Cette opacification liée à l’utilisation des majuscules va souvent être un brouillage des hiérarchies. Voici pour commencer un petit exemple à la marge, un exemple comique de l’ambiguïté que le nivellement de la hiérarchisation syntaxique peut produire, lors du badinage appuyé (mais au mode subjonctif, Mason ayant manqué d’esprit de répartie sur le moment) entre Mason et Florinda pendant la pendaison de Lord Ferrer :
« Le bonjour ! Pensez-vous qu’il l’aura bien dure? (Ainsi le salue-t-elle.) On dit que des agents de Lady F. sont venus ici pour parier le contraire ».
Mason en reste bouche bée. Il lui faudra des jours avant de concevoir une réplique à un discours aussi sophistiqué.
« D’après mon expérience, dira-t-il peut-être, c’est en général à l’innocent que cela arrive. Le coupable, lui, ne le peut.
– Comme c’est étrange ».
Elle ne cille pas, quand bien ses narines frémissent. Son escorte rit sottement, – et son petit chien Biscuit, le seul à sentir son début d’intérêt, s’autorisera une démonstration (111).
Voici, avec l’un des innombrables jeux de mots intraduisibles du roman, le dernier segment en anglais : « and her little Dog Biscuit, alone scenting her onset of interest, will begin to act up ». Ce n’est pas seulement le choix du nom du chien qui nous fait hésiter, mais aussi la présence de majuscules à « Dog » et à « Biscuit ». S’agit-il de « her little dog Biscuit », ce qui se révèle bien sûr être le cas, ou bien de « her little dog biscuit » ? Les deux possibilités correspondent à l’oral à deux schémas accentuels, respectivement deux accents primaires, « ˈdog ˈbiscuit », et un accent primaire suivi d’un accent secondaire, « ˈdog ˌbiscuit ». Ces deux accentuations correspondent à deux hiérarchisations différentes. Soit « her little Dog » et « Biscuit » sont deux groupes nominaux, qui renvoient tous deux au même référent, le chien, soit « Dog » n’est plus tête de groupe nominal mais qualifie seulement « Biscuit », en un nom composé, « biscuit pour chien », qui ne peut renvoyer dans le contexte qu’à un élément de l’anatomie féminine que l’on ne peut mentionner sans détour. Le jeu entre les mots, le jeu au sens mécanique, permet au non-dit d’apparaître.
La mise en question de la hiérarchie syntaxique va souvent aussi de pair avec un questionnement plus ontologique, et l’on peut se tourner vers une remarque de l’un des traducteurs français :
ces majuscules partout qui imitent le XVIIIe siècle parce qu’il n’y avait pas de règle fixe, on capitalisait à tours de bras. Mais on s’aperçoit aussi que Pynchon pervertit le système. Il met des majuscules aux termes abstraits mais aussi aux termes concrets. Les mots changent de statut ; les termes abstraits prennent une force concrète et à l’inverse, les mots concrets se spiritualisent. Ecrire « la Cuisine », c’est comme s’il y avait un Etre de la cuisine [23].
Notons que les majuscules sont parfois utilisées de conserve avec le zeugme, qui participe du même questionnement et qui constitue la figure majeure du roman. Au début du livre, le révérend considère le destin de ses anciens compagnons : « Some are gone to Kentucky, and some, – as now poor Mason, – to Dust » (7) [24]. Le zeugme est possible sans la majuscule, bien sûr, mais elle participe de la mise sur le même niveau d’une entité géographique et d’une expression religieuse. Ce jeu sur l’initiale se redouble souvent d’une allitération : « Here the party will cross, not into Ohio alone, but into Outlawry as well » (616) [25]. Le zeugme attelle un élément géographique et un élément moral parce que le mot « cross » permet cette double construction mais aussi parce que les mots en général permettent dans leur matérialité d’autres associations que les choses, et l’initiale concentre en elle cette possibilité :
Plutôt que du sens, c’est une force du mot qui se trouve résumée dans son initiale. Sa force, c’est son sens, plus autre chose. Son associativité. Qui inclut ses effets. Son action. Par quoi la lettre se révèle comme l’élément d’engendrement de formes poétiques [26].
