L’esperluette et la majuscule,
tours et détours de la lettre dans
Mason & Dixon de Thomas Pynchon

- Gilles Chamerois
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Fig. 2. Page précédant la première
page du texte de V.

Fig. 3. Première page de V.

Fig. 4. Dernière page de Gravity’s Rainbow

Fig. 5. Première page de Gravity’s Rainbow

Fig. 6. Première page de Mason & Dixon

Toute définition est au bout du compte circulaire ou aporétique, mais ce qui reste quand les mots ont fini leur ronde n’est pas tant l’indécidabilité d’un sens toujours fuyant, une origine toujours introuvable, que la mystérieuse évidence de l’image. C’est à l’image que renvoie l’étymologie proposée par le Robert historique de la langue française, selon lequel le terme « est probablement formé à partir du croisement du latin perna “jambe”, “sorte de coquillage” et de sphaerula “boule”, “sphère” » [12]. L’esperluette est à la fois une sphère réunissant deux termes qu’elle lie en une entité supérieure, ne serait-ce que quant à la syntaxe, et une droite (sa « jambe ») qui marque la séparation de ces deux termes. On rejoint ici, par un chemin différent, disons par le versant de la figure plutôt que par celui de la lettre, les conclusions que Samuel Cohen dans un article éclairant intitulé « Mason & Dixon and the Ampersand » tire de la lisibilité du « e » et du « t » dans la typographie choisie :

 

Le e et le t originaux ne sont plus reconnaissables dans les esperluettes des polices de caractère modernes. Celles du dix-huitième siècle, telle celle de William Caslon, préservaient la distinction entre les deux lettres, et se contentaient de lier le t à la fin de la courbe inférieure du E majuscule. L’esperluette de la couverture de Mason & Dixon est celle de Caslon [13].
Il est important de noter le choix précis effectué par Pynchon car son importance symbolique est grande dans le roman. (…) Le lien entre les deux lettres exprime la combinaison et la connexion tandis que le fait que les lettres restent reconnaissables séparément dans la police du dix-huitième siècle exprime la préservation d’identités distinctes, la différence.

 

On pourrait ajouter à ces deux chemins proposés par l’étymologie d’« esperluette », celui de la lettre et celui de la figure, un troisième, celui de l’étymologie du mot « et » lui-même, car « and » ou « et » ont pour racine « le sanscrit védique antí, au-delà et contre, [over against], locatif de antá, fin, frontière, voisinage, et signifiant donc à la frontière de, confinant à, faisant face à. De l’idée d’opposition, de juxtaposition ou d’antithèse, le mot est passé dans les langues teutoniques à l’expression de relations mutuelles entre des notions ou des propositions » (Oxford English Dictionary). Le mot « and » en lui-même sépare et réunit à la fois, et n’unit que dans la mesure où il sépare, tout comme la frontière entre la Pennsylvanie et le Maryland, que les astronomes tracent à la veille de la Guerre d’Indépendance mais qui prépare celle de Sécession un siècle plus tard.

 

Le grain de la page

 

De manière au départ surprenante, Pynchon n’utilise que peu le symbole dans le texte même du roman : cinq occurrences, toujours sous la forme &c., alors que l’esperluette faisait partie de l’arsenal à sa disposition pour archaïser la typographie. D’une certaine manière, sa relative absence du texte du roman est symptomatique : le livre est justement un long développement qui tente de cerner les enjeux de la figure absente. Comme toutes les autres figures, celle-ci se lira dans les lignes du texte, texte que l’on peut considérer comme une longue méditation sur la complexité de ces rapports entre un signe présent pour des lettres absentes (« and per se and ») et son absence dans le roman, qui n’est en fin de compte qu’une suite de lettres. Cette méditation peut se penser de deux manières : à quelles conditions une figure peut-elle se faire écriture, comment une écriture peut-elle créer des figures ?

Mais, si l’on y réfléchit, les mots dessinent bien une figure sur la page. Si l’on compare les premières pages de trois des romans de Pynchon, on peut même dire que la figure que chacune dessine annonce à sa manière la figure majeure que le roman va mettre en scène, le V pour V., l’arc, l’ascension et la chute pour Gravity’s Rainbow, la ligne droite et la ligne courbe pour Mason & Dixon. Le cas de V. est bien sûr exemplaire. Sur la couverture peut se lire le titre, qui est aussi une lettre, et une figure. Cette figure est répétée en calligramme sur la page qui précède immédiatement le texte (fig. 2). Elle est de nouveau répétée, si l’on veut bien s’arrêter pour y réfléchir avant d’être happé par le texte, dans la mise en page de la première page (fig. 3). Non seulement, de manière évidente, dans la mise en page du sous-titre du chapitre, mais également dans les retraits à gauche et à droite et le changement de police du texte de la chanson. C’est, répété dans les faibles limites permises par les règles typographiques, le même mouvement d’amenuisement et de réduction.

