Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay

- Philippe Maupeu
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Fig. 25. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

Fig. 26. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

Fig. 27. W. Mc Cay, Dope, 1934

Fig. 28. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion
, 1905

Fig. 29. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906

Fig. 30. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland, 1906

      J’en prends pour exemple ce dialogue qui tourne à vide entre M Bunion et son interlocuteur (fig. 21). Cette planche remarquable est, comme souvent dans cette série, très bavarde ; la logorrhée de Bunion contraste avec le mutisme de l’homme en blanc. La question que celui-ci adresse à Bunion est la manifestation d’un véritable intérêt: « I’m quite interested » (C1). Bunion répond qu’il n’ose pas s’adresser de lui-même à ses amis (C4), avant de se livrer sans retenue. L’enjeu ici est, encore une fois plastique : Mc Cay joue de la tension entre linéarité narrative-discursive et construction tabulaire de la page. La continuité discursive, le flux de la parole de Bunion est traduit par un procédé très fréquent chez Mc Cay autant dans les récitatifs que dans les bulles, à savoir l’enjambement (la structure syntaxique du discours ne coïncide pas avec la division en bulles) : la continuité syntaxique du discours, d’une bulle à l’autre, passe outre la division des cases. C2 : « I am glad you’re interested in me, no one seems to care much whether I am alive or not. I never — (C3) ask anyone to help me. I’d rather steal than beg, I some time feel tempted to see some — (C4) of my friends » etc. Ce qui compte est moins le contenu de la confession ou de la confidence que la figuration d’un mouvement, d’un glissement perpétuel de la parole auquel ne s’articule pas « Dull Care », cet énoncé sans énonciation rejeté dans l’angle de la case. La valise, Dull Care, reste hors du circuit de la parole ; elle est un signifiant non énoncé, comme une bulle rectangulaire tronquée de la flèche qui la rapporte au sujet et qui se serait déposée sur le fond de la case. La tension entre appréhension tabulaire et lecture linéaire met en scène dans le champ plastique le conflit entre une énonciation sans énoncé – un pur acte mécanique de parole où s’enfilent les poncifs, une logorrhée – et un énoncé (un signifiant) sans énonciation : à savoir l’échec d’une introjection.
      Pour autant, il est bien des moments où le secret paraît brûler les lèvres et affleurer en surface du dessin. Et Mc Cay en dit en réalité beaucoup dans une planche qui convoque les figures des deux frères (fig. 25). Un inconnu, portant chapeau melon, recommande à M. Bunion d’aller voir son frère de sa part : lui saura le débarrasser de sa valise. Il l’accompagnerait bien s’il n’en était empêché par ses troubles nerveux : « I have a nervous disorder, or I’d go with you ! » (C2). Parvenu dans ce qu’on nous dit être un bureau (« office »), Bunion a des doutes : « I wonder if this brother is dippy (cinglé) or not ! » De quel frère parle-t-il ? De l’homme qui est resté à l’extérieur, ou bien de celui à l’intérieur, à qui il vient rendre visite ? Comme toujours la fin est un fiasco et Bunion ne pourra rencontrer celui qui le débarrasserait de cette valise. Il est congédié par le dépositaire des secrets, Mr Secretary : « I’m sorry but I can’t disturb him, now he’s very busy ! You’d better drop him a letter. How is his brother ? » (C8). Autour de la figure de Bunion les frères Mc Cay ont ainsi échangé leurs place : à l’extérieur le frère fou, affecté d’un nervous disorder ; à l’intérieur le frère sain mais accaparé de travail, busy, auquel le secrétaire barre l’accès.
      Il semblerait bien que Mc Cay n’en ait pas en fait fini avec le sentiment de culpabilité. Sous la valise de Dull Care, on perçoit que les structures binaires de l’allégorie médiévale tel le bivium qui opposent vice et vertu, vérité et mensonge, n’en continuent pas moins d’agir (fig. 26). La référence à John Bunian nous rappelle obstinément que la valise Dull Care est le fardeau moderne de la culpabilité ; et, s’il s’attache à brouiller et compliquer le topos de la double voie allégorique qui fait le partage moral entre le bien et le mal, Mc Cay en donne une ultime version macabre saisissante, trois jours avant sa mort, le 23 juillet 1934, sous la figure d’un trivium (fig. 27). Le sujet explicite en est la dope, la drogue. La Mort, elle aussi en redingote noire et chapeau de forme, est à la croisée des trois voies qui mènent l’une à l’asile, l’autre au pénitencier, et celle du milieu au cimetière. Ce carrefour allégorique ne se présente pas au bon discernement du pèlerin : il est le lieu où se séparent les destins. Vertu de l’allégorie qui sous une forme générale subsume un vécu individuel : Arthur, le frère sans visage, anonyme et oublié dans la foule, se rend voie de gauche vers l’asile tandis que son frère, cachant et anonymant sa faute dans la foule se dirige vers le pénitencier, équivalent allégorique de sa culpabilité.
      Le kyste, le noyau du secret, le clivage du Moi, trouveraient ainsi leur équivalent graphique dans l’enclave que constitue la valise Dull Care au sein de la case. Mais Mc Cay sait parfaitement que son frère est interné, et cette conscience donne même lieu à une vigilance de chaque instant puisqu’il faut à tout prix, ne serait-ce que par devoir filial à l’égard du père et de la mère, en préserver le secret. Mc Cay n’a rien d’un psychotique et il a toujours évité l’effondrement mélancolique au prix d’un travail incessant. Il ne s’agit pas de faire de la planche une projection directe de l’inconscient mais au contraire de distinguer, comme nous y invite Serge Tisseron, la création graphique et le symptôme :

