La Petite anthologie du Salon (1872) :
description poétique et critique chez
Léon Valade pour La Renaissance
littéraire et artistique
- Patrick Absalon
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Dans son interprétation du tableau, Valade décrit la scène du Coin de table et effectue un état des lieux de la poésie, y dissimulant au passage de nombreux messages :
« La chère fut exquise et fort bien ordonnée. »
Digérer maintenant, voilà la question.
De là votre langueur suave et résignée,
O sages, abîmés dans la digestion !
On a pris le café… C’est l’heure de paresse
Où, feignant d’écouter l’un d’eux qui lit des vers,
Les fumeurs accoudés, qu’un brouillard bleu caresse,
Regardent tournoyer leurs rêves au travers.
Les Grâces ont boudé ces fronts pleins de problèmes.
Le coin de table est gai pourtant, grâce aux couleurs
Des fleurs vives narguant ce tas de rimeurs blêmes.
– Monselet indulgent dirait : Plumes et fleurs [122] !
L’incipit est la citation détournée d’une œuvre de Victor Hugo extraite des Contemplations, « La fête chez Thérèse ». Le vers de Hugo est le suivant : « La chose fut exquise et fort bien ordonnée » [123]. Valade l’écrit entre guillemets, comme pour rappeler l’égide incontournable sous laquelle se place La Renaissance. Le deuxième vers fait assez clairement référence à Shakespeare, le troisième semble emprunter à Baudelaire, tandis que le quatrième revient au lyrisme hugolien. S’adressant directement aux artistes portraiturés, Valade joue sur le double sens de « digérer », à la fois prosaïque – c’est la fin du repas – et artistique – s’être nourri de l’art des grands maîtres. Il chemine dès l’abord vers la pensée d’une démythification de l’art. La description s’ouvre sur le témoignage d’un sentiment de mal-être, consécutif à la fois du repas et de l’acte chimérique de créer. Le détournement de la citation de Hugo appelle le souvenir d’autres peintures de Fantin-Latour, tels ses bouquets de fleurs et ses natures mortes : l’ordonnance parfaite des objets inanimés est ainsi comparée à celle du portrait de groupe, avec l’idée que ces poètes deviennent à leur tour des objets de nature morte [124]. Comme souvent la caricature, en grossissant les traits, voit juste : la légende du dessin d’après le Coin de table par Hadol plaisante sur cette mise en scène en y voyant des « Bibelots digestifs et en-FANTINS » [125].
Si le tableau prend des allures de document historique [126], cristallisant l’esprit du temps, Aicard réfute quant à lui l’idée selon laquelle le tableau serait le bilan pittoresque de l’art poétique contemporain ; il note dans le numéro de La Renaissance qui précède celui où Valade donne ses vers :
Un de nos illustres confrères a bien voulu reconnaître plusieurs rédacteurs de la Renaissance dans ce tableau (et ils s’y reconnaissent aussi), mais le but du peintre n’a été en aucune façon de faire des portraits. Pour son tableau il lui fallait des personnages ; pour son Coin de table il lui fallait des convives ; il a tout simplement pris autour de lui des figures. Créer des physionomies modernes, en costume moderne, voilà ce qu’il a voulu, ce qu’il a fait ; seulement, il se trouve qu’on reconnaît ses modèles [127].
Le deuxième quatrain s’aventure sur le terrain de la narration, de laquelle émerge la description d’actions peu mouvementées : feindre d’écouter, être accoudé, regarder, lire. L’impassibilité légendaire des Parnassiens colportée par la critique est ici mise en évidence par l’auteur. Le parti pris de Valade est de s’amuser des contrastes décelés dans l’œuvre, qui opposeraient l’idéal du métier de poète à sa réalité quotidienne parfois cruelle. Il tente ainsi d’éviter les pièges d’une allégorisation du réel.
Les vers de Valade décrivent son désenchantement. Si le poète engage une critique mélancolique et ironique de son art, la palette et le pinceau de Fantin-Latour viennent heureusement à son aide et au secours des « rimeurs blêmes » : le bleu caresse, les fleurs ravivent la scène de leurs couleurs. Le vase de fleurs, métamorphose de Mérat, est un motif récurrent dans l’art du peintre. Mais elles « narguent » ici les poètes, à l’image de celles qu’évoque Rimbaud dans une lettre et un poème restés fameux, envoyés à Banville en 1871 [128]. Dans l’univers parnassien, les fleurs peuvent avoir plusieurs significations symboliques : elles sont souvent associées à l’idée d’impassibilité, tout comme la sculpture [129]. Elles rappellent l’éphémère en même temps qu’elles renvoient à l’ivresse d’un parfum. Mais elles font aussi songer à une remarque conjoncturelle de Gautier dans son étude sur les Progrès de la poésie française depuis 1830, lorsqu’il rend compte du premier Parnasse contemporain : il s’agit pour lui d’un « bouquet printanier » qui « représente assez justement l’état actuel de la poésie » [130]. Le motif floral, pour finir, n’est pas sans évoquer le portrait de Baudelaire, effacé par le peintre, et surtout son célébrissime recueil d’« allégories personnifiantes » [131].
