La Petite anthologie du Salon (1872) :
description poétique et critique chez
Léon Valade pour La Renaissance
littéraire et artistique

- Patrick Absalon
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Fig. 10. H. Fantin-Latour, Un Coin de table, 1872

      Silvestre commente ailleurs l’art du peintre : « On a tant abusé du mot poésie appliqué à d’autres sujets que les ouvrages en vers, que j’hésite à dire que ce talent est particulièrement poétique. Le mot ne me satisfait pas, mais nul autre ne rend cependant mieux ma pensée. Je veux dire par là que l’idéal est au fond de cet œuvre déjà considérable où les qualités plastiques ont toujours servi à l’expression d’une pensée » [96]. Véron ne dit rien d’autre dans ses Coulisses artistiques, démontrant, tout comme Silvestre, la vacuité qu’il y aurait à vouloir séparer image et texte poétique : « Le charme saisissant de ses tableaux, c’est par-dessus tout la vague mélancolie, le sentiment trouvé sans être cherché, l’accent qui pénètre ; c’est, quoique notre ami Théodore de Banville proteste contre l’assimilation, l’alliance fraternelle de la peinture et de la poésie ; de la peinture qui passe par les yeux pour aller au-delà chercher la pensée » [97].

      La brièveté des épigrammes poétiques et descriptives autorise l’introduction du ton ironique [98]. L’humour, qui se dégage en particulier des vers de chute, sous-tend une ekphrasis spéculative qui met l’accent sur l’hiatus entre l’idée de l’œuvre d’art sacralisée et la poésie journalistique, voire anecdotique, qui en émane. Le tableau et la sculpture, décrits par une plume amusée, perdent peu à peu leur qualité d’objets vénérables. Le poète en retire quelque profit, dont le parti pris invite le lecteur à le suivre dans cette voie. Il s’agit aussi pour Valade de confirmer la place innovante que compte occuper la revue dans le champ de l’avant-garde littéraire, car la critique d’art n’a pas la même teneur, ni la même forme selon le lieu d’où elle parle [99]. Le poème contient en conséquence le style propre de l’auteur qui, par ce biais, livre les éléments d’une critique personnelle [100].
      L’ironie de Barbey d’Aurevilly, qui consacre de longues pages au Salon de 1872 [101], est présente à chaque instant dans ses propos de critique d’art. L’écrivain fait part de son attachement à une libre expression, feignant son « ignorance » [102] de l’art, pour sans doute mieux faire accepter son approche sensible et littéraire [103] des œuvres. Ses railleries, souvent abruptes, n’épargnent pas même les œuvres qu’il apprécie. Dans ce cas précis, il crée fréquemment une digression dans son discours, qui critique alors l’histoire et la pratique de l’art, voire le public. Il note ainsi, à propos d’une sculpture de Ludovic Durand, Histrio : « cette simplicité d’un corps nud, qu’un bêtat plus ou moins pédant appellerait peut-être une Académie. Une Académie, c’est un monsieur tout nud qui fait le beau, voilà tout [104] ! » Valade use également d’ironie pour composer ses vers. On peut en déceler les piques dans beaucoup de poèmes déjà cités. Pour l’exemple, voici celui qu’il écrit d’après le tableau de Dubufe Medjé [105] :

 

Nourrie en un sérail, ton œil nous certifie
Que de Paris-Bréda tu connais les détours,
Belle Medjé ! facile hôtesse des amours,
Perfection de la chromolithographie [106] !

 

      Le portrait de cette Orientale, dont la source est une chanson de Jules Barbier mise en musique par Charles Gounod, est accroché aux cimaises du Salon à proximité de La Dame rousse de Carolus-Duran – cette information nous est donnée par Barbey d’Aurevilly, qui en profite pour qualifier les deux artistes, très attachés à la représentation naturaliste des costumes, d’« étoffiers » [107]. Valade fait ici la distinction entre le cliché rappelant la réalité les lupanars, l’orientalisme de boulevard et le tableau, trop parfait pour être vrai. Cette idée d’image illusionniste, voire mensongère, proche de la photographie et qui ne brille que par sa technique picturale, se lit également dans la critique de Barbey d’Aurevilly : « Bien entendu que cette Odalisque est turque comme moi. C’est une odalisque de France, qui prend l’air pensif des odalisques de comptoir, quand on les regarde, en prenant un café qui n’est pas turc non plus » [108]. Mais l’ironie la plus remarquable est celle qui transparaît dans le poème d’après le Coin de table [109] de Fantin-Latour, œuvre que ne commente pas Barbey d’Aurevilly, peu attiré par l’art des Parnassiens.

