L’esperluette et la majuscule,
tours et détours de la lettre dans
Mason & Dixon de Thomas Pynchon

- Gilles Chamerois
_______________________________
pages 1 2 3 4 5

A l’approche de la fin, Dixon rêve de repartir en Amérique pour y chercher de l’or avec son bâton de sourcier : « in America is Abundance », « L’Amérique c’est l’abondance, un endroit impossible à épuiser en l’espace d’une vie, – et par conséquent, d’un point de vue mortel, infini » (754). Thomas H. Schaub, dans sa lecture écologique du roman, lit les phrases finales du fils de Mason à son père mourant, « We’ll fish there. And you too », « Nous pêcherons là-bas. Et vous aussi », avec toute l’ironie de celui qui sait le désastre qu’a apporté la croyance en la formule magique « In America is Abundance », la croyance que ce qui ne peut être épuisé de notre vivant ne le sera jamais [32]. Pierre-Yves Pétillon lit Gravity’s Rainbow comme le passage entropique, au cours des siècles, de ce A inaugural au V qui n’est pas celui de la victoire :

 

Son Aleph, c’est le triangle ouvert, le V signe clandestin des années de l’ombre (...). Ici, elle n’est plus, cette lettre écarlate, initiale de l’origine, quand le monde entier était « Amérique » ; elle signale l’eschaton qui se trame au bord de la Baltique (...) la V2 [33].

 

On rappellera que l’ancêtre de Thomas Pynchon, William, embarqua en 1630 sur l’Arbella avec John Winthrop [34] et qu’il participa de manière non négligeable [35] à ce qui d’après Pierre-Yves Pétillon a été le péché originel en Amérique, la captation d’héritage : « accaparer un canton du sol américain, le défricher et l’enclore de manière à léguer, d’outre-tombe, ce qui justement ne peut se léguer, l’Amérique comme espace ouvert et mouvant » [36].

 

& son

 

En suivant totalement Pétillon dans sa présentation, je voudrais tenter de montrer que le point de vue a peut-être changé dans Mason & Dixon, et revenir pour cela à la couverture du livre. Tentons de rapprocher le rébus qu’elle propose d’un autre rébus, celui proposé par les écritures ogham, alphabet crypté d’origine celtique, qui ornent mystérieusement un rocher au milieu de l’Amérique [37]. Si le capitaine Shelby croit y lire une blague de potache –ce que les écritures ogham sur parchemin étaient souvent – les inscriptions gravées étaient soit des bornes frontières soit des inscriptions funéraires du plus haut caractère sacré : « Elles se limitent nécessairement à quelques mots, qui forment la dénomination du défunt au génitif : “[pierre] de N fils de N’” » [38]. On peut tenter de lire la page de titre à cette lumière. Elle ne met pas seulement en relief l’esperluette mais aussi la fin de chacun des deux noms, et fait jouer de manière complexe les relations entre graphie, sens et son en une série de renversements. Le « -son » de Mason est un homographe de « son », « fils de », mais n’en a pas le sens, au contraire « Mason », le maçon, est celui qui construit à partir de rien. La graphie « xon », quant à elle, renvoie bien étymologiquement à « Dick’s son », « fils de Dick ». Il faut bien voir l’extrême pudeur qui fait écrire à l’auteur « & xon » pour pouvoir s’autoriser, derrière le masque de la lettre, à signifier « & son », et même « son & son », le père étant aussi un fils, et ne devenant peut-être vraiment père que lorsqu’il accepte d’être fils, et vraiment fils que lorsqu’il accepte d’être père [39].

Cette lecture fait résonner ensemble le début du roman, dans lequel le révérend vient honorer la tombe de Mason, et la fin qui avec un pathos dont Pynchon est peu coutumier tente d’aborder la problématique de la filiation. « La genèse de l’écriture (au sens courant) a été presque partout et le plus souvent liée à l’inquiétude généalogique » [40]. Alors peut-être faut-il chercher la genèse de Mason & Dixon à la fin du roman, et plus particulièrement à partir de la mort de Charles Mason Sr, le père de l’astronome :

 

[Mason] était retourné auprès de son père terrestre, sans jamais se réconcilier avec lui, - dans son testament [Will], Charles pardonna à Mason le prix de la miche que ce dernier avait ramenée chaque jour chez lui, et ce fut tout (762).