Le vers final convoque Charles Monselet, écrivain, poète et à l’occasion cuisinier, qui publie en 1859, avec Banville, Gautier et Alexandre Dumas, entre autres, un ouvrage de recettes littéraires intitulé La Cuisinière poétique. Dans ce recueil, on lit un poème de Banville au titre allusif : « Les soupers de Paris ». Le tableau de Fantin-Latour, le poème de Valade et peut-être, de manière anticipée, l’art des Parnassiens font écho à ses premières strophes :
La belle Véronique
Ce fut un beau souper, ruisselant de surprises,
Les rôtis, cuits à point, n’arrivèrent pas froids.
Par ce beau soir d’hiver, on avait des cerises
Et du johannisberg, ainsi que chez les rois !
Tous ces amis joyeux, ivres, fiers de leurs vices,
Se renvoyaient les mots comme un clair tambourin ;
Les dames, cependant, suçaient des écrevisses
Et se lavaient les doigts avec le vin du Rhin.
Après avoir posé son verre encore humide,
Un tout jeune homme, épris de songes fabuleux,
Beau comme Antinoüs, mais quelque peu timide,
Suppliait dans un coin sa voisine aux yeux bleus.
Ce fut un grand régal pour la troupe savante
Que cette bergerie, et les meilleurs plaisants
Se délectaient de voir un fou croire vivante
Véronique aux yeux bleus, ce joujou de quinze ans
Mais l’heureux couple avait, parmi ce monde étrange
L’impassibilité des Olympiens : lui,
Savourant la démence et versant la louange ;
Elle, avalant sa perle avec un noble ennui [132].
Si le tableau de Fantin-Latour est une « vera icona » de la poésie française en 1872, celle-ci paraît finalement s’estomper aux yeux de Valade, qui n’y voit qu’une vitrine figurant des « plumes et [des] fleurs », objets dérisoires que le vent, à n’en point douter, balaiera [133]. La description du Coin de table devient, par l’entremise de Valade, un coin de tableau [134] : son apparente monochromie suggère au poète la révélation de la monotonie de l’écriture poétique. Le Coin de table fait office de miroir, dans lequel se reflète de manière satirique le visage de l’autodérision [135]. Le travail et la position sociale du poète y sont fustigés, comme le fait allègrement Texier, alias Sylvius, trente ans plus tôt dans sa Physiologie du poëte. Les artistes du Parnasse vus par l’un d’entre eux pourraient sans ambages emprunter à ce catalogue taxinomique de portraits, du « Poëte Olympien » au « Poëte de salon », en passant par le « Poëte chansonnier » [136].
Le poème est par la suite recueilli dans les Rimes familières, insérées dans les œuvres posthumes de Valade publiées par Mérat en 1890 [137]. Il connaît une autre postérité grâce à Blémont, qui s’en inspire pour une nouvelle description poétique du tableau de Fantin-Latour parue dans son ouvrage La Belle aventure en 1895 [138] :
Il était vraiment beau
Et fort solidement brossé, le grand tableau
Où, nous groupant alors, nous, les jeunes poètes,
Sur la nappe, au dessert, vous dressâtes nos têtes.
Là, quel tas de rimeurs : d’Hervilly, Pelletan,
Léon Valade sous sa barbe de Persan,
Et Verlaine, et Rimbaud avec sa face énorme,
Et le bel Elzéar en chapeau haut de forme !
Vous les rappelez-vous, tous, dans votre bon coin [139] ?
Conclusion
Valade reprend la plume pour le Salon de 1873, mais n’offre à La Renaissance qu’un petit nombre de pièces. En revanche, tout au long de la courte existence de la revue (1872-1874), il occupe une place de poète, de critique littéraire et de chroniqueur assez remarquable [140]. Dans le Salon illustré de 1879 dû à l’éditeur Dumas, d’autres textes de Valade inspirés de la peinture et de la sculpture sont encore publiés [141]. En 1876 et 1877, Mérat compose à son tour quelques vers d’après des tableaux et des sculptures admirés aux Salons. Il est fort possible que l’une de ses sources soit la Petite anthologie de son ami Valade :
Mercié 3477 - David avant le combat
Ce petit David un peu rond
A tout de même un air épique.
