La Petite anthologie du Salon (1872) :
description poétique et critique chez
Léon Valade pour La Renaissance
littéraire et artistique

- Patrick Absalon
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Fig. 4. Ed. Manet, Combat du Kearsage et
de l’Alabama
, 1864

Fig. 5. E.-A. Carolus-Duran, Portrait de Madame
Sainctelette
, 1871

Fig. 6. J.-J. Henner L’Idylle, 1872

Fig. 7. A. Gilbert, d’après N. Jacquemart, Portrait
de M. Thiers
, 1872

Fig. 8. C. Corot, Souvenir de Ville-d’Avray,
entre 1869 et 1872

Fig. 9. A. Chintreuil, Pommiers et genêts en fleurs, 1872

      La description résonne ici comme un slogan : Valade prend de facto position contre le jury du Salon, qui a rejeté la toile de Courbet. Castagnary, l’ami du peintre, déclare sans détour qu’il s’agit là du « meilleur tableau du Salon de 1872 » et réagit ainsi à la controverse : « Pourquoi M. Meissonier s’est infligé à lui-même le ridicule et pourquoi il a excité les anciens jurés de la princesse Mathilde à assumer la honte de refuser la maîtresse œuvre du Salon, c’est un mystère facilement pénétrable pour ceux qui connaissent à quel degré de servitude morale l’empire de Napoléon III avait réduit les artistes » [73]. Valade traduit ailleurs le sentiment éprouvé devant les nouveautés plastiques et les singularités de composition. Le quatrain d’après le Combat du Kearsage et de l’Alabama de Manet [74] (fig. 4) démontre sa curiosité à l’égard des innovations du peintre, qui jette dans son œuvre les bases d’une destruction de l’espace plastique hérité de la Renaissance :

 

Au loin le noir combat gronde ; mais que nous font
L’azur taché de suie et les clameurs couvertes
Par ton bruit, Océan, dont les grandes eaux vertes
Roulent du haut en bas de ce cadre profond [75] !

 

      Le vers final donne l’occasion à Valade de souligner la manière personnelle de Manet dans la résolution des problèmes de perspective [76]. Sa description met en conséquence l’accent sur la composition, où se superposent haut, bas, profondeur, premier plan, arrière-plan. Castagnary note d’ailleurs que la marine « fait un peu façade » [77]. Le poète rend compte d’autres singularités encore, comme celles de Carolus-Duran, élève de Manet, dans un portrait de femme [78] aux couleurs chatoyantes (fig. 5) :

 

Dans l’éclat de son luxe aux accords querelleurs
La Femme trône ainsi qu’une reine sauvage ;
Et l’opulente chair triomphe avec tapage
Parmi le pêle-mêle avivé des couleurs [79].

 

      La transposition d’art opère ici une incursion discrète. Elle rejoint la poésie baudelairienne des correspondances, dans des vers qui font se coudoyer couleurs et sons. L’image de la femme s’en trouve métamorphosée, rappelant les portraits de fictives odalisques dépeintes comme des femmes modernes. Valade, en quelques vers, rallie l’avis de Barbey d’Aurevilly, qui voit dans ce portrait une

 

femme fauve, aux cheveux et au teint roux (mais chaudement roux), durcie encore par l’éventail rouge qu’elle tient contre sa joue, et sortant durement de cette mer de satin ardoise et de velours noir, en vagues autour d’elle ! (…) Vous verrez que cette femme, trouvée laide d’abord, a la beauté de l’énergie, la beauté d’une lionne attentive, au regard ferme, à la narine déjà crispée, et dont tout à l’heure il va, si elle se fronce, partir de la flamme [80] !

 

      Parmi les peintres dont les œuvres ont le plus encouragé la poésie, il y a Henner. L’artiste alsacien expose une Idylle au Salon de 1872 [81] (fig. 6). Le style de l’artiste est mis en valeur par Valade en ces termes :

 

Le feuillage tremble, un peu grêle encor,
Au seuil du vallon muet sous les branches :
Et voici venir des épaules blanches
De nymphes, clarté du sobre décor.

Un bassin est là, dont l’eau contenue
Mire le ciel gris monotonement ;
Et les femmes font au cristal dormant
Rêver le reflet de leur beauté nue [82].

