Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay

- Philippe Maupeu
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Fig. 20. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

Fig. 21. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

Fig. 22. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

Fig. 23. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

Fig. 24. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion

      Bunion croit entendre son nom (fig. 20). On lui annonce qu’il a gagné un sac plein d’argent, avant que le courtier ne n’aperçoive de la méprise : cet argent est en fait destiné à Mr Onion. Le quiproquo vaut ce qu’il vaut, mais ce qui est intéressant ici se joue à un niveau purement plastique. L’ensemble de motifs formé par la valise et son inscription, le chapeau haut de forme noir et la tache noire de la redingote de Bunion, répété sur les deux axes horizontal et vertical du tableau, l’emporte sur la continuité narrative. On reconnaît ce que Thierry Groensteen appelle un effet de tressage [24] où la distribution sérielle des motifs, en réseau, plus ou moins uniformément sur la page, entre en tension avec la logique séquentielle du récit. Ici, cette uniformité du motif noir sur fond blanc est une traduction plastique de la monotonie éprouvée par le personnage.
      A partir de cette idée graphique, qui est le véritable principe moteur de la série, Mc Cay explore d’innombrables possibilités d’un jeu différentiel entre répétition et variation. Dans la planche ci-jointe (fig. 21), la figure de Bunion réitérée à l’identique trouve son répondant dans l’attitude de son interlocuteur dont l’inertie, soulignée par le motif noir sur blanc du galon qui orne le chapeau, est à peine dérangée par la rotation mécanique de la tête en trois temps (C4, C5, C6).
      Certes, Dull Care « colle » donc bien (sticks) à Bunion, mais d’une manière tout différente du « syndrome du sparadrap » évoqué tout à l’heure. Dull Care ne peut être ne serait-ce que provisoirement « décollé » de l’image : l’inscription, blanche sur fond noir, impose sa présence plastique permanente et capte le regard par sa frontalité qui annule l’effet de tridimensionnalité déjà bien réduit dans cette série (peu d’effets de perspectives, utilisation de l’encre noire en aplats). De fait, tout événement figuré dans la case 8 est un événement plastique : le motif de la valise Dull Care ou le chapeau, segment vertical noir, par une légère modification de taille, d’orientation ou de position, crée en C8 un déséquilibre infime mais remarquable au sein de la planche dont il accuse par là-même la stabilité et la rigidité (figs. 20 et 21).
      Dull Care est un « plomb » qui leste la planche. Mais elle est aussi un contenant. Que contient-elle ? L’interprétation généralement admise est que Dull Care représente le travail quotidien (Work) écrasant auquel se soumet lui-même Mc Cay [25]. Mc Cay se plaint régulièrement de la servitude du travail, et la critique a entériné la lecture qui fait de la valise de Dull Care le symbole de ses contraintes quotidiennes de dessinateur de presse. Pourtant, le travail, Work, n’est pas le signifié de Dull Care : il en serait plutôt un signifiant concurrent déposé dans le bric-à-brac du grenier familial, un des heir-looms (bijoux de familles) de la lignée maudite des Bunion (fig. 22, C7).
      Si le contenu de la valise n’est à aucun moment dévoilé, un épisode met en scène pourtant la curiosité qu’il suscite (fig. 23). Un scientifique propose à Bunion de la passer aux rayons X afin de voir à l’intérieur (« to look through that valise and see its contents », C4). L’image de l’intérieur se révèle être le négatif (noir sur blanc) de l’inscription extérieure : le signifié redouble le signifiant et la valise, nimbée ici d’une aura inédite, paraît briller d’un mystère qui aveugle toute investigation – la valise ne contiendrait autre chose que ce qui est inscrit en surface. Il arrive pourtant, dans quelques rares épisodes, qu’elle soit ouverte. Ainsi de l’énigmatique planche au piège à lion (fig. 24). Dans la première case, Bunion bricole sa valise : une chaîne attachée par d’un crampon (staple), un ressort (spring) et un appât, un morceau de bacon. Démonstration sera faite au chasseur : s’il est convaincu par l’efficacité du piège, Bunion le lui cède. Rare aperçu sur l’intérieur de la valise, vide. Mais ce motif de l’ouverture est en fin de compte annulé par le dispositif narratif choisi : il s’agissait d’un songe éveillé, et le réveil vient déréaliser la scène représentée. La valise en C8 est représentée non plus selon un raccourci perspectif, comme dans les cases précédentes, mais dans sa planéité de signifiant : l’épouse attentionnée a épousseté la valise (« I dusted it »), autant dire qu’elle a rappelé à Bunion (et au lecteur) qu’elle n’était que surface. Mais la récolte n’aura pas été maigre. On aura au moins appris une chose : « Vous n’avez à mentionner dans vos écrits ni moi, ni ma valise. Cela doit rester une affaire privée » (C5, C6). Le chasseur est donc une figure du journaliste. Nous allons y revenir.