Il n’a ni cuirasse ni pique,
Mais un signe marque son front.
Nous le vîmes une autre année
Tranquille, doux et triomphant.
On eût dit une âme d’enfant,
De sa jeune gloire étonnée [142].
Notons pour finir que bon nombre de Parnassiens s’essaient à la critique d’art au cours du dernier tiers du XIXe siècle : Banville, Silvestre, Henri Cazalis, Heredia, Mendès, René Ménard, Georges Lafenestre et François Coppée, tous ou presque, connus et inconnus, consacrent l’une ou l’autre page à des artistes relevant des arts visuels. Certains, comme Claudius Popelin, Léon Dierx et Jules Breton, sont à la fois poètes et plasticiens. Antony Valabrègue, l’ami de Paul Cézanne, est critique d’art et poète. Coppée, dans ses articles sur le Salon de 1875 publiés dans Le Moniteur universel, offre même au lecteur quelques poèmes tirés de ses visions artistiques, vers pensés comme des « vagabondages d’imagination » [143], le Salon apparaissant, en raison de la multiplicité des œuvres exposées, comme un territoire, un vaste paysage, particulièrement propice aux « impressions ». Mais ce goût commun pour la peinture et la sculpture ne doit pas cacher les fortes disparités d’appréciation entre les écrivains, différences qui trouvent leur fondement aussi bien dans la formation personnelle des poètes que dans leurs opinions politiques respectives : Coppée par exemple, comme Leconte de Lisle, déteste Courbet, contrairement à Valade.
Les ekphraseis poétiques sont donc de natures diverses et tributaires du message que Valade souhaite transmettre. Bien qu’elles apparaissent quelque peu en marge de la critique d’art « traditionnelle », elles assoient l’objectif de s’y inscrire malgré tout : l’importance que le poète donne aux noms des artistes, ses prises de position esthétiques, quoique discrètes, témoignent de cette volonté. Entre poésie et critique d’art, Valade y agit de manière sensible, transposant le descriptif objectif dans le lyrisme subjectif. Mais l’ekphrasis poétique a une portée limitée : elle ne fait que humer l’air du temps quand le but du poète est de séduire et de choyer le lecteur déjà gagné à sa cause, en stigmatisant au passage le regard parfois aveugle des contemporains. Ces poèmes, dans leur ensemble, s’ils ne sont pas forcément à ranger dans l’avant-garde poétique, n’en sont pas moins les signes d’une recherche intermédiale qui va au-delà du schématique dialogue des arts. Entre le média que constitue le Salon, en tant qu’exposition qui communique autant qu’elle donne à voir l’état de l’art, et une revue de création littéraire, se dresse le poète comme une figure sociale. Ne sachant rien ou si peu de l’expérience-même de visite du Salon par Valade, on ne peut que supposer la nécessité, préalablement, du travail de reconstruction d’un univers personnel à partir de la perception fragmentaire d’un contexte confus et multiple, le Salon lui-même. Ce type écriture permet à l’auteur de se détacher finalement de l’image pour donner à lire une autre pensée, celle de « l’ineffable » poétique [144], lequel s’appuie sur la mémoire d’un lieu et d’un temps précis, le Salon de peinture et de sculpture.
[122] La Renaissance littéraire et artistique, n° 6, 1er juin 1872, p. 46.
[123] V. Hugo, Les Contemplations. Préface de Léon-Paul Fargue. Edition établie par Pierre Albouy, Paris, Gallimard, 1973, Livre premier, Aurore, XX, pp. 74-75.
[124] Ce genre pictural, très fréquent dans l’art hollandais du Siècle d’or, s’appuie sur une dénommination fort signifiante dans la langue de Rembrandt : « stilleven », autrement dit « vie silencieuse ».
[125] « Le Salon comique par Hadol », L’Eclipse, n° 189, 9 juin 1872, p. 4 ; Fantin-Latour, catalogue de l’exposition, Op. cit., fig. 81c, p. 236.
[126] A. Jullien, « Fantin-Latour. Groupes et portraits d’artistes et d’hommes de lettres », art. cit., pp. 25-26 : « Que faut-il entendre par les tableaux et portraits historiques d’un peintre qui n’a jamais fait d’histoire ? Eh ! mais tout simplement ceux qui pourront présenter, dans la suite, un intérêt historique ».
