Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay
- Philippe Maupeu
_______________________________
Fig. 31. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906
Fig. 32. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906
Fig. 33. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1912
Fig. 35. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1908
Fig. 36. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1908
Fig. 37. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1909
Figs. 38, 39 et 40. W. Mc Cay, Little Nemo in
Slumberland, 1908
Flip apparaît pour la première fois dans la série le 4 mars 1906, lui aussi affublé d’un chapeau haut de forme (qui fait penser à une cigarette coupée…) sur laquelle est écrit : « Wake Up ! ». Aussitôt que Nemo le voit, c’en est fini, le monde de Slumberland s’évanouit. Flip à proprement parler ne ressemble à rien : vêtement trop larges pour lui, figure ébouriffée, visage vaguement négroïde, toujours un énorme cigare à la bouche ; il a la taille d’un enfant, mais il fume comme un adulte. Mc Cay se serait inspiré de la figure d’un nain, Tiny Philips, qui vendait des journaux quand il travaillait à Cincinatti [32]. Flip n’a pas de père, mais il a un oncle : Dawn, l’Aube. Et il demande à l’Aube de faire venir le soleil : « Change la nuit en jour ; peut-être alors me traiteront-ils mieux » (fig. 31). Nemo était monté sur Somnus, Flip sur Nightmare (planche du 11 mars 1906). Dawn, portant Flip sur son cheval, éblouit Slumberland et entraîne le réveil de Nemo (fig. 32). On se souvient des deux fous du Rarebit fiend : « we’re looking for daylight ».
Les choses paraissent se distribuer d’une manière finalement assez claire autour de l’intrigue du réveil : si le rêve est le gardien du sommeil, et si le rêve permet de prolonger la nuit, on comprend que Flip-Arthur ait envie d’y mettre fin, car de quelle nuit et de quel sommeil peut-il s’agir sinon de l’oubli auquel il a été condamné ? Flip ne ressemble à rien précisément parce qu’il est un masque, masque apposé sur le visage du frère (une remarque en passant de Bergson dans Le Rire, langage d’époque certifié : « le nègre est un blanc déguisé » [33]). Freud disait que le roi dans le rêve est une figure du père : Nemo répond à l’injonction paternelle du roi Morphée de maintenir le sommeil contre la menace de la lumière et d’une mise au jour du secret.
Flip s’expose à être battu par le Père, en même temps que celui-ci le craint (7 janvier 1912, fig. 33). On observe que l’attitude de la princesse et de Nemo sont ambivalentes par rapport à Flip : ils le protègent également de la vengeance paternelle. De fait, alors que Flip entre dans la série comme l’ennemi de Nemo, « his worst ennemy » (20 mai 1906, fig. 34 ), les rapports entre les deux enfants sont en réalité plus complexes qu’il n’y parait. Dans cette même planche, alors que Nemo a été changé en géant, il ne peut pas admettre de grandir sans Flip et vient à son secours. Ailleurs, tous deux échangent leurs costumes, et Flip fait figure de double de Nemo (6 décembre 1908). Il y a entre les deux frères ennemis une forme de « gémellité secrète », comme l’a vu Jean-Marie Apostolidès [34]. Mais les relations ne seront jamais véritablement apaisées entre Flip et Nemo. Flip prendra certes le dessus à la fin de la série, mais Mc Cay a depuis longtemps la tête ailleurs, et consacre la majeure partie de son temps à la réalisation de ses films d’animation.
