La Petite anthologie du Salon (1872) :
description poétique et critique chez
Léon Valade pour La Renaissance
littéraire et artistique

- Patrick Absalon
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      La Petite anthologie du Salon signale d’emblée la volonté de donner à lire un ensemble de textes comme un florilège d’œuvres choisies et probablement, selon le poète, signifiantes. Le titre fait écho à l’Anthologie grecque [23], bien connue des Parnassiens, en particulier les plus hellénistes d’entre eux, auxquels n’appartient pas toutefois Valade. Cette somme littéraire antique réunit des morceaux d’époques différentes, mais compose un ensemble cohérent. Les poèmes de Valade en rappellent certaines formes, en particulier celle de l’épigramme [24] ; ils sont relativement courts et composés pour la plupart de quatrains [25]. Leur brièveté dénote l’intention rhétorique et classique de l’hypotypose : l’ekphrasis s’empare des éléments les plus spectaculaires et les plus pittoresques au sein de l’œuvre, pour restituer dans le discours des effets accrocheurs, auxquels le lecteur sera sensible. Truffier rappelle dans une conférence donnée à Bordeaux en 1904 ce que Blémont dit fort justement du poète : « Léon Valade fut plus qu’un exquis poète miniaturiste, (…) il fut un délicat hanté de hautes conceptions. Son cœur fut un instrument si précis qu’il put enregistrer les impressions les plus fugitives » [26]. La « miniature » du poème rédigé plus ou moins rapidement remplit ainsi la fonction de témoin d’impressions « fugitives » ressenties devant l’œuvre d’art, lesquelles sont fixées dans l’écriture et deviennent en conséquence leur propre mémoire. Parmi les quarante-huit poèmes de Valade, un seul est composé de trois quatrains : il s’agit de celui qui s’inspire du célèbre tableau d’Henri Fantin-Latour, le Coin de table [27]. Ce chef-d’œuvre représente un groupe d’écrivains, dans lequel figurent en bonne place, entre autres, Verlaine, Rimbaud, Aicard, Blémont et Valade lui-même.
      Chaque poème de Valade, à l’instar du livret du Salon, reprend le titre de l’œuvre, le nom de son auteur et, c’est notable, le numéro d’ordre du tableau ou de la sculpture. Ce dernier détail a son importance et même une double valeur : il crée un lien direct entre l’exposition et le texte, de même qu’il vient certifier la démarche journalistique de Valade. Dans cette optique, il convient également de poser la question du choix du pseudonyme : Silvius, ou Sylvius [28]. Hormis le fait qu’il s’agit là d’une posture relativement courante dans les revues du XIXe siècle, elle n’est pas sans annoncer la proximité du caricaturiste, voire du polémiste. On peut également formuler l’hypothèse que Valade emprunte ce nom précis, à consonance latine, dans le but de rendre un hommage plus ou moins appuyé à Edmond Texier, écrivain et polygraphe prolifique, jadis rédacteur en chef de L’Illustration, lequel Texier publie un ouvrage humoristique titré Physiologie du poëte sous le pseudonyme de Sylvius en 1842, agrémenté d’illustrations savoureuses d’Honoré Daumier [29]. Ce recueil de portraits-charges de poètes, « races » vivantes ou éteintes, apporte un sens nouveau au Coin de table commenté par Valade. On y reviendra.
      La poésie parnassienne est couramment qualifiée de descriptive [30] ; Valade est d’ailleurs moqué par Barbey d’Aurevilly en ces termes : « Descriptif et Banvillien, voulant devenir Naïade, désir si vrai d’un poëte du dix-neuvième siècle ! » [31] Elle est attentive à la tradition du vers français et emprunte à de multiples sources. Si « doctrine parnassienne » [32] il y a, le terme d’« école » n’est à employer qu’au titre d’une identité littéraire globale [33], car les poètes qui écrivent sous la coupe du Parnasse font montre de personnalités très diverses, parfois opposées. Une nouvelle génération de poètes s’exprime ainsi dans de nombreuses revues et dans des recueils comme le Parnasse contemporain, publiés par Lemerre entre 1866 et 1876. Une utopie semble marquer la poésie parnassienne : unir symboliquement le métier de poète à celui de peintre ou de sculpteur. Gautier en pose quelques jalons en 1856 : « notre plus grand plaisir a été de transporter dans notre art à nous, monuments, fresques, tableaux, statues, bas-reliefs, au risque souvent de forcer la langue et changer le dictionnaire en palette » [34].
      Valade restitue la matérialité de l’œuvre pour donner non seulement à voir, mais aussi à penser. Son objectif littéraire s’oppose dès lors à la mise en garde d’Aicard, lisible aux premières pages de La Renaissance :