 

L’aspérité de surface, « Charles forgave Mason the price of the Loaf », « forgave » utilisé dans son sens pécuniaire, renvoie à une série d’inversions. La racine « give » est mise au premier plan par ce qui suit, soit la référence à Matthieu 6, 11, « Notre pain quotidien, donne-le nous aujourd’hui » [41], mais cette référence semble tout d’abord subvertie au plus haut point par « forgave ». Comment faire grâce comme d’une dette de quelque chose qui a été donné ? Et comment le père pourrait-il ne pas donner au fils son pain quotidien ?
Mais les choses ne s’arrêtent peut-être pas là. Matthieu 6, 12 est dans la King James : « and forgive us our debts, as we forgive our debtors », « et remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs » (Osty). Alors sans doute ce testament et sa douloureuse ironie, ou son ultime pudeur, peut-il aussi se lire autrement : « et ce fut tout » serait bien l’entière absolution de l’intégralité de la dette. C’est tout ce qu’il y avait à pardonner, et le père de Mason a bien donné le seul pardon qui était en son pouvoir, c’est-à-dire tout son pardon [42]. Quoi qu’il en soit, ce « forgave » fait résonner de manière aporétique don et pardon, par une référence directe à Matthieu 6, 11, et indirecte à Matthieu 6, 12, le pardon mettant en question la possibilité du don, cette possible impossibilité légitimant en retour le pardon, « comme si le pardon, loin d’être une modification ou une complication secondaire ou survenue du don, en était en vérité la vérité première et finale. Le pardon comme impossible vérité de l’impossible don. Avant le don, le pardon » [43]. Surtout ce testament, ce « Will », résonne avec le « We’ll fish there » [44] de la phrase finale, qui constitue en quelque sorte le testament du fils de Mason à son père mourant, un nouveau testament après l’ancien, celui du père de l’astronome, Charles Mason Sr. Ce testament du fils est une promesse et, nous l’avons dit, une promesse dont on sait bien maintenant ce qu’elle a d’impossible, de dangereux, une promesse que le fils lui-même, au chevet de son père, sait impossible. Mais « une promesse doit toujours pouvoir être hantée par la menace, par son devenir-menace, sans quoi elle n’est pas une promesse » [45]. Oui, sans doute le roman avait-il seulement pour but de montrer que ces paroles étaient impossibles afin de pouvoir ensuite s’autoriser à les écrire.

Et même pour but de dire que ces dernières paroles, « We’ll fish there. And you too », aucun fils ne pourrait aujourd’hui les dire à son père, aucun père à son fils, et que c’est justement en cela qu’elles sont malgré tout encore possibles, car il faut « que l’impossible soit au cœur du possible » [46]. De même que l’un des épisodes finaux entre Mason et son fils emploie pour les désigner l’expression « Mason and Mason » (767), en une claire référence au titre du roman, on pourrait proposer en filigrane de celui-ci « Pynchon and Pynchon ». Ou plutôt « Pynchon & Pynchon », où l’esperluette serait à la fois nœud et détour, car ce nœud qui lie chaque génération à la précédente et à la suivante, cet héritage de la promesse américaine, il aura fallu à Pynchon bien des détours avant de l’accepter, avant de le donner. Peut-être sont-ce ces détours qui font le lien, peut-être est-ce ce refus ironique et rageur de pardonner, ce refus ironique et désabusé de promettre. Pierre-Yves Pétillon disait du jeune homme en colère auteur en 1973 de Gravity’s Rainbow : « Thomas Pynchon est de ceux qui (...) renoncent à l’héritage, héritier défroqué qui veut expier le péché originel » [47]. Il me semble que trente ans plus tard, dans Mason & Dixon Pynchon accepte au moins l’héritage, de génération en génération, du pardon impossible, et donc du seul pardon possible, de la promesse impossible, et donc de la seule promesse possible.

