposition « over- » souligne le phénomène. « Overarched » et « overhung » mettent en avant la dimension compositionnelle de la végétation (Forest, p. 73 ; Udolpho, pp. 224 et 454). Le verbe « overshadow », quant à lui, incarne parfaitement sa qualité à la fois compositionnelle (« over- ») et plastique (« -shadow »), surtout dans les tournures passives qui instrumentalisent arbres et buissons (« a small projection of the rock, overshadowed by drooping sycamores [59] », Sicilian, p. 105 ; « rocky recesses, high overshadowed by cypress and sycamore [60] », Udolpho, p. 406). Evoquant le résultat d’un processus dont ces derniers seraient les outils, la voix passive souligne la dimension plastique des ombrages. La mention d’essences particulières renforce l’effet, comme si chaque arbre était une nuance de teinte, une touche colorée de matière picturale (« a path (…) cooly [sic] overshadowed by thickets of almond trees, figs, broad-leaved myrtle, and ever-green rose bushes [61] », Italian, p. 64).

 

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[46] « La vue des tours du couvent, s’élevant au-dessus des bois sombres » (notre traduction).
[47] Sur l’autonomie du contour, voir G. Deleuze, « La peinture et la question des concepts », cours du 12 mai 1981, La Voix de Gilles Deleuze, Université Paris 8, Vincennes Saint-Denis (consulté le 7 février 2016).
[48] « Les diverses formes fantastiques du danger qui luisaient à travers l’obscurité » (notre traduction).
[49] « Cette chaîne des Pyrénées (…) qui s’élevaient, comme de légers nuages, à l’horizon » (notre traduction).
[50] « Jusqu’à ce que les ombres des montagnes tombent/Et brouillent le paysage devant ses yeux endoloris » (notre traduction).
[51] Voir E. Escoubas, Imago Mundi, Typologie de l’art, Paris, Galilée, 1986, pp. 133-134.
[52] « La masse sombre des bois, dont les contours ondoyant apparurent à l’horizon » (notre traduction).
[53] « Quand les étoiles, une à une, tremblent à travers l’éther, et se reflètent dans le miroir sombre des eaux » (notre traduction).
[54] « Observant (…) les étoiles apparaître peu à peu, tremblant dans le miroir des eaux claires » (notre traduction).
[55] « Bientôt, les sons s’éloignèrent, flottant doucement dans le lointain, et tout fut de nouveau silencieux ; ils semblaient avoir sombré au milieu des bois, dont on pouvait voir les cimes broussailleuses se détacher sur la clarté de l’horizon, tandis que tous les autres éléments de la scène étaient enveloppés dans la pénombre, qui, toutefois, laissait à l’œil une vue indistincte de quelques objets dans le jardin en contrebas » (notre traduction).
[56] G. Deleuze, « Spinoza », cours du 17 février 1981, La Voix de Gilles Deleuze, Université Paris 8, Vincennes Saint-Denis (consulté le 7 février 2016).
[57] « Des éclats de paysages inondés de soleil, et des lointains bleutés » (notre traduction).
[58] « Ombrés par d’autres falaises et des pointes recouvertes de bois » (notre traduction).
[59] « Une petite projection de la roche, ombragée par des sycomores penchés » (notre traduction).
[60] « Des recoins rocheux ombragés par de hauts cyprès et sycomores » (notre traduction).
[61] « Un chemin (…) rafraîchi par les fourrés d’amandiers, de figuiers, de myrte à larges feuilles et d’églantiers à la verdure persistante qui l’ombrageaient » (notre traduction).