 

Certes, idéaliser la nature, ce n’est point supprimer la matière comme l’ont paru croire les Ary Scheffer. Singulière rêverie de peintre que de prendre pour modèles des abstractions !
Cela est du pouvoir de la littérature. Les Ary Scheffer déplacent le point central de leur art.
La peinture ou la statuaire n’a point pour but principal la pensée ou l’harmonie (…) ; la musique ne doit pas s’attacher à peindre ou à penser en dépit de l’aveugle qui, interrogé sur l’idée qu’il se faisait de l’écarlate, répondit : « C’est un coup de clairon ; » la littérature ne doit pas décrire et dépeindre comme on peint ou comme on sculpte. Tout déplacement du but principal de chacun des arts est une erreur [35].

 

      En dépit des avertissements d’Aicard, force est de constater que peinture et littérature entretiennent des relations privilégiées à cette époque [36]. La thèse de Dalançon en montre de parfaits exemples pour la période de 1869 à 1885. Le chercheur a rassemblé quelque huit cent vingt-et-un poèmes inspirés par des tableaux [37]. L’artiste qui a le plus stimulé la poésie n’est pas Gustave Moreau, peintre « littéraire » par essence [38], mais Augustin Feyen-Perrin, suivi de près par Jean-Jacques Henner et Jules Breton. Ces artistes misent principalement sur une poétique des atmosphères, des scènes anodines et des paysages, genres « muets » prédisposés à la création littéraire et à la description d’art. Valade est davantage séduit quant à lui par les images dont l’idée maîtresse est visiblement très proche de celle que Gautier développe au long des Emaux et Camées et qui apparaît aux premiers vers du recueil : le thème du « Poëme de la femme » [39].

 

Le Salon de 1872

 