[127] J. Aicard, « Salon de 1872 », La Renaissance littéraire et artistique, n° 5, 25 mai 1872, p. 35.
[128] A. Rimbaud, « Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs », dans Poésie. Une saison en enfer. Illuminations. Préface de René Char. Edition établie et annotée par Louis Forestier, 2e édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, Collection Poésie, 1984, pp. 81-87.
[129] Ph. Knight, Flower Poetics in Nineteenth-Century France, Oxford, Clarendon Press, 1986, pp. 174 sqq.
[130] Th. Gautier, « Les progrès de la poésie française depuis 1830 (1868) » dans Histoire du romantisme (1874), Paris, G. Charpentier et Cie, 1884, p. 359 : « […] ouvrons un livre qu’ils [les Parnassiens] ont édité eux-mêmes sous ce titre : le Parnasse contemporain, et qui est comme une anthologie où chaque talent a mis sa fleur. Dans ce bouquet printanier, quelques roses d’antan ont été admises, puisque nous y figurons en compagnie d’Emile et d’Antoni Deschamps ». L’auteur a souligné. Rappelons également que l’étymologie du terme « anthologie » provient du grec « anthos », qui signifie « fleur ».
[131] P. Maillard, « L’Allégorie Baudelaire. Poétique d’une métafigure du discours », Romantisme, n° 107, 2000, pp. 37-48.
[132] Th. de Banville, « Les soupers de Paris », dans Ch. Monselet, La Cuisinière poétique (1859), Paris, Le Promeneur, 1988, p. 25.
[133] Francis Jammes écrira : « Et le poète naît, passe et meurt comme la fleur des champs qu’à peine on remarque. » Le poète et l’inspiration, orné de gravures par Armand Coussens, Nîmes, Gomès, 1922, p. 8.
[134] « Une œuvre d’art est un coin de la création vue à travers un tempérament », dixit Emile Zola ; cité par A. Pagès, « Modèles de l’écriture artiste », dans Langues du XIXe siècle, textes réunis par Graham Falconer, Andrew Oliver, Dorothy Speirs, Toronto, Centre d’Etudes romantiques Jacques Sablé, 1998, p. 282.
[135] Philippe Hamon fait remarquer le jeu ironique présent dans les préfaces des Odes funambulesques de Banville ; il note : « Banville, en une sorte de redoublement de son projet, [associe] caricature du monde extérieur et auto-caricature de la poésie par elle-même » ; L’Ironie littéraire, Op. cit., p. 49. Valade hérite visiblement de cette intention.
[136] E. A. Texier, Physiologie du poëte, Op. cit., pp. 9-28, pp. 83-88 et pp. 108-111. Daumier dépeint dans ce chapitre une scène de banquet de poètes portant un toast, p. 111.
[137] L. Valade, Œuvres (1890), Op. cit., pp.187-188.
[138] Blémont, fondateur de la Maison de la poésie à Paris, achète le tableau en 1897.
[139] E. Blémont, « Nouveaux vers sur Fantin-Latour », dans La Belle aventure. Vers d’amourettes et vers d’amour. Au gré du rêve. Ciel de France, Paris, A. Lemerre, 1895, pp. 152-153.
[140] Valade signe ces textes-là de son vrai nom. Silvius rédige par la suite une gazette rimée très remarquée dans La Jeune France, essentiellement des critiques dramatiques.
[141] F.-G. Dumas (dir.), Salon illustré de 1879, comprenant deux cents dessins originaux exécutés par les Artistes d’après leurs œuvres et accompagnés de poésies inédites, Paris, Ludovic Baschet, Londres, British and Foreign, s. d. [1880], en 2 volumes.
[142] A. Mérat, Le Petit Salon. 1876, Paris, Aux bureaux de la Vie littéraire, 1876, p. 18. Ces vers sont d’abord publiés dans Zigzags à la plume. Le Salon de 1876, n° 12, 16 juillet 1876.
[143] Cité par Yann Mortelette, dans F. Coppée, Chroniques artistiques, dramatiques et littéraires (1875-1907). Edition établie, préfacée et annotée par Yann Mortelette, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 13.
[144] J.-M. Caluwé, « Poésie et description », dans Poésie et description. Sous la direction de Jean-Michel Caluwé, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises et Paris, Les Belles Lettres, Collection Annales Littéraires, n° 657, 1999, p. 31.