Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay
- Philippe Maupeu
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Fig. 6. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion
Fig. 7. W. Mc Cay, A Pilgrim’s Progress by
Mister Bunion
Fig. 8. W. Mc Cay, The Dream of the Rarebit Fiend
Fig. 9. W. Mc Cay, The Dream of the Rarebit Fiend
Cette plainte et cette espérance étaient celles de Christian au début du Pilgrim’s progress : « That is that wich I seek for (.) to be rid of this heavy burden » [12]. Ce fardeau est celui du péché : il est lourd, heavy. L’image vient des Psaumes, 38, 5 : « Car mes fautes ont dépassé ma tête, comme un pesant fardeau, elles pèsent trop sur moi » (« as an heavy burden, they are too heavy for me »). Mais le pèlerin parvenait à s’en défaire dans la première partie de son pèlerinage. Ici en revanche, la valise, avatar moderne du fardeau, occupe la place centrale. Mc Cay lui fait subir quelques modifications significatives sur lesquelles il nous faudra revenir : Mr Bunion ne la porte pas sur son dos, elle n’est pas tant « heavy » qu’encombrante ; l’inscription « Dull care » ne réfère a priori pas à une culpabilité morale ; enfin, contrairement au fardeau, qui est un poids, la valise est un contenant.
On reconnaît dans la figure de la valise de Dull Care le principe de l’allégorie médiévale et postmédiévale qui articule un signifiant verbal (dull care) à un signifiant iconique (la valise). Ce recours de Mc Cay à l’allégorie se retrouve également dans le choix d’une topographie allégorique, ailleurs dans la série : bivium, montagne de la richesse, ou encore marais de l’oubli. Rien a priori qui ne prédispose au comique. Pourtant, c’est bien sur le terrain du comique burlesque et du fun que Mc Cay défend son projet lorsqu’il le propose à son éditeur, dans ces termes qu’il écrit sur le dos de la première planche :
In Mr Bunion Progress, he tries all manner of schemes to get rid of his burden ’dull care’, but like the cat it comes back. I can get a lot of fun out of it and I think it offers as good as a field as the Rarebit. He will always be looking for "Glad Avenue" and will have occasional visits to Easy Street, but his burden will stick to him ; (.) he will try to get rid of it but can’t - I hope you will see my scheme, it’s a good one’ [13].
On connaît les ressorts comiques, notamment dans le cinéma burlesque et la bande dessinée de ce motif : ce qui « colle » (sticks), dont on ne parvient pas à se débarrasser ou qui revient toujours par les circuits les plus improbables (Chaplin joue magistralement de ce qu’on pourrait nommer le « syndrome du sparadrap » en souvenir des planches célèbres d’Hergé dans L’Affaire tournesol, pp. 45-47). La série est programmée autour de ce gag « élastique ». Un exemple (fig. 6) : Bunion lance la valise en mer, un chien la lui rapporte. L’effet de rime plastique entre C 1 et C 8 (la courbe noire formée par le corps de Bunion) sert la clôture d’une page qui fonctionne selon le principe mécanique de l’élastique : plus on lance loin, plus ça revient fort. De même dans la première planche de la série (fig. 7). L’étirement élastique, qui éloigne provisoirement les deux points du système pèlerin/valise, se mesure à l’aune d’un quadrillage rigoureux, quasi invariable, d’un gaufrier, le plus souvent composé de l’étagement de quatre bandes de deux cases.
Cette mécanique du gag est celle du boomerang, de l’élastique ; ses potentialités sont infinies mais curieusement Mc Cay ne les exploitera pas, contrairement à ce qu’il avait pu faire dans Little Sammy Sneeze. Il faudra bien interroger cet écart entre la manière dont Mc Cay présente son projet, très « plastique », et sa réalisation qui l’est effectivement beaucoup moins.
Troisième objet : la fondue (The Dream of the rarebit fiend)
La fondue est à la fois l’alibi narratif de la série, la cause efficiente du rêve, et le modèle ou la formule de son développement. Alibi narratif : trop manger de fondue donne des cauchemars. La dernière case rappelle systématiquement la nocivité de la fondue au chester. Fig. 8 : dans cette planche, la formule plastique du gag coïncide avec sa « réalisation particulière » : un damné est projeté dans un lac ou une mare de fondue et se débat en vain pour s’en extraire. Le modèle mécanique dont joue Mc Cay dans cette série est à la fois physique et chimique, c’est celui des déformations visqueuses. Son ressort comique, très différent des deux séries précédentes, joue sur la gradation et l’amplification : le lecteur assiste à une montée en tension graduelle, progressive du système, là où avec Sammy l’énergie était d’abord accumulée avant d’être soudainement libérée.