Cette force de l’initiale n’est pas seulement celle de l’allitération, mais l’allitération la redouble, car sa « rhétorique joue la nature » [27], en ce qu’elle prétend renvoyer à une affinité, une analogie de type magique entre les mots et les choses qu’ils désignent [28]. Anne Battesti note de Gravity’s Rainbow que « le jeu sur l’initiale consiste souvent en un redoublement allitératif en forme de bégaiement ou de redondance » [29]. Parmi les nombreux exemples dans Mason & Dixon [30], nous prendrons d’abord comme emblème celui dans lequel le rêve d’un signe non arbitraire se trouve réalisé sur la page, et que l’on pourrait appeler le degré zéro zéro : « He [Maskelyne] is giving Mason the heavy O.O. » (138). « O.O. », c’est-à-dire « once-over », un regard qui combine paradoxalement rapidité du balayage et force de pénétration du jugement [31]. C’est aussi le passage à une dimension mimétique qui semble trouer la page de deux yeux grand ouverts, en une mise en scène qui est aussi une mise en question. En effet, si Pynchon est surtout vu comme le dénonciateur fasciné de la science et de la technique, il se méfie tout autant de la pensée magique et du jeu effréné du signifiant. Si dans des expressions telles que « metallick Marvel » (375), « Mysteries of the Magnetick » (700), « Coffee House Cabals » (406), « Metaphysicks of the Moment » (179) la rhétorique rejoue bien la nature, en ce que les « maisons de café » sont « naturellement » propices aux cabales ou que le magnétisme est bien un mystère, si ces expressions renvoient bien à des préoccupations majeures du roman, ces rapports supposés de consubstantialité, cette vision synthétique recèlent autant de dangers que l’analyse scientifique. Pour le dire autrement, autant que de la prétendue neutralité, ou transparence scientifique du langage, basée sur son arbitraire même, il faut se méfier de la prétendue transparence du cratylisme.
[23] C. Claro, « Tourbillons dans la carte du monde : comment travaille-t-on sur un texte de Thomas Pynchon ? Entretien avec Christophe Claro, l’un des deux traducteurs de Mason & Dixon », recueilli par Stéphane Bouquet, le 04/01/2001, Libération, Cahier Livres, janvier 2001. Claro note à propos de la traduction : « cela dit, nous avons gardé beaucoup moins de majuscules que dans la version anglaise, parce que les textes anglais du XVIIIe utilisent beaucoup les capitales, mais dans les textes français il existe d’autres marqueurs spécifiques comme le tiret ». Millard propose une analyse comparable, allant jusqu’à parler de renversement de l’importance relative des termes grâce aux majuscules, et on notera ses remarques judicieuses sur un passage page 283 : « Ce sont les éléments les plus triviaux et les moins pérennes, les petits points noirs plutôt que les grandes sphères blanches qui sont mis en relief par la majuscule » (W. B. Millard, « Delineations of Madness and Science : Mason & Dixon, Pynchonian Space and the Snovian Disjunction », dans American Postmodernity. Essays on the Recent Fiction of Thomas Pynchon, sous la direction d’I. D. Copestake, Berne, Peter Lang, 2003, pp. 83-127, p. 104).
[24] Les traducteurs ont joué sur un zeugme plus grammatical : « Quelques-uns s’en sont allés au Kentucky, et d’autres, – comme ce pauvre Mason, – s’en sont allés tout court ».
[25] « L’Expédition va donc entrer non seulement en Ohio, mais également dans l’Illégalité ».
[26] H. Meschonnic, Des mots et des mondes : dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, « Brèves Littérature »,1991, p. 49.
[27] Ibid., p. 47.
[28] Citons le passage suivant, aux accents carrolliens :
« Mason arrives one day to find Dixon sitting there with giant Heaps of Cherries and Charcoal. “Have some,” offering Mason his choice.
“Excuse me. The Gout is eas’d by things that begin with ‘Ch’ ?”
“Why aye. They don’t know that down in Gloucestershire ?”
“Chicken ?”
“In the form of Soup, particularly.”
“Chops ? Cheese ? Chocolate ?” »
(« Un jour, Mason découvre Dixon assis devant d’énormes tas de cerises et de charbon de bois.
“Servez-vous, (laissant le choix à Mason).
– Pardonnez-moi. La goutte serait-elle soulagée par des choses qui commencent par la lettre C ?
– Certes oui. On ne le sait pas dans le Gloucestershire ?
– Chapons ?
– Sous forme de soupe, particulièrement.
– Côtelettes ? Cheddar ? Chocolat ?” », 750).
[29] A. Battesti, « Gravity’s Rainbow de Thomas Pynchon : l’écriture de la bifurcation », Thèse de doctorat, Université d’Orléans, 1994, p. 262.
[30] En une typologie sommaire, et loin d’être exhaustive, on peