(Dé-)peindre la nature :
« peinture de mots »
et paysages iconotextuels dans les romans
gothiques d’Ann Radcliffe
- Alice Labourg
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Un autre motif pictural est lié aux eaux-miroir : celui des bateaux qui glissent sur l’onde et dont les voiles blanches « accrochent » la lumière (Udolpho, p. 467). Les bannières des navires, voguant sur le détroit de Messine et étincelant sous le soleil, transforment la vue des fenêtres des appartements de Madame de Menon en un « tableau animé » : « The straits, filled with vessels whose gay streamers glittered to the sun-beam, presented to the eye an ever-moving scene » [36] (Sicilian, pp. 26-27). L’effet chatoyant de la lumière est rendu verbalement par le jeu des allitérations et de l’assonance en [i]. Les voiles ne sont pas seulement des surfaces réfléchissantes mais un véritable motif métapictural car elles renvoient à la toile-subjectile, comme le confirme l’emploi du mot « canvas » en association avec l’image de la camera obscura (Italian, p. 292). Les voilures peintes des embarcations napolitaines qui scintillent au couchant dans la « marine » que contemple Bianchi, forment ainsi un détail à la fois particolare et dettaglio, iconique et pictural, des sortes de « tableaux » métapicturaux dans le « tableau » (Italian, p. 36).
Le motif est suffisamment récurrent pour que la simple mention du reflet lumineux sur les voilures introduise le pictural en texte (Udolpho, pp. 416, 485, 541, 559 et 666). Il s’associe d’ailleurs à d’autres marqueurs picturaux comme le cadre de la fenêtre, l’écran végétal ou encore le voile lumineux (Udolpho, p. 475, 592 et 639). Dans la vue-tableau que Clara essaie d’immortaliser de son pinceau, les motifs picturaux se croisent dans des jeux de réflexion et d’affleurement des surfaces qui renvoient à la peinture (Forest, p. 280). Voile de lumière et voile de brume se confondent. Lumière et eau fusionnent au travers de la métaphore du « flot de lumière » (« flood of light ») tandis que l’image des eaux cristallines (« clear as chrystal ») renvoie implicitement au miroir. L’évocation des voiles des bateaux, placés en fond de composition dans les lointains bleutés de la perspective aérienne, ajoute une touche de picturalité à la description. Les embarcations sont parfois réduites à leurs simples voilures par une métonymie qui accentue l’effet pictural au travers du détour du poétique, effaçant la dimension utilitaire du référent pour le transformer en pur objet esthétique (« the white sail that flitted by », Forest, p. 297; « the stealing sails », « its stealing sails », « a passing sail », Udolpho, pp. 416, 475 et 639).
Au croisement des eaux-miroir et du voile de lumière se trouve un dernier motif qui contribue à la picturalisation de la nature, celui des gouttes de rosée qui, délicatement posées sur les bourgeons, les feuilles et les fleurs, intensifient la couleur de la végétation (Forest, p. 75, Udolpho, p. 7 et 36) et parent la nature de reflets chatoyants (Forest, pp. 9, 22, 164, 248; Udolpho, p. 476). Les gouttelettes sont associées, comme les eaux-miroir, au cristal (« flow’rs/Rich with chrystal dews of night », « Evening », Sicilian, p. 43) tandis que la pellicule humide dont elles recouvrent les végétaux reconduit explicitement la métaphore du voile (« the dewy vapours of the morning veiled it », Forest, p. 279; « morning’s dewy veil », « The First Hour of Morning », Udolpho, p. 74, « wrapt in dewy mist », Udolpho, p. 36).
Délinéation
Formes et contours
A l’origine même de la peinture se trouve la délinéation des formes. La séparation de la figure du fond par le contour est le geste sémiologique fondateur de la représentation picturale dans la tradition occidentale. « Peindre, c’est d’abord dessiner », rappelle Hubert Damisch, « la peinture commence par le contour, la couleur n’intervenant qu’en second lieu, au titre de supplément » [37]. Les hypotyposes radcliffiennes mettent également l’accent sur la délinéation des éléments naturels en tant que formes picturales. Traçant lignes et perspectives, ces derniers servent support à la structuration d’un espace naturel perçu comme un espace pictural. Certains éléments naturels sont en effet dotés d’une plasticité formelle qui contribuent à leur perception en tant qu’objets picturaux. Les montagnes, « formes fantastiques » (« fantastic forms », Udolpho, pp. 42 et 171) ou « masses énormes » (« huge masses », Udolpho, p. 42), possèdent cette dimension plastique. Les sommets oscillent entre formes géométriques en « demi-cercles » (« semicircular form » Sicilian, p. 104), « cones » (Udolpho, p. 42) ou spirales (« spiral summits » Udolpho, p. 213), et fantaisies grotesques (« a variety of grotesque forms », Forest, p. 247 ; « the cliffs, branching into wild forms », Italian, p. 37).
Des phénomènes plus complexes que ces simples images verbales sont également à l’œuvre, impliquant les trois éléments fondamentaux de la peinture que sont le fond, la figure et le contour [38]. L’accent mis sur la perception des pourtours irréguliers des bois, des montagnes et des architectures qui se détachent à contre-jour sur le fond de l’horizon, renvoie au principe fondamental de la délinéation de la figure, à l’origine du portrait comme de la peinture en général. C’est ce que semble rappeler l’emploi même du terme « portraiture » dans la description que fait Vivaldi du panorama qui s’étale depuis les sommets du Garganus (Italian, p. 161).