Ce que je nomme « fondue », Bergson l’appelle « boule de neige » (ou château de cartes, ou soldats de plomb que l’on renverse) : le dénominateur commun de ces objets est « un effet qui se propage en s’ajoutant à lui-même de sorte que la cause, insignifiante à l’origine, aboutit par un progrès nécessaire à un résultat aussi important qu’inattendu » [14]. Dans cette série règne le principe chimique de la « fondue », étirement, dilatation ou ébullition-dilatation qui serait comparable à celle d’un gaz si l’objet perdait en densité ce qu’il gagne en volume, ce qui n’est pas le cas ici, bien au contraire. Le corps est soumis à toutes les expérimentations graphiques : comprimé, étiré, tordu, anamorphosé, métamorphosé. Donnons quelques exemples. Dilatation du corps ou d’une partie du corps : la tête du contrôleur de train (représentant de la loi) enfle (comme le ver de la conscience dans certains textes médiévaux) et la pression anxiogène entraîne le réveil (fig. 9). Ailleurs, un cor au pied (corn) se transforme en épi de maïs (corn) - le jeu aurait certainement plu à Freud ; une dent récalcitrante résiste aux tenaille du dentiste et met à l’épreuve l’élasticité du cou de la patiente, avant que le problème ne soit réglé d’un bon coup de dynamite ; un sac à main redevient crocodile et dévore sa propriétaire ; une épouse soumise se change en véritable furie échevelée ; les jeux sur les variations de taille (grandissement, rapetissement, grossissement) sont fréquents. Emblématique de ce jeu différentiel entre la figure et le cadre est cette planche où un tailleur désespère de pouvoir habiller un client qui change sans cesse de taille et de forme (fig. 10 ).
Autre exemple : un homme en sueur court et parvient à attraper son train ; la sudation de plus en plus importante envahit la rame et génère un océan de sueur (fig. 11). Ce type de rêve est décrit par Freud dans L’Interprétation des rêves lorsqu’il parle des rêves d’excitation, urinaire ou sexuelle. Freud prend l’exemple aujourd’hui bien connu du « rêve de la gouvernante française » (le titre qu’Otto Rank donne à cette planche anonyme parue dans un journal hongrois) et décrit une « lutte entre un besoin de sommeil obstiné et une excitation de réveil qui ne se lasse pas » [15] (fig. 12). La flaque d’urine se change progressivement en mer : « le rêve traduit l’accroissement de l’excitation par celui du symbole ». La régularité du gaufrier sert ici le principe de l’amplification graduelle, mais la fixité du cadre a pour corollaire une variation de cadrage et un éloignement progressif du point de vue qui tempère visuellement la montée anxiogène.
Malgré de notables exceptions, c’est le choix du gaufrier qui s’impose généralement dans cette série, quoique de dimension variable (il comporte un plus grand nombre de cases dans le supplément du dimanche). La plasticité des corps s’éprouve en opposition à l’orthogonalité de la case, mais le cadre est également investi d’une fonction rythmique. L’analyse de Pierre Fresnault-Deruelle, dans un article remarquable qu’il consacre à Little Nemo, vaut tout aussi bien pour le Rarebit fiend : « les cases se séparent les unes des autres à seule fin de réactiver l’énergie du dessin qui, sans cesse interrompue, reprend de plus belle » [16]. Contrairement aux deux séries précédentes où il fonctionne comme une grille de mesure du temps et de l’élasticité, le quadrillage n’est pas « statique »: chaque case reçoit l’impulsion de la précédente suivant une fréquence régulière qui contribue à cette « addition de l’effet lui-même » que note Bergson. On peut y voir un phénomène mécanique de résonance : c’est le modèle oscillatoire de la balançoire, qui reçoit son impulsion au moment où son énergie potentielle est la plus forte.
Pourquoi le choix du rêve dans cette série ? Le souci de vraisemblance n’est pas en jeu : la BD ne s’est jamais embarrassée de vraisemblance et n’a pas besoin de la caution du rêve. Le rêve vaut ici plutôt pour le réveil qu’il entraîne : ce qui motive le rêve, c’est la nécessité du réveil. Pourquoi alors cette nécessité ? Le réveil est parfois consécutif à une décharge explosive : la montée d’énergie est parvenue à son degré d’intensité maximale que ne tolère plus le songeur ; mais le plus souvent, le réveil maintient la possibilité d’un gag sans chute : le réveil vient couper le rêve dans sa trajectoire ascendante et interrompre la montée en intensité progressive dont on sent qu’elle pourrait s’accroitre encore (la tête du contrôleur peut encore se dilater, la folie meurtrière de l’épouse s’exacerber).
[12] Pilgrim’s progress, Op. cit., p. 18.
[13] Cité par J. Canemaker, Winsor Mc Cay, his life and art, Op. cit., p. 94. Je souligne.
[14] H. Bergson, Le Rire, Op. cit., p. 62.
[15] O. Rank, Interprétation des rêves, trad. I Meyerson, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 315.
[16] P. Fresnault-Deruelle, « Le Syndrome de l’hélicon », dans Little Nemo, 1905-2005., art. cit., pp. 45-48 (p. 46).