La Petite anthologie du Salon (1872) :
description poétique et critique chez
Léon Valade pour La Renaissance
littéraire et artistique

- Patrick Absalon
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Fig. 1. A. Mercié, David, 1872

Fig. 2. J.-B. Carpeaux, Buste de Gérôme, 1871

Fig. 3. H. Chapu, Jeanne d’Arc à Domrémy, 1870-1872

Valade au Salon

 

      Comment interpréter l’ordre d’apparition des poèmes de Valade dans la chronologie des livraisons à La Renaissance ? On constate que le poète ne suit pas l’ordre alphabétique du livret du Salon, ce qui est attendu, puisque les œuvres ne sont pas accrochées dans cet ordre. A-t-il déambulé d’une manière particulière dans l’espace de l’exposition ? Difficile de répondre à cette question, car il est fort probable que les poèmes sont rédigés de mémoire après quelques prises de notes. La disposition des œuvres quant à elle, sans archives précises décrivant la muséographie du Salon, nous reste inconnue. On sait cependant, grâce à des entrefilets dans des journaux, que certaines œuvres sont installées stratégiquement, comme par exemple le Portrait de M. Thiers par Nélie Jacquemart, qui est déplacé d’une salle en fin de parcours à l’entrée de l’exposition, plus précisément en face de la montée d’escalier. On apprend également que le Salon de 1872 met un terme à l’accrochage au touche-touche. Les sculptures occupent un vaste espace, un peu à l’écart du Salon, que les organisateurs aménagent en jardin, rappelant ainsi l’une des destinations de la sculpture qui est d’agrémenter l’espace public. Certains critiques commentent toutefois l’organisation et la succession des œuvres dans les salles, brocardant au passage l’administration du Salon.
      Malgré ces hésitations, on peut penser que le poète a quelque motivation cachée en publiant, dans sa première livraison, des poèmes d’après les œuvres de Jacquemart, Camille Corot, Hippolyte Moulin et Antoine Vollon [50]. Le Portrait de M. Thiers est le premier tableau dont parle Valade, Troisième République oblige ; un paysage de Corot fait suite, comme pour informer le lectorat de la survivance de la tradition paysagiste française, où se mêlent rêve et réalité ; puis Valade propose deux quatrains inspirés par la sculpture de Moulin Victoria, Mors, figure allégorique évoquant la guerre [51] ; enfin, le tableau de Vollon [52] Le Jour de l’An, permet au poète une digression sur le théâtre, dans laquelle il fustige Francisque Sarcey, critique très influent, auquel s’oppose, d’un point de vue esthétique, le poète parnassien. La publication de ces quatre poèmes réunis n’est vraisemblablement pas le fruit du hasard.
      On l’a dit, le poète opère un libre choix parmi le millier d’artistes en présence. Il ne s’intéresse guère, par exemple, aux œuvres exposées par les membres du jury : ils ne sont que cinq à retenir son attention (Baudry, Breton, Dubufe, Puvis de Chavannes et Carpeaux). On peut supposer également que son œil préfère s’attarder sur les artistes qu’il connaît déjà, ou sur ceux qui fréquentent les cénacles littéraires. Mais la sélection résulte probablement d’autres facteurs, dont certains relèvent du bon sens, comme le fait qu’il est difficile de tout voir au Salon [53]. Il faut noter que la sculpture n’est complètement pas négligée : treize poèmes ont pour origine la contemplation de statues. Par ailleurs, Aicard se charge de commenter et de mentionner un nombre beaucoup plus important d’œuvres et d’artistes dans ses articles [54], ce qui permet sans doute à Valade d’effectuer des choix plus personnels. Néanmoins, il passe à côté de célébrités, parmi lesquelles les peintres Thomas Couture et William Bouguereau, les sculpteurs Antoine Etex, Alexandre Falguière et Emmanuel Frémiet. Il ne se laisse pas inspirer non plus par les paysages d’Emmanuel Lansyer, ami intime de José-Maria de Heredia, ni par les bustes de Gautier par Adolphe Mégret et de Banville par Eugène Guerlain. Valade porte son regard sur des thèmes particuliers, au sein desquels prédomine celui de la femme. Le poète demeure préoccupé par cette image. En effet, plus de la moitié des poèmes donnent à voir l’altérité féminine, revêtue de costumes très divers [55] : elle est un portrait moderne ou ancien, une figure religieuse ou allégorique, un nu naturaliste ou oriental, une femme moderne ou légendaire. A la suite de Baudelaire et de Gautier, Valade apporte ainsi sa contribution au topos romantique de la femme comme objet scopique, retour en creux du sacré dans l’intime [56].