      Le contexte politique et social d’après les événements de 1870 et de 1871 augure des changements profonds dans le fonctionnement et l’organisation du premier Salon de la Troisième République [40]. Le public s’attend à y trouver les souvenirs des drames qui ont frappé récemment le pays [41]. Bien qu’il y ait de nombreuses œuvres rappelant la guerre franco-prussienne ou la Commune, les journalistes paraissent lassés de n’y découvrir que des peintures ou des sculptures pompier et académiques ; Jules-Antoine Castagnary est de ceux-là : « ce malheureux Salon de 1872 (…) [qui] devait avoir forcément une physionomie originale et saisissante, est absolument dépouillé d’intérêt » [42]. Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts, a la main mise sur les conditions d’exposition. Les artistes sont soumis au jugement sévère d’un jury élu [43] et n’ont le droit de présenter que deux œuvres [44]. Gustave Courbet est la victime la plus célèbre de l’intransigeance du jury : il est rejeté non pas pour des raisons esthétiques, mais pour des raisons politiques. Le peintre, à peine sorti des geôles de Sainte-Pélagie, se voit en effet refuser une Femme nue couchée et une Nature morte. Accusé à tort d’avoir participé au déboulonnement de la colonne Vendôme, il doit se résoudre à exposer ses nouvelles toiles – en réalité exécutées l’une lors d’un séjour à Munich en 1869, l’autre en prison en 1871 [45] – dans son atelier, comme il l’a fait quelques années plus tôt. Auguste Renoir n’obtient pas non plus l’agrément du jury.
      Le livret du Salon donne la liste des vingt jurés à élire pour la section de peinture. Les cent trente-huit votants élisent ainsi Paul Baudry, Léon Bonnat, Isidore Pils, Gustave Brion, Ernest Meissonier, Jules Breton, Elie Delaunay, Tony Robert-Fleury, Louis Cabat, Philippe Rousseau, Eugène Fromentin, Charles Jalabert [46]. En sculpture, douze jurés sont à élire. Les cinquante-deux votants donnent leur voix à Eugène Guillaume, Paul Dubois, Antoine Barye, Jean-Joseph Perraud [47]. L’examen du catalogue fournit une idée générale des thèmes et des genres les plus représentés. Sur les deux mille soixante-sept titres exposés (peinture, aquarelle, dessin, sculpture, architecture, estampe, médaille), la peinture fait une place importante aux paysages, scènes de genre et portraits, thèmes qui correspondent le mieux au goût du public que les tableaux à sujets religieux, historiques et mythologiques [48]. Ce fait est également observé en sculpture : le portrait totalise la moitié des œuvres exposées, très loin devant les figures allégoriques.
      Le Salon demeure le lieu des combats esthétiques : s’il s’est érigé en temple de la tradition, les innovations n’en sont pas totalement écartées puisqu’Eugène Boudin et Edouard Manet y exposent, tandis que l’impressionnisme, avant même l’exposition chez Nadar qui donne officiellement naissance au mouvement (1874), y fait une percée. Ces luttes sont relayées par la presse, tandis que la critique d’art, en tant que mode littéraire, atteint son apogée. A cette date néanmoins, Baudelaire n’est plus et Gautier est très affaibli. Son dernier « Salon » est publié dans Le Bien public en 1872. Mais dans un numéro de L’Illustration de la même année, l’écrivain, reclus dans sa maison de Neuilly, propose un discours général sur l’art à l’exposition, seul véritable vitrine dont dispose l’artiste pour faire connaître son travail. Gautier cherche visiblement l’apaisement après 1871, arguant l’idée qu’il est indispensable de laisser l’extravagance de la jeunesse s’exprimer. Cependant, le jury d’un Salon a parfois raison, nous dit-il, de refuser des œuvres qui sortent de « la syntaxe et de la grammaire de l’art ». En revanche, et sans doute fait-il ici référence à Courbet, considère-t-il le choix de la « laideur » comme idée à peindre parfaitement permise, puisque « la laideur ne nuit pas, – l’horrible est beau, – le beau est horrible ! » [49]

 