 

Dans le symptôme, le sujet s’identifie à la place que lui fait le secret familial. Alors qu’au contraire dans la création ce secret, c’est-à-dire les mots qui le constituent et qui verrouillent l’accès de la vérité qu’il cache, se trouve objectivé de telle manière que le sujet puisse s’en détacher [30].

 

C’est de cela dont il est question ici. Confié à la page blanche (et je prends ici, très sérieusement, le cliché au mot), le secret de l’internement du frère trouve la voie d’une symbolisation dans le dessin, mais à l’insu du lecteur. Là est l’ambivalence du « porteur de secret », tiraillé entre l’impératif de préserver le secret et le désir de s’en décharger : « pour satisfaire à cette exigence, le porteur de secret s’organise des chemins détournés et méconnaissables afin de garder des accès invisibles à son propre désir et d’en éprouver les contenus à l’insu de tous » [31].
      Revenons à la planche intrigante du lion et du chasseur (fig. 24). Je disais que le chasseur représente le journaliste (dont Mc Cay se méfiera toujours : il préservera jalousement sa vie familiale (son couple, ses enfants), contre toutes les rumeurs notamment d’infidélité visant sa femme Maud). Lorsque la valise se referme, au moment même où le lion se trouve la patte prise au piège, le chasseur laisse entendre l’exclamation : Delighted ! alors que, convaincu par l’expérience, il va entrer en possession de Dull Care. Cette concomitance de l’exclamation de joie et du piège qui se referme laisse penser qu’en réalité c’est le chasseur qui est pris au piège et que le chasseur est aussi une figure du lecteur, lecteur à la sagacité duquel Mc Cay éprouve certainement une jouissance secrète à se dérober.
      Pilgrim’s Progress n’a pas jusqu’à présent connu les honneurs de la postérité, il est certainement trop déroutant pour cela. Mais si cette série met en scène et symbolise le clivage du Moi inhérent à la détention du secret familial, on ne peut pas pour autant cliver à son tour l’œuvre graphique de Mc Cay. Pilgrim’s Progress n’est pas la seule scène symbolique où se rejoue à couvert le drame de la folie et de l’internement du frère. Dull Care, la valise et le fardeau du secret familial, circule aussi dans d’autres mains, dans le Rarebit fiend et Little Nemo.

 

Dull care, Flip et Dr Pill

 

      Le motif de la valise est présent dans une planche de Rarebit fiend datée du 22 avril 1905 (fig. 28). Un couple reçoit une fortune de la part de Mr Carnegie : ne sachant qu’en faire, ils deviennent fous. La valise (en C4) est l’attribut non plus du malade mélancolique mais du Docteur. « We’re looking for day light » (C7), affirme le mari. Dr Pill fait son apparition dans Little Nemo le 3 juin 1906 : la valise a des airs de ressemblances avec celle que l’on connaît, de même que le chapeau, en plus coloré. La valise est un pharmakon, à la fois poison et remède. Le Dr Pill est d’abord là pour soigner Nemo, ou plutôt pour prévenir le réveil : « I will give you another pill : you must not wake up » (fig. 29). Le 8 juillet 1906, c’est la première confrontation entre Dr Pill et Flip, le garnement représenté sur la gauche (fig. 30). Dr Pill doit neutraliser Flip pour empêcher qu’il n’entraîne le réveil de Nemo. Pill a administré un traitement à Flip qui s’endort immédiatement : « he’s sound awake », il a l’air réveillé, dit le personnage…alors qu’il nous apparaît endormi. C’est que Slumberland est régi par des lois strictement opposées à celles de la réalité diurne. Le songe se vit sous la menace du réveil, sous la menace du Réel ; et ce Réel a un nom dans Little Nemo : il s’appelle Flip.

 

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[30] S. Tisseron, Ibid., p. 180.
[31] Ibid., p. 129.