 

>sommaire
retour<

[32] T. H. Schaub, « Plot, Ideology and Compassion in Mason & Dixon », dans Brooke Horvarth et Irving Malin, éditeurs, Pynchon and Mason & Dixon, sous la direction de B. Horvarth et I. Malin, Newark, DEL/London, University of Delaware Press/Associated University Press, 2000, pp. 189-202, p. 200.
[33] P.-Y. Pétillon, La Grand-route : espace et écriture en Amérique, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 1979, p. 181, voir aussi le passage sur « la lettre originale : A », pp. 158-159.
[34] Ainsi qu’avec l’ancêtre de Nathaniel Hawthorne, voir Ibid., pp. 207-208n.
[35] William Cronon, dans son étude magistrale sur les changements écologiques apportés par la colonisation, Changes in the Land: Indians, Colonists, and the Ecology of New England, New York, NY, Hill and Wang, 1983, s’appuie sur « l’un des premiers contrats passés avec les Indiens » (66), par un certain William Pynchon, pour montrer comment les différentes conceptions du territoire rendaient ces contrats trompeurs sinon frauduleux.
[36] P.-Y. Pétillon, La Grand-route, Op. cit., p. 183.
[37] Là, gravée sur une pierre grossièrement dressée, ils voient une Ligne de traits brefs, certains dirigés vers le haut, d’autres vers le bas, d’autres dans les deux sens.
« On en trouve partout dans les Iles Britanniques, – c’est une écriture nommée ‘‘ogham’’, inventée par Hu Gardan le Puissant, qui conduisit les premiers colons Cymryques en Angleterre. […]
– Qu’y est-il dit ?
– Eh bien… d’après ce que je crois comprendre, – “Astronomes, prenez garde. Géomètres aussi. Oui, c’est à vous que je m’adresse.” Bien sûr, je n’ai pas déchiffré ce genre de choses depuis des lustres… mais c’est indubitablement du vieux gallois. » (600)
[38] P.-Y. Lambert, « L’écriture ogamique », dans Histoire de l’écriture : de l’idéogramme au multimédia, sous la direction de A.-M. Christin, Paris, Flammarion, 2001, pp. 276-277, p. 276, crochets de Lambert.
[39] Rappelons que le livre est dédié à la compagne et au fils de Pynchon Un autre exemple de cette pudeur et du rôle de masque que peuvent jouer les lettres est pour moi l’expression du révérend Cherrycoke, « the bare mortal world that is our home, and our Despair » (« ce Monde nu et mortel qui est notre Foyer, et notre Désespoir », 345). Un grand pan de la critique l’a lu en appuyant sur le dernier mot. Mais le monde est aussi l’endroit que nous habitons et peut-être pourrait-on faire de ces mots tant cités, qui viennent clore le passage dans lequel l’Amérique est présentée comme le rêve de l’Angleterre, non le message de Pynchon mais le modèle du fonctionnement de son texte. Ce que « Despair », le désespoir affiché en surface, vient réveiller, c’est la paronomase possible entre « home » et « hope », l’espoir. Avec ce mélange de pudeur et de lucidité dont est faite l’ironie, « hope » est nié par « Despair », maquillé par un changement de lettre, de <p> en <m>, de « hope » en « home », mais par cette dénégation et par ce masque l’espoir est ramené à la nudité transie qui est pour lui la seule condition d’une existence légitime.
[40] J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 182.
[41] Dans la traduction d’Emile Osty et Joseph Trinquet, Paris, Seuil, 1973. La référence vient aussi mettre en relief l’inversion de « Notre Père qui êtes aux cieux » en « père terrestre ».
[42] C’est l’étymologie de « pardon » et, par calque, de « forgive », « de per- “complètement” and dōnāre “donner” » (J. Ayto, Dictionary of Word Origin, London, Bloomsburry, 1990).
[43] J. Derrida, Pardonner : l'impardonnable et l'imprescriptible, Paris, L’Herne, 2005, p. 85.
[44] Qui lui-même résonne, cette fois de manière élégiaque, avec le « yes I will yes » de Molly Bloom.
[45] J. Derrida, Pardonner, Op. cit., p. 108.
[46] Ibid., p. 110.
[47] P.-Y. Pétillon, La Grand-route, Op. cit., p. 184.