Le 12 juillet 1908, Flip entre dans la maison de Nemo. Il est porteur d’une nouvelle importante : Slumberland n’est plus. « Pour les punir (mais qui « les » ?) de m’avoir chassé, j’ai appelé mon oncle qui est garde de l’aube, et il a dissipé la nuit. – C’est Flip, maman : il dit qu’il n’y a plus de Slumberland » (fig. 35). Plus de Slumberland, mais toujours un songe. Nemo n’est plus sommé de répondre à l’injonction du père – disons de l’idéal du moi. Il s’ensuit, pendant quelques semaines, une suite de planches parmi les plus belles d’une série qui, graphiquement, commençait à s’essouffler. Nemo n’est plus appelé par le Père, mais il répond à l’invitation de Flip : « ta mère m’a dit : va réveiller cet endormi de Nemo » (27 septembre 1908). Le songe ne se vit plus comme l’injonction faire par le Père de maintenir coûte que coûte le sommeil ; il ne se vit plus sous la menace de son contraire, du réveil. Si Flip s’invite alors librement dans la chambre de Nemo et dans l’espace du songe, c’est qu’il y est accueilli. Ces quelque six ou sept planches ont le ton d’une autobiographie fictionnelle où se revit le temps idéalisé de l’enfance. Nemo appelle Flip, lui demande de monter dans sa chambre, à moins que ce ne soit Flip qui l’invite à descendre se promener. Flip attend Nemo « depuis une heure », assis sur le seuil de la maison (19 juillet 1908). Le rapport au réveil est dédramatisé. Rien de trivial ou de banal pour autant, puisque ces scènes sont le prélude aux aventures oniriques les plus belles de la série.
J’en viens pour finir sur cette planche du 26 juillet 1908, la plus célèbre et la plus belle d’entre toutes (fig. 36). Flip est dans la chambre. Les deux frères chevauchent cette fois-ci une même monture, le lit-cheval que l’on voit galoper au milieu des buildings, ruer, se cabrer, jouer avec la lune comme avec une balle. D’un coup de rein le cheval-lit, poussé par Flip, se hisse sur les toits et poursuit sa chevauchée dans le ciel nocturne. La ligne sinueuse de la lune, qui rebondit en contrepoint aux volutes art-nouveau des montants du lit, se joue des frontières intérieures des cadres : l’espace est fluide, la chevauchée est terriblement excitante, chute finale comprise, et cette exclamation de Nemo qui dit à la fois la peur et le délice : « Whopee, but I was scared ! » (C16). Pour quelques semaines, me semble-t-il, Winsor-Nemo accueille et convie son frère dans l’univers délié, fluide, du rêve et de la création. Flip, c’est aussi le nom de ces flip-books, ces petits carnets de dessins que l’on fait tourner du pouce pour créer l’illusion de la vie et du mouvement. Flip sera le premier personnage animé par Mc Cay, en 1911, et on le verra dire non plus « Wake up ! » mais « Watch me move ! » Flip porte en lui le rêve de l’animation, au sens premier du terme. Combien en aura-t-il fallu de travail – work, on y revient – pour animer, redonner souffle et vie à l’image figée et mortifiée du frère que l’on croyait pouvoir interner et mettre en oubli.
Une autre planche, plus tardive, est d’une inquiétante drôlerie qui se fige progressivement en cauchemar, nightmare (2 mai 1909, fig. 37, C18). Lors d’une promenade dans la campagne, puis dans la ville, les gens, les animaux, les objets se transforment en dessin grotesques, enfantins : cette régression dans le dessin ramène la conscience au temps des origines, et cette régression est vécue comme terriblement angoissante par Nemo : « I’m so scared » (C16). Le dessin a perdu son pouvoir vital d’animation, et il semble que la folie n’est pas loin.
On a commenté souvent le mouvement de cette chevauchée nocturne sur les toits de New York (fig. 36). On a moins insisté sur le fait que cette chevauchée naît dans la chambre (figs. 38 à 40). Dans la première bande de la planche, on ne voit d’abord qu’une bulle et un seul personnage : il semblerait que Nemo se parle à lui-même. Mais c’est en réalité Flip qui se rappelle à la conscience de Nemo. S’ensuit entre les deux enfants le bref dialogue suivant, dont je donne ici une traduction libre :
– « Get over Nemo ! Do you want the whole bed ? » – Pousse-toi Winsor ! Tu veux tout le lit pour toi ?
– « Hey ! Are you here Flip ? » – Hé ! Arthur, mais tu es là ?
– « Course I am ! Don’t you suppose I ever sleep ? But I want room ». – Bien sûr que je suis là ! N’imagine pas que je dorme toujours ! Mais j’ai besoin de place. Winsor, fais-moi de la place.