C’est lui que l’on retrouvera à la dernière page de Gravity’s Rainbow (fig. 4), qui nous conduit par le blanc à la sortie du livre, car le rite qui ramène au monde se doit en dernier lieu de rendre la page à sa blancheur. A la fin du livre, et du segment intitulé « DESCENT », le tiret final vient comme aboutissement d’un rétrécissement progressif, de la taille des paragraphes d’abord, puis de la ligne horizontale, par le retrait à gauche et à droite dans la présentation de l’hymne, puis par la brièveté de la dernière phrase, enfin par le tiret : « Now everybody— ». Ce mouvement de chute et de rétraction fait pendant au mouvement vertical d’expansion progressive sur l’espace de la page à l’incipit du roman (fig. 5), et tout le volume du roman sera pris dans l’arc entre cette expansion initiale et la rétraction finale. Le premier paragraphe fait deux lignes, le deuxième sept, le troisième onze, et les dix-sept dernières lignes de la page sont occupées par la quasi-totalité du quatrième paragraphe.

La première page de Mason & Dixon (fig. 6), au contraire, se présente d’abord, à distance, comme un carré homogène de lignes noires et blanches, sans retours à la ligne, ni alinéa, ni lettrine, un effet rendu plus saisissant encore par le premier tiers de la page, blanc à l’exception de la verticale du I en chiffre romain. A distance, donc, on peut au plus haut point lui appliquer les remarques de Michel Butor sur la page imprimée dans « Ordre et fureur dans la réalisation esthétique » :

 

La page imprimée, la colonne de texte, est ce qui se présente le plus naturellement à l’esprit lorsque nous cherchons une image de l’ordre. Nous pouvons certes estimer qu’à l’intérieur c’est malheureusement fort désordonné, ou au contraire nous féliciter d’y voir une superbe fureur se manifester. Mais pour pouvoir nous atteindre, celle-ci aura dû passer sur cette figure à tant d’égards si remarquablement régulière [14].

 

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[12] Article « esperluette ». L’article « perluette » propose une troisième étymologie, proche de celle du Trésor.
[13] S. Cohen, « Mason & Dixon and the Ampersand », Twentieth Century Literature, n°48 (3), 2002, pp. 264-291, pp. 277-278. Rappelons que l’esperluette de la couverture n’est pas exactement celle de Caslon mais probablement une recréation qui imite de manière générale la typographie du dix-huitième siècle, et que les polices de caractère du dix-huitième siècle ne « préservaient la distinction entre les deux lettres » qu’en italiques. Ceci ne fait que renforcer le propos de Cohen, puisque le choix d’une police italique pour l’esperluette seule, au mépris des règles typographiques les plus élémentaires, indique bien l’importance du fait que les lettres puissent être reconnues. Les remarques de Cohen sur l’esperluette en tant que figure valent aussi d’être rapportées, car elles rejoignent ses conclusions sur la typographie choisie : « la question que pose l’Histoire esperluettesque de Pynchon [Pynchon’s ampersandic history], c’est de savoir si la ligne de l’Histoire de l’Amérique va indéfiniment se croiser et se recroiser, comme la ligne qui symbolise l’infini, ou si l’ouverture de l’une des boucles de l’esperluette dans son tracé actuel peut permettre d’espérer que les choses prennent une tournure différente ». Nous ajouterons que la typographie adoptée pour la couverture du roman peut d’une part elle aussi être vue comme une ouverture du symbole ∞, et d’autre part, si l’on suit les remarques de Gérard Blanchard, introduit la trace d’un geste d’écriture et donc une temporalité dans la typographie immuable et figée des lettres.
[14] M. Butor, « Ordre et fureur dans la réalisation esthétique », dans Thèse - Métaphore - Chimère : symposium francophone pluridisciplinaire sur la dynamique esthétique dans l’art, la folie et la science, sous la direction d’A. Bader et G. Salem, Berne, Peter Lang, 1986, pp. 59-75, p. 59. L’article, qui traite de l’écriture en général, est remarquable et aborde plusieurs des enjeux du roman, de la révolution à la filiation, des frontières à la grande chaîne des êtres.