 

Le Coin de table, une « apothéose parnassienne » [110] (fig. 10)

 

      Le poème composé de trois quatrains que Valade consacre au tableau de Fantin-Latour est le plus long de la série. Il se rapproche par son format du sonnet et s’impose tout naturellement dans la revue comme un texte clé. Le portrait de groupe met en scène des poètes et des écrivains parmi lesquels se trouvent les fondateurs de La Renaissance [111]. Jean de Maupassant, bibliothécaire de la ville de Bordeaux et l’un des premiers biographes de Valade, en donne une description :

 

Paul Verlaine est placé tout à gauche dans cette peinture ; ensuite vient Arthur Rimbaud. Léon Valade, vu de face, les bras croisés dans une attitude méditative, porte un bouquet de violettes à la boutonnière. Ernest d’Hervilly, coiffé d’un béret, tient une longue pipe et de l’autre main feuillette un livre. A droite, on voit Camille Pelletan derrière lequel est une gravure encadrée. Les personnages debout sont Pierre Elzéar, vu de profil et portant un chapeau haut de forme, Emile Blémont, la main dans l’échancrure du gilet, et Jean Aicard, de face. Tout à droite, à coté de Camille Pelletan, Albert Mérat devait être représenté, mais il refusa de se laisser peindre dans le même groupe que Verlaine et Rimbaud pour qui il ressentait alors un certain éloignement. Fantin-Latour métamorphosa le poète en fleur et peignit à sa place un grand géranium blanc [112].

 

      L’histoire de ce tableau est assez complexe [113]. Elle intervient dans la série des portraits collectifs initiée par le peintre au mitan des années 1860 [114], qui puisent aux modèles de la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Dans une lettre datée du 30 décembre 1871 adressée au peintre allemand Otto Scholderer, qui a posé pour L’Atelier aux Batignolles (hommage à Manet) [115], Fantin-Latour écrit :

 

J’ai un grand projet, c’est de faire un tableau comme celui de l’Hommage à Delacroix [116], la différence est que les personnages du premier plan seront autour d’une table, à la fin d’un dîner ; à la place du portrait de Delacroix, ce sera celui de Baudelaire ; autour seront de jeunes poètes [117].

 

      Le peintre serait un adepte du « groupisme » [118] selon Pelletan, qui invente pour la circonstance ce néologisme. Les personnages sont silhouettés indépendamment, puis placés sur la toile pour la composition finale, de laquelle disparaît l’effigie de Baudelaire. Si les fondateurs de la revue sont debout et dominent la scène, l’histoire conserve surtout le souvenir des Verlaine et Rimbaud peints à l’extrême gauche. C’est Valade d’ailleurs qui introduit Rimbaud dans le cercle des Vilains Bonshommes en 1871 [119]. Tous sont subjugués par le talent précoce du jeune homme. Mais les frasques rimbaldiennes en agacent quelques-uns [120], dont Mérat, qui refuse pour cette raison de poser pour le Coin de table [121] : le peintre remplace sa figure par un vase de fleurs.

 