L’écriture peut n’adopter que l’optique du dessin et n’accentuer que le tracé par l’emploi de « outline » (Udolpho, p. 401). Plus généralement, elle combine attention portée à la ligne et effets de couleur (Udolpho, p. 229). L’apparition phénoménologique de la forme peut être également soulignée par l’emploi du verbe « appear » en association avec le motif de la ligne brisée et du faisceau lumineux (« the broken summits of the Pyrenées appeared on the distant horizon, lighted up by a morning sun » [39], Udolpho, p. 162) ou encore à la suggestion d’une « perspective » géométrique qui ajoute une profondeur tridimensionnelle à la simple séparation des plans (« Dark hills, whose outline appeared distinct upon the vivid glow of the horizon, closed the perspective » [40], Forest, p. 16).
Le contour, donc, circonscrit, isole la figure. Il dépasse la simple perception des limites en ce qu’il appartient en propre à la forme repérée [41]. La lumière se concentre justement sur les extrémités des objets, les cimes des arbres, les sommets des montagnes, les créneaux des châteaux et des tours (Udolpho, p. 43). Ces zones, métonymiques de l’ensemble, mises en relief par la lumière transforment les éléments en figures car elles font percevoir le contenu en tant que dynamique, poussée vers l’extérieur, débordement. Tous ces objets sont en outre caractérisés par leur ligne irrégulière qui accentue la perception du contour. Du reste, le contour en tant qu’élément constitutif de la forme vue, est analogue au toucher [42]. La lumière qui définit les contours associe optique et haptique, renvoyant au geste inaugural du peintre qui sépare par le trait la forme du fond faisant émerger la figure. Parfois des adverbes évoquant l’affleurement du toucher accentuent la démarcation : « The moon was now rising out of the sea. She watched its gradual progress, the extending line of radiance it threw upon the water, the sparkling oars, the sail faintly silvered, and the wood-tops and the battlements of the watch-tower (…) just tinted with the rays [43] » (Udolpho, p. 541, nous soulignons). Il se crée une sorte de halo lumineux autour de l’objet, un effet de flou scintillant. Le passage de l’actif au passif, qui s’articule de manière significative autour du gérondif adjectivé « sparkling », met, quant à lui, en avant un processus de transformation, renvoyant au résultat visible de « l’acte pictural » orchestré par les rayons.
La perception des contours en tant qu’éléments autonomes se met également en place dans une dialectique entre distinct et indistinct, visible et invisible : « The mountains, darkened by twilight, assumed a sublimer aspect, while the tops of some of the highest alps were yet illumined by the sun’s rays, and formed a striking contrast to the shadowy obscurity of the world below [44] » (Forest, p. 275). Alors que le chiaroscuro accentue la délinéation des sommets, la redondance « shadowy obscurity » donne à l’obscurité physique et abstraite une qualité picturale concrète. L’ombre, comme la lumière, est une donnée fondamentale de la peinture. Le thomsonien « shadowy », résultat de l’adjectivisation de « shadow », évoque une texture, une densité palpable, celle qu’aurait le rendu d’une ombre en peinture par une couche de pigment sombre dans un effet de flou [45]. La couleur noire, dénotée par les deux signifiants, acquiert également une certaine brillance dans la clarté de l’assonance finale, suggérant le scintillement de la peinture. L’expression linguistique devient ainsi l’équivalent verbal d’un signe pictural associant un signifié plastique (« obscurity ») à un signifiant plastique (« shadowy »).
[36] « Le détroit, rempli de vaisseaux dont les bannières aux couleurs gaies étincelaient sous les rayons du soleil, offrait à l’œil une scène sans cesse en mouvement » (notre traduction).
[37] H. Damisch, Théorie du nuage, Op. cit., p. 55.
[38] Voir G. Deleuze, « La peinture et la question des concepts », cours du 18 mai 1981, La Voix de Gilles Deleuze, Université Paris 8, Vincennes Saint-Denis (consulté le 7 février 2016).
[39] « Les sommets déchiquetés des Pyrénées apparaissaient au loin, sur l’horizon, illuminés par le soleil du matin » (notre traduction).
[40] « Des collines sombres, dont le contour se détachait net sur l’horizon rougeoyant, fermaient la perspective » (notre traduction).
[41] Voir Groupe µ, Traité du signe visuel, Op. cit., p. 378.
[42] Voir G. Deleuze, « Spinoza », cours du 27 janvier 1981, La Voix de Gilles Deleuze, Université Paris 8, Vincennes Saint-Denis (consulté le 7 février 2016).
[43] « La lune était maintenant en train de se lever au-dessus de la mer. Elle observa pas à pas sa progression, la ligne lumineuse qu’elle projetait qui s’étendait sur l’eau, les rames étincelantes, la voile parée de légers reflets argentés, puis les cimes des bois et les créneaux de la tour de guet (…) légèrement tintés sous ses rayons » (notre traduction).
[44] « Les montagnes, assombries par le crépuscule, prirent un aspect encore plus sublime, tandis que les cimes de quelques-uns des plus hauts sommets étaient encore illuminés par les rayons du soleil, formant un contraste saisissant avec l’obscurité noire du monde en dessous » (notre traduction).
[45] Voir également l’emploi de « dewy ».