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sommaire

[23] L’Anthologie grecque est rééditée chez Hachette en 1863. Elle contient une somme importante d’épigrammes descriptives.
[24] Une série de poèmes inédits conservés à la bibliothèque municipale de Bordeaux est intitulée Epigrammes (Ms 1644, folio 35).
[25] Trente-et-un poèmes sont composés d’un seul quatrain ; douze poèmes de deux quatrains ; un poème de trois quatrains (le Coin de table). On trouve aussi deux sixains, un dixain et enfin un triolet.
[26] J. Truffier, Léon Valade. Conférence faite au Grand Théâtre de Bordeaux, le 3 juin 1904, Paris, A. Lemerre, 1904, p. 4. L’auteur a souligné.
[27] Paris, musée d’Orsay.
[28] On peut penser qu’en vérité l’orthographe du pseudonyme Silvius est la conséquence d’une coquille d’imprimerie.
[29] E. A. Texier, Physiologie du poëte, Paris, J. Laisné, 1842.
[30] Jules Laforgue parle des poèmes du Parnasse comme relevant d’une « psychologie descriptive et didactique » : « Fragments sur Mallarmé », dans Mélanges posthumes. Pensées et paradoxes – Pierrot fumiste – Notes sur la femme – L’Art impressionniste – L’Art en Allemagne (1903). Présentation de Philippe Bonnefis, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 128.
[31] J. Barbey d’Aurevilly, « Les trente-sept médaillonnets du Parnasse contemporain », Le Nain jaune, 7 novembre 1866, repris dans Articles inédits (1852-1884), publiés par André Hirschi et Jacques Petit, Paris, Les Belles Lettres [Annales littéraires de l’Université de Besançon, 138], 1972, p. 146. L’auteur a souligné.
[32] F. Vincent, Les Parnassiens. Esthétique de l’Ecole. Les Œuvres et les hommes, Paris, Gabriel Beauchesne et ses fils, 1933, pp. 28-82.
[33] G. Kahn, « Le Parnasse et l’Esthétique parnassienne », dans Symbolistes et Décadents, Paris, L. Vanier, 1902, pp. 343-380 ; Valade est mentionné p. 376.
[34] Th. Gautier, « Introduction », L’Artiste, 14 décembre 1856, p. 4.
[35] J. Aicard, « Les idéalistes – Les réalistes », La Renaissance littéraire et artistique, n° 2, 4 mai 1872, p. 11.
[36] N. Valazza, Crise de la plume et souveraineté du pinceau. Ecrire la peinture de Diderot à Proust, Paris, Classiques Garnier, 2013.
[37] J. Dalançon, Poésie et peinture, des « Fêtes galantes » de Verlaine aux « Complaintes » de Laforgue (1869-1885), Op. cit., vol. 3, annexe II.
[38] P. Cooke, Gustave Moreau et les arts jumeaux : peinture et littérature au dix-neuvième siècle, Berne, P. Lang, 2003.
[39] Th. Gautier, Emaux et Camées, édition de Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, Collection Poésie, 1981, pp. 29-31.
[40] C. R. Baldwin, « The Salon of ’72‘ », ARTnews, mai 1972, pp. 20-23 et pp. 62-63.
[41] D. Lobstein, « 1872 : un Salon désarmé ? », 48/14. La revue du musée d’Orsay, n° 10, 2000, pp. 84-93 ; du même auteur, Les Salons du XIXe siècle : Paris, capitale des arts, Paris, La Martinière, 2006, pp. 201-205.
[42] J.-A. Castagnary, « Salon de 1872 », dans Salons (1872-1879). Avec une préface d’Eugène Spuller, 2 volumes, Paris, Charpentier, 1892, t. 2, p. 6.
[43] Une modification importante est apportée au règlement : les membres du jury sont dorénavant eux-mêmes artistes.
[44] Le Salon de 1872 diffère en cela du premier Salon de la Deuxième République en 1848, qui a permis à tous les artistes d’exposer autant d’œuvres qu’ils le souhaitaient. Mais il faut noter que la restriction du nombre d’œuvres est aussi due au fait que la surface d’exposition au palais est réduite cette année-là, les locaux étant en partie occupés par un ministère.
[45] P. Courthion, Tout l’œuvre peint de Courbet, Paris, Flammarion, 1987 : La Dame de Munich (ou Femme nue couchée), n° 705, localisation inconnue ; Les Pommes, n° 774, Munich, Neue Pinakothek.
[46] Liste des membres du jury ayant obtenu plus de 100 voix.
[47] Liste des sculpteurs ayant obtenu plus de 30 voix.
[48] Pour Castagnary, les vraies raisons sont ailleurs : « Une conquête du bon sens et du goût qu’il ne faut pas manquer d’enregistrer, c’est la diminution croissante, nous pourrions dire la presque disparition des tableaux mythologiques et religieux. Le Calvaire et l’Olympe reculent également » (« Salon de 1872 », Op. cit., p. 20).
[49] Th. Gautier, « Salon de 1872. Ceux qui seront connus », L’Illustration, 1er semestre, 1872, p. 358.