 

Les descriptions poétiques

 

      La brièveté des poèmes détermine une description particulière : le poète organise en conséquence son texte en renonçant à décrire certains éléments picturaux, thématiques ou iconographiques. Valade décide de mettre en avant sa subjectivité. Il adopte en outre un point de vue différent pour décrire une statue. Les poèmes inspirés par des sculptures montrent que l’objet a autant de valeur que l’image représentée [57]. Tout se passe comme si le contact avec l’œuvre devenait plus tangible, plus physique : l’ekphrasis s’appuie alors sur les notions de matière, de masse, de ligne et de contour, parfois sur le savoir-faire du sculpteur. Seule la description du plâtre du David d’Antonin Mercié échappe au contexte matériel (fig. 1) :

 

Le sang du Goliath stupide a rougi l’herbe :
Et remettant son glaive au fourreau, le vainqueur
Sent fuir au même instant le courroux de son cœur
Et sourit de nouveau, tranquille, doux, superbe [58].

 

      Ce quatrain pourrait être écrit d’après une peinture. Valade met l’accent au premier vers sur la couleur rouge, absente de l’œuvre. Les raisons de cette appropriation du sujet, en l’occurrence le mythe, s’expliquent peut-être par sa fréquence dans l’histoire de l’art. Mercié en réalise le plâtre à la Villa Médicis et l’expédie à Paris comme envoi de première année [59]. Ce David est par conséquent une interprétation traditionnelle et séduisante du thème maintes fois montré, dans la lignée de la sculpture néo-florentine. Castagnary et Barbey d’Aurevilly parlent tous deux de « lieu commun » et de « rengaine » [60]. Si le premier est admiratif, le second rejette la sculpture : « En peinture, comme en sculpture, on en a assez abusé ! » [61] Valade se libère donc du support pour aborder le thème uniquement. Dans le cas du poème qu’il consacre à Sélika, sculpture de l’artiste milanais Pietro Calvi [62], Valade s’intéresse à la fois à la représentation et à sa matérialité :

 

Drapant ta noirceur dans la blanche laine
Et lascive ainsi qu’un bel animal,
Tu t’épanouis sans songer à mal,
Comme le moka dans la porcelaine.

Grâce noire ! ô jeune Hébé de couleur !
Le rire a gonflé ta belle poitrine :
Si tu tiens des dieux cette ample narine,
C’est pour mieux humer un parfum de fleur [63].

 

      Cette œuvre est un buste polychrome, dont Valade semble ignorer la source. Elle met en image non pas l’extase voluptueuse d’une Orientale, mais le suicide de l’amante de Vasco de Gama, événement extrait de l’opéra de Meyerbeer L’Africaine, datant de 1865. La polychromie du buste, composé de marbre blanc et de bronze [64], permet au poète de jouer sur l’opposition des couleurs et des matières [65], mais aussi sur leur métamorphose imaginaire. Valade renchérit, par contraste, sur l’analogie des matières pour mieux souligner la présence illusionniste de la vie. Il en est ainsi également du poème qu’il rédige d’après le Buste de Gérôme par Carpeaux [66] (fig. 2) :

 

Tel un Klephte sous les étoiles
Fier et libre, – vit dans l’airain
Pétri d’un pouce souverain
Gérôme, le lécheur de toiles [67].

 

      Au cœur du quatrain s’immisce précisément ce rapport au naturalisme qui donne le sentiment de la vie. La sculpture est à l’origine une pâte, que l’artiste a « pétri[e] » comme un dieu de l’art, un Pygmalion moderne [68]. Aux descriptions relatives à la différenciation entre objet-peinture et objet-sculpture s’ajoutent celles qui rendent compte de l’œuvre pour mieux parler du peintre ou du sculpteur. Le quatrain d’après le Buste de Gérôme en est un bon exemple. L’ekphrasis prend ici le ton de la critique d’art en abordant, au-delà de l’œuvre elle-même, les styles respectifs des artistes. Gérôme est un « lécheur de toiles », tirade péjorative, marquée du sceau du discours ambiant. Sa personnalité artistique est ainsi opposée à celle de Carpeaux, le dernier des grands sculpteurs romantiques. La question de la tension entre nature et idéal en sculpture est récurrente dans la critique d’art de l’époque, qui s’évertue de fait, comme Valade, à comparer l’art du peintre et l’art du sculpteur. L’historien et critique d’art Henry Jouin trouve la raison de cette distinction dans le choix restreint des sujets ; il écrit : « Si le sculpteur n’est pas libre de chercher ses inspirations sur tous les points de la nature, il lui reste l’homme. (…) C’est dans l’étude de l’homme qu’il va découvrir cette beauté spirituelle, terme dernier de l’art » [69]. Valade, dans le quatrain qu’il compose d’après le marbre d’Henri Chapu Jeanne d’Arc à Domrémy [70] (fig. 3), traduit ainsi dans le dernier vers l’antagonisme du réel et de l’idée qui semble contraindre la sculpture :

 

Les saintes sont ainsi, douces : leur destinée
Est de lever les mains au ciel et de prier :
Mais la bonne Lorraine eut le cœur d’un guerrier,
Et l’art aimable l’a peut-être efféminée [71].