 

Arthur Mc Cay, ou comment s’en débarrasser

 

      Cette fin de non recevoir adressée ostensiblement au lecteur relance en fait la question. Il apparaît que le contenu de la valise, le fin mot de Dull Care, a à voir avec le roman familial de Mc Cay et qu’il concerne tout particulièrement Arthur, frère aîné ou cadet de Winsor [26]. Robert et Janet Mc Cay ont eu trois enfants. Arthur en 1868, Mae, la petite dernière en 1876. Winsor serait né en 1869, c’est du moins la date qui figure sur la pierre tombale au cimetière d’Evergreens à Brooklyn. A moins qu’il ne soit né le 26 septembre 1871 à Spring Lake (la date qu’il donne lors d’une interview)… ou encore, c’est le plus plausible selon Canemaker, en 1867 au Canada, avant l’arrivée de la famille dans le Michigan. La notice nécrologique à la mort de Winsor mentionne que Mc Cay lui-même ne connaissait pas la date exacte de sa naissance… ce dont on peut raisonnablement douter. Ce qui est particulièrement troublant, dans cette confusion certainement entretenue, est qu’elle brouille l’ordre de naissance des deux garçons : qui est l’aîné ?
      Le 7 mars 1898, alors que Winsor travaille et réside depuis quelques années déjà à Cincinatti, ses parents, Robert et Janet, conduisent leur fils Arthur âgé de 30 ans au Traverse City State Hospital, l’asile de fous du Nord du Michigan. Arthur y est interné selon Canemaker pour un état « paranoïd » (paranoïaque). Il y restera jusqu’à sa mort en 1946, sans recevoir, en cinquante ans, la moindre visite de ses parents, de son frère ou de sa sœur. Mc Cay ne fait allusion à ce frère à aucun moment. Les notices nécrologiques de Robert, puis de Mae, de Janet, de Winsor enfin (en 1934) ne mentionnent jamais son existence. Lorsqu’Arthur meurt en 1946, personne ne vient réclamer ses effets. A l’évidence, l’existence de ce frère a été tue pour la seconde génération : les enfants de Mae et ceux de Winsor, Robert et Marion, n’étaient pas au courant. Canemaker, très justement, souligne la part que la folie occupe dans l’univers de Mc Cay. Les innombrables métamorphoses auxquelles est soumis Little Nemo sont une expérience sur les limites de l’identité psychique ; l’amateur de fondue sombre fréquemment dans la folie, mais une folie contenue dans l’enveloppe du rêve. L’Insane Asylum, l’asile des fous, fait partie de la topographie commune des dessins de Mc Cay, dans le Pilgrim’s Progress comme dans ses dessins éditoriaux. Mais je déplacerais l’analyse de Canemaker en faisant moins de la folie que du secret qui l’a entourée un des catalyseurs de la création graphique de Mc Cay.
      Les effets de tressage que je signalais précédemment reposent sur une inertie graphique qui assigne à la valise des coordonnées strictement identiques dans l’espace de chaque case. Rien d’élastique dans cette disposition : la valise Dull Care forme plutôt une enclave ou une case dans la case. Ce rapport d’inclusion peut être décrit dans les termes que les psychiatres Nicolas Abraham et Maria Törok, dans L’Ecorce et le noyau, utilisent pour définir le « fantasme d’incorporation » en lien avec un secret familial maintenu secret par les sentiments de culpabilité ou de honte qui lui sont rattachés. C’est le cas des Mc Cay. Serge Tisseron [27] en donne l’analyse suivante : il y a dans le psychisme « une forme d’inclusion au sein de la personnalité, de l’expérience qui n’a pu être mise en mots » car étouffée, barrée par le secret. L’opposition entre introjection, concept introduit par Sandor Ferenczi, et incorporation est à cet égard éclairante. « L’introjection, écrit Nicolas Abraham, est un processus, alors que l’incorporation est un fantasme » [28]. L’introjection consiste à faire passer l’expérience dans le circuit de la parole, à travers tout processus de verbalisation ou de symbolisation. Dans le fantasme d’incorporation au contraire, lorsque l’expérience ne peut être mise en mots, le secret persiste dans le Moi comme un élément étranger au psychisme, enkysté, fossilisé, rigide, non assimilable, non métabolisé par le sujet dans l’acte de la parole. Selon Tisseron cette expérience tue, sur laquelle repose l’injonction de secret, « trouve sa place dans le psychisme non pas sous la forme d’une structure relationnelle susceptible d’adaptations infinies, comme c’est le cas dans l’introjection, mais sous une forme pour ainsi dire fossile, définitivement fixée et non modifiable » [29]. C’est ce que le Pilgrim’s progress me parait devoir, précisément, symboliser : ce clivage du Moi et cette fixation autour du secret sont transposés dans le champ figuratif.

 

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[24] Th. Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. cit., pp. 173-174.
[25] Voir entre autres les planches de Dylan Horrocks en hommage à Mc Cay, bourreau de travail, dans le volume Little Nemo, 1905-2005…, Op. cit., pp. 64-67.
[26] Les indications biographiques qui suivent sont donn&eacute;es par Canemaker, Op. cit., p. 56.
[27] S. Tisseron, Tintin et les secrets de famille, Aubier, 1992, p. 110.
[28] N. Abraham; « Deuil et mélancolie. Introjecter – Incorporer », dans N. Abraham et M. Törok, L’Ecorce et le noyau, Paris, Flammarion, Champs, 1987, p. 259.
[29] S. Tisseron, Tintin et les secrets de famille, Op. cit., p. 110.