 

      Le poète décrit la touche particulière du peintre : une matière picturale vibrant sous l’effet d’un camaïeu de bruns de laquelle surgissent les figures humaines comme des taches lumineuses : des « taches blanches dans une campagne verte », commente Paul Mantz dans la Gazette des Beaux-Arts [83]. La transposition d’art intervient chez Valade dans le troisième vers du premier quatrain par l’introduction de la locution adverbiale « Et voici venir », énoncé qui cherche à transcrire l’irruption de ces nus féminins lumineux dans l’image, mode rhétorique que le poète prolonge par la répétition de termes liés à la lumière et aux reflets.

      Le Portrait de M. Thiers [84] par Jacquemart fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse. Valade lui consacre deux quatrains :

 

De paysages encadré,
(Fine apothéose rurale !)
Monsieur Thiers dans la pastorale
Prend place de force ou de gré.

Il a six pieds, c’est la stature
Qui sied à l’homme de Pouvoir,
Et l’art du peintre se fait voir…
Tout à l’entoure de la peinture [85].

 

      Alors que Castagnary n’évoque pas la question du paysage, insistant plutôt sur le costume du personnage [86], Valade fait remarquer d’emblée sa présence. Le deuxième vers, cerné de parenthèses, rappelle à la fois le décor entourant la figure et le cadre du tableau. Dans son compte rendu du Salon au journal Le XIXe siècle, Charles Yriarte note que « l’œuvre est mal dans son cadre, la figure est trop petite ou trop grande » [87]. Valade fait à sa manière la même remarque. Négligeant le style de l’artiste, le poète préfère restituer le contexte politique du portrait et joue sur le double sens possible de sa description. Il conclut que la réussite artistique de la peintre n’est pas dans son œuvre même, mais dans les discours de circonstance portés sur elle. La transposition d’art s’aligne ici sur l’environnement social de la peinture.

      La description des atmosphères reste l’apanage des poèmes inspirés par la peinture de paysage. Une exception toutefois concerne la peinture de Corot. En s’adressant à la nature elle-même, Valade tisse le lien d’une présence-absence du peintre, à laquelle il associe le climat de l’œuvre et fait ainsi de Corot le véritable sujet de son poème :

 

Le vieux maître t’est cher entre tes familiers :
A toute heure, de l’aube à la nuit, tu l’accueilles,
O bois, lui souriant avec toutes tes feuilles
Et sur ses pas semant tes ombres par milliers.

La chaste profondeur de tes branches touffues
S’ouvre pour lui, fermée à tous profanes yeux :
Lui seul sait le secret des coins mystérieux
Où luisent des blancheurs de nymphes entrevues [88].

 

      Le Souvenir de Ville-d’Avray [89]  (fig. 8) n’est pas entièrement composé d’après nature : Corot l’a conçu en grande partie dans son atelier. Il y a fondu plusieurs niveaux de perception [90], que Valade interprète comme la mise en scène de l’invisible révélé par le peintre seul. Cette image n’est pas sans rappeler les fameuses Lettres du voyant que Rimbaud a rédigées un an plus tôt. Le poète postule enfin que son texte devienne, à l’instar du paysage de Corot, un souvenir du « vieux maître ».
      A travers la description du paysage d’Antoine Chintreuil Pommiers et genêts en fleurs [91] (fig. 9), Valade s’essaie à la restitution des atmosphères. Il dépeint la palette des nuances et des couleurs, dont use la nature même, en perpétuel mouvement. Il place l’œil du spectateur et par conséquent du lecteur au cœur des sensations colorées :

 

Toute droite, la route entre les blancs pommiers
File, poudreuse et jaune, au lointain de la plaine.
Perçant la nue épaisse avec sa chaude haleine,
Le soleil voit fleurir l’or des genêts premiers.

La brume lourde, au gré du vent qui la seconde,
Recule, déplaçant les horizons trompeurs :
Et l’on sent, sous le voile oscillant des vapeurs,
Sourdre le grand travail de la terre féconde [92].