 

      A de nombreux endroits, Valade livre en quelques mots son opinion sur les artistes qu’il admire et sur ceux qui, selon lui, incarnent la nouveauté et la modernité. Par ce biais, le poète recadre sa poésie descriptive dans une adresse plus polémique, inséparable du travail de critique. Les vers les plus emblématiques de cette démarche sont ceux qu’il écrit d’après un tableau qui n’est pas exposé au Salon, la Femme couchée de Courbet :

 

Nue à faire pâmer Tartufe,
Dors sur ta couche sans rideaux,
Belle fille ! et tourne le dos
A Meissonier comme à Dubufe [72].

 

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[50] La Renaissance littéraire et artistique, n° 4, 18 mai 1872, pp. 30-31.
[51] Dépôt de l’Etat à la mairie de Rambouillet ; à noter que cette sculpture connaît un grand succès au Salon. Elle est immédiatement reproduite par L’Illustration, 1er semestre, 1872, p. 395. Moulin est un familier du milieu parnassien : il expose notamment au Salon de 1865 un buste de Leconte de Lisle.
[52] Peintre lyonnais, dont Pierre Véron fait l’éloge dans Les Coulisses artistiques, Paris, E. Dentu, 1876, pp. 67-77.
[53] R. Wrigley, « Au Salon ou les ennuis de la description », dans La Description de l’œuvre d’art : du modèle classique aux variations contemporaines, Op. cit., pp. 141-152.
[54] Certaines œuvres sont par ailleurs communes aux deux comptes rendus.
[55] Vingt-cinq poèmes, auxquels il faut ajouter deux poèmes qui se rapprochent très nettement du thème, sont suggérés par des images de la femme.
[56] N. Arambasin, La Conception du sacré dans la critique d’art en Europe entre 1880 et 1914, Genève, Droz, 1996, p. 121.
[57] C. Barbillon et S. Mouquin, Ecrire la sculpture. De l’Antiquité à Louise Bourgeois, Paris, Citadelles et Mazenod, 2011, pp. 13-14. From Rodin to Giacometti. Sculpture and Literature in France 1880-1950. Edited by Keith Aspley, Elizabeth Cowling, Peter Sharratt, Amsterdam, Rodopi, 2000 [Studies in Comparative Literature, 21]
[58] La Renaissance littéraire et artistique, n° 12, 13 juillet 1872, p. 95.
[59] Maestà di Roma. D’Ingres à Degas. Les artistes français à Rome, catalogue de l’exposition, Rome, Villa Médicis, 2003, n° 195, p. 517. Un bronze du David est conservé au musée d’Orsay.
[60] J.-A. Castagnary, « Salon de 1872 », Op. cit., p. 39 ; J. Barbey d’Aurevilly, « Le Salon de 1872 », dans Les Œuvres et les hommes. Sensations d’art, Paris, L. Frinzine et Cie, 1886, p. 245.
[61] Ibid.
[62] S. Richemond, Les Orientalistes. Dictionnaire des sculpteurs, XIXe-XXe siècles, Paris, Les Editions de l’Amateur, 2008, pp. 58-59.
[63] La Renaissance littéraire et artistique, n° 6, 1er juin 1872, pp. 46-47.
[64] La polychromie est une pratique relativement courante sous le Second Empire. Le sculpteur Charles Cordier en est l’un des précurseurs ; A. Le Normand-Romain et J.-L. Olivié, « La polychromie », dans La Sculpture française au XIXe siècle, catalogue de l’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Ed. de la RMN, 1986, pp. 148-159.
[65] Ce que note aussi Léonce Dubosc de Pesquidoux à l’Exposition universelle de 1878, où est exposé le buste dans la section italienne. Calvi y montre en pendant un Othello : « Othello et Sélika, bustes en bronze, de M. Calvi (…) enveloppés de voiles blancs qui font valoir leur teint, brillent l’un et l’autre par la puissance du rendu et le relief des contrastes » (L. Dubosc de Pesquidoux, L’Art au dix-neuvième siècle (Première série). L’Art dans les deux mondes. Peinture et sculpture (1878), 2 volumes, Paris, Plon, 1881, t. 1, p. 557).
[66] Paris, Ecole nationale supérieure des beaux-arts. E. Chesneau, Le Statuaire J.-B. Carpeaux. Sa vie et son œuvre, Paris, A. Quantin, 1880, p. 137 et p. 139 (ill.).
[67] La Renaissance littéraire et artistique, n° 10, 29 juin 1872, p. 79.
[68] Analogie mythologique et classique que propose Chesneau, Le Statuaire J.-B. Carpeaux. Sa vie et son œuvre, Op. cit., p. 144.
[69] H. Jouin, La Sculpture en Europe – 1878 – Précédé d’une conférence sur le génie de l’art plastique, Paris, E. Plon et Cie, 1879, pp. 12-13.
[70] Paris, musée d’Orsay.
[71] La Renaissance littéraire et artistique, n° 7, 8 juin 1872, p. 55. L’auteur a souligné.
[72] La Renaissance littéraire et artistique, n° 8, 15 juin 1872, p. 63.