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[96] A. Silvestre, « Feyen-Perrin », dans Les Chefs-d’œuvre d’art au Luxembourg, Paris, Ludovic Baschet, 1881, p. 102. L’auteur a souligné.
[97] P. Véron, Les Coulisses artistiques, Op. cit., p. 48.
[98] Ph. Hamon, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, p. 47.
[99] D. Gamboni, « Propositions pour l’étude de la critique d’art du XIXe siècle », Romantisme, n° 71, 1991, pp. 9-17.
[100] B. Vouilloux, « Le style dans les discours sur l’art : une notion critique ? », dans L’Invention de la critique d’art, actes du colloque international, sous la direction de Pierre-Henry Frangne et de Jean-Marc Poinsot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, pp. 31-59.
[101] J. Petit, « La sensibilité aurevillienne dans le Salon de 1872 », La Revue des Lettres modernes, n° 285-289, 1972, pp. 29-36.
[102] J. Barbey d’Aurevilly, « Le Salon de 1872 », Op. cit., p. 205.
[103] Ph. Berthier, « Barbey d’Aurevilly et la critique d’art », La Revue des Lettres modernes, n° 285-289, 1972, pp. 7-27 ; F. Marro, « Barbey d’Aurevilly, un ’ignorant au Salon‘ », dans La littérature d’art : entre critique et création, Joëlle Prungnaud (éd.), Villeneuve-d’Ascq, Ed. du Conseil scientifique de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2010, pp. 77-89.
[104] J. Barbey d’Aurevilly, « Le Salon de 1872 », Op. cit., p. 239. L’auteur a souligné.
[105] Tableau non localisé. Passé en vente publique chez Christie’s à Londres le 30 novembre 1990, n° 72.
[106] La Renaissance littéraire et artistique, n° 6, 1er juin 1872, p. 46.
[107] J. Barbey d’Aurevilly, « Le Salon de 1872 », Op. cit., p. 273 et p. 294.
[108] Ibid., p. 273.
[109] Paris, musée d’Orsay.
[110] E. et J. de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire. Texte intégral établi et annoté par Robert Ricatte, 4 volumes, Paris, Fasquelle/Flammarion, 1956, t. II, année 1872, lundi 18 mars, p. 884.
[111] Le Pêcheur à la ligne, « Les poètes de la Renaissance Littéraire et artistique », Le Coin de table, n° 14, avril 2003, pp. 106-112.
[112] J. de Maupassant, Un poète bordelais. Léon Valade (1841-1884), Op. cit., p. 14.
[113] D. Deitcher, « Henri Fantin-Latour’s Un Coin de table », Arts Magazine, vol. 52, avril 1978, pp. 134-141 ; Fantin-Latour, catalogue de l’exposition, Galeries nationales du Grand Palais, Paris, Galerie national du Canada, Ottawa, Paris, Ed. de la Réunion des Musées nationaux, 1982, n° 81, pp. 231-236 ; L. Abélès, Fantin-Latour : Coin de table. Verlaine, Rimbaud et les Vilains Bonshommes, catalogue de l’exposition-dossier du musée d’Orsay [n° 18], Paris, Réunion des musées nationaux, 1987 ; B. Alsdorf, Fellow Men. Fantin-Latour and the Problem of the Group in Nineteenth-Century French Painting, Princeton, Princeton University Press, 2013, pp.160-193.
[114] A. Jullien, « Fantin-Latour. Groupes et portraits d’artistes et d’hommes de lettres », Les Arts, n° 53, mai 1906, pp. 25-32.
[115] Exposé au Salon de 1870. Paris, musée d’Orsay.
[116] Exposé en 1864. Paris, musée d’Orsay.
[117] Cité par M. Pakenham, Une revue d’avant-garde au lendemain de 1870. La Renaissance littéraire et artistique par Emile Blémont, Op. cit., p. 52.
[118] Cité par L. Badesco, La Génération poétique de 1860, Op. cit., p. 1064.
[119] J.-J. Lefrère, « Quand Rimbaud comparaissait devant les Vilains Bonshommes », Parade sauvage, n° 14, mai 1997, pp. 55-58.
[120] D. A. De Graaf, « Les premiers adversaires de Rimbaud », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 34, fasc. 1, 1956, pp. 48-49 ; M. Pakenham, « Du nouveau sur l’incident Carjat », Parade sauvage, n° 16, mai 2000, pp. 23-28.
[121] Si Mérat n’est pas figurant dans le Coin de table, sa tête coupée apparaît sur le plat que tient Salomé dans le tableau d’Henri-Léopold Lévy exposé au même Salon (Hérodiade, musée des Beaux-arts de Brest) ; Henri Lévy et la tentation symboliste, catalogue de l’exposition, Nancy, musée des Beaux-arts, 1996, pp. 30-31.