Le ressort. L’élastique. La fondue. Le noyau.
Plasticité graphique chez Winsor Mc Cay
- Philippe Maupeu
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Fig. 1. W. Mc Cay, Little Sammy Sneeze, 1904
Fig. 2. W. Mc Cay, Little Sammy Sneeze, 1904
Fig. 3. W. Mc Cay, Le Petit Sammy éternue, 1904
Premier objet : le ressort (Little Sammy Sneeze)
Cette série, la première véritablement importante de Mc Cay, est publiée de juillet 1904 à décembre 1906 dans le New York Herald (fig. 1). La planche est invariablement, comme ici, composée de six cases distribuées sur deux bandes horizontales. Le petit Sammy sent une envie d’éternuer qu’il ne cherche pas à réprimer : la violence de l’éternuement souffle les pièces sur l’échiquier, le garnement est expulsé. Le titre en bandeau constitue le programme narratif de la série auquel Mc Cay ne dérogera jamais : « He just simply couldn’t stop it. He never knew when it was coming ». Si les personnages ignorent à la fois l’événement à venir (l’éternuement) et son amplitude, le lecteur, lui, sait pertinemment quand il va se produire : tous les dimanches dans le supplément du New York Herald, en case 5. Nul suspense : chaque dimanche, le même mécanisme est remonté dans des contextes différents ; la même cause produit une déflagration dont les effets plastiques varient en intensité et en amplitude. Le dispositif adopté n’admet pas (ou peu) de variations : il s’agit toujours d’un gaufrier, horizontal (une seule exception à ma connaissance), de 6 cases disposées en deux bandes. La première planche vaut comme prototype de toute la série :
– en C1-C4 : préparation de l’éternuement ;
– en C5 : l’explosion ;
– en C6, la plus sujette aux variations : un commentaire, une réaction verbale ou gestuelle à l’encontre de Sammy, le plus souvent sous forme d’un coup de pied au cul.
Cela a été maintes fois souligné (par Thierry Smolderen notamment, ou Canemaker), Mc Cay s’est appuyé plus ou moins directement sur les expériences de décomposition optique du mouvement (la chronophotographie) menées dès les années 1870 par le physiologiste français Etienne-Jules Marey (système d’enregistrement graphique du galop du cheval obtenu par des stylets traceurs commandés par des poires en caoutchouc fixés sous les sabots), ou le photographe américain Eadweard Muybridge, à Palo Alto en Californie, 1878. Pour en revenir à l’éternueur : le mécanisme physiologique apparent de l’éternuement est décomposé en 5 phases, quasi immuables :
– C1 : bouche fermée + onomatopée « UM »
– C2 : ouverture de la bouche + onomatopée « Ee Aa »
– C3 : ouverture buccale plus importante + yeux fermés
– C4 : tête renversée en arrière + ouverture maximale + « KA »
– C5 : explosion + « CHOW »
Ainsi se justifie le choix du gaufrier. Le quadrillage régulier de la page coïncide avec un découpage régulier du temps : un même intervalle temporel sépare chaque case de la précédente, de la première à la cinquième case, le tout se déroulant dans un laps de temps court - entre la C5 et la C6, l’intervalle en revanche est variable car il ne participe plus du mécanisme physiologique.
Bergson fait du « diable à ressort » l’exemple même du « comique de répétition », il évoque le « rythme uniforme du ressort qui se tend, se détend et se retend », et donne parmi d’autres exemples le « Que diable allait-il faire dans cette galère » des Fourberies de Scapin [9]. Mais ici, le fonctionnement du ressort est différent : le rythme narratif de la planche opère sur un mouvement ascendant de tension graduelle du ressort (sur les quatre premières cases) qui prépare une détente soudaine en C5. Mc Cay a utilisé ce jouet dans une des planches de la série (fig. 2), mais le modèle de Bergson ici n’est pas approprié : il n’y a pas de tension graduelle du diable dans sa boite. Le ressort auquel je pense est plutôt un ressort à spirale, un ressort d’horlogerie. En effet, les phases successives de l’éternuement, scandées par la division des cases, sont partie intégrante du mécanisme et rythment en même temps un compte à rebours : c’est le mécanisme du réveille-matin. On peut aussi penser à un dispositif de mise à feu à retardement : Sammy est parfois d’ailleurs qualifié de « dynamite ». Dans la planche de l’horloger (fig. 3), « la formule abstraite » du mécanisme comique, pour parler comme Bergson, se trouve coïncider avec « son application particulière ».