 

      Le tableau intitulé Printemps de 1872, alliant allégorie et souvenir de la guerre de 1870, est dû au pinceau de Feyen-Perrin [93]. La notice de l’œuvre dans le livret du Salon est accompagnée d’un quatrain d’Armand Silvestre, autre Parnassien et proche ami du peintre :

 

Tout renaît. Sur nos morts, longtemps sans sépulture,
Le linceul odorant des fleurs s’est refermé,
Et le printemps revient, doux, charmant, embaumé ;
Tant nos deuils sont légers à ton âme, ô Nature [94] !

 

      Valade offre une approche plus idéelle et même emblématique du tableau, en reliant les effets picturaux au sens qui en découle :

 

Dans le pré où gronda le dur fracas des armes,
La gloire du Printemps reverdit. Si les fleurs
Sont pâles, si le ciel semble mouillé de pleurs,
C’est qu’une enfant les voit au travers de ses larmes [95].

 

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[73] J.-A. Castagnary, « Salon de 1872 », Op. cit., p. 11.
[74] Philadelphie, Philadelphia Museum of Art. E.Darragon, Manet, Paris, Citadelles, 1991, p. 217 (ill.).
[75] La Renaissance littéraire et artistique, n° 11, 6 juillet 1872, p. 87.
[76] E. Darragon, Manet, Op. cit., p. 214.
[77] J.-A. Castagnary, « Salon de 1872 », Op. cit., p. 28.
[78] Il s’agit du Portrait de Madame Sainctelette, dit La Dame rousse, Bruxelles, musées royaux des Beaux-arts de Belgique ; Carolus-Duran 1837-1917, catalogue de l’exposition, Lille, Palais des Beaux-Arts, Toulouse, musée des Augustins, Paris, Réunion des musées nationaux, 2003, n° 29, pp. 108-109.
[79] La Renaissance littéraire et artistique, n° 9, 22 juin 1872, p. 70.
[80] J. Barbey d’Aurevilly, « Le Salon de 1872 », Op. cit., pp. 271-272.
[81] Paris, musée d’Orsay.
[82] La Renaissance littéraire et artistique, n° 11, 6 juillet 1872, p. 87.
[83] P. Mantz, « Salon de 1872 », Gazette des Beaux-Arts, vol. 5, juin 1872, p. 456.
[84] Localisation inconnue. Une gravure d’A. Gilbert, conservée au musée national du Château de Compiègne, est peut-être une interprétation simplifiée du tableau de Jacquemart du Salon de 1872 (fig. 7).
[85] La Renaissance littéraire et artistique, n° 4, 18 mai 1872, p. 30.
[86] J.-A. Castagnary, « Salon de 1872 », Op. cit., pp. 9-10.
[87] Le marquis de Villemer (Ch. Yriarte), « Salon de 1872. Peinture », Le XIXe siècle, n° 218, 21 juin 1872, [p. 3].
[88] La Renaissance littéraire et artistique, n° 4, 18 mai 1872, p. 30.
[89] Nice, musée des Beaux-arts Jules-Chéret, dépôt du musée d’Orsay.
[90] V. Pomarède, « Le souvenir recomposé. Réflexions autour du thème du « souvenir » dans l’œuvre de Corot », dans Corot, un artiste et son temps, actes des colloques organisés au musée du Louvre par le Service culturel les 1er et 2 mars 1996 à Paris et par l’Académie de France à Rome, villa Médicis, le 9 mars 1996 à Rome. Sous la direction scientifique de Chiara Stefani, Vincent Pomarède et Gérard de Wallens, Paris, Klincksieck, 1998, pp. 425-446.
[91] Paris, musée d’Orsay. Brumes et rosées. Paysages d’Antoine Chintreuil 1814-1873, catalogue de l’exposition, Bourg-en-Bresse, musée de Brou, Paris, Réunion des musées nationaux, 2002, n° 39 et ill. p. 127.
[92] La Renaissance littéraire et artistique, n° 10, 29 juin 1872, p. 79.
[93] Localisation inconnue. Une gravure d’après le tableau est publiée hors-texte dans l’article de P. Mantz, « Salon de 1872 », Gazette des Beaux-Arts, t. 5, juin 1872, pp. 466-467.
[94] Livret du Salon de 1872, p. 94.
[95] La Renaissance littéraire et artistique, n° 7, 8 juin 1872, p. 55.