Pas de suspense, disais-je : Mc Cay procède à des « coupes immobiles du mouvement » [10] mais il les monte et les juxtapose simultanément, à la différence du dessin animé où chaque image, chaque coupe, chasse l’autre. L’appréhension tabulaire de la planche parasite l’effet éventuel de suspense - même si Mc Cay dissimule un peu de ses effets en plaçant la chute du gag non pas à la fin mais en C5. Il s’agit moins pour le lecteur d’être surpris par le déclenchement du mécanisme que, à l’instar de l’horloger, de le décomposer, de le démonter, pour en jouer.
Il faudrait terminer en images sur un aperçu des effets plastiques de l’éternuement : jeu sur le mouvement, le déséquilibre des personnages saisis en vol (scène de patinage sur un lac gelé) ; agencement symétrique des personnages et des architectures maintenu en quatre cases, puis soufflé par l’explosion ; jeu purement graphique sur l’étoilement de la tache, les mouchetures, la trace (souffle blanc de la farine sur une servante noire ; giclure rouge de la sauce sur la veste noire du grand-père ; encrier projeté sur un buvard ; dispersion de cendres). Tous ces effets s’obtiennent au sein d’un dispositif immuable qui rappelle le cinéma d’époque (un point de vue, une caméra fixe), et sur un cadre invariablement rigide. Ce que confirme cette planche du 24 septembre 1905, véritable « méta-bande dessinée » où l’auteur interroge ses propres codes graphiques (fig. 4) : Sammy fait éclater le cadre de la vignette comme une vitre se brise : le cadre est un matériau non ductile - comme on le dit des matériaux susceptibles de variation.
Second objet : l’élastique (A Pilgrim’s progress by mister Bunion, 1)
Cette série, contemporaine de Little Nemo et du Dream of a rarebit fiend, paraît dans l’Evening Telegram de juin 1905 à décembre 1910. Elle est publiée sous le pseudonyme Silas conformément au public visé, adulte, alors que les séries à destination des enfants étaient signées Mc Cay. Mc Cay dans cette série fait explicitement référence au Pilgrim’s Progress de John Bunyan, récit de pèlerinage allégorique écrit en 1678, classique de la littérature anglaise. L’argument est on-ne-peut plus simple : Mr Bunion cherche en vain à se débarrasser d’une valise portant l’inscription « Dull Care » (expression ancienne qui désigne les soucis quotidiens et que l’on retrouve paraît-il dans des chansons populaires et des negro spirituals). Il est probable que le portrait inaugural du pèlerin chez Bunyan ait servi pour Mc Cay de catalyseur. Bunyan présente une image très composée de son pèlerin, Christian, en pleurs :
I saw a man cloathed with Raggs, standing in a certain place, with his face from his own House, a book in his hand, and a great burden upon his back. I looked, and saw him open the Book, and Read therein; and as he Read, he wept and trembled: and not being able to contain, he brake out with a lamentable cry, saying : what shall I do ? [11]
Que l’on compare cette image de Christian à celle du pèlerin de Mc Cay : redingote et chapeau haut de forme noirs, parfois un journal en lieu et place des Ecritures, et surtout la valise, Dull Care, souvenir du « great burden » qui accable le chrétien. Le transfert du nom d’auteur sur son propre personnage marque une déchristianisation de celui-ci : Bunion n’est plus Christian, ce sera un pèlerin laïc. Ce changement de nom, motivé aussi par une intention parodique (Mr Bunion = Mr Oignon) a des conséquences radicales : le pèlerinage chez Mc Cay sera coupé de toute dimension eschatologique alors même que le titre en renouvelle l’attente : quelle direction dès lors assigner à ce pèlerinage et à quel récit le vouer ? La tension narrative polarisée chez John Bunyan par le désir de se rendre dans la Jérusalem céleste va se réduire chez Mc Cay à une question et une plainte réitérées chaque semaine : « If i could get relief of some kind from this valise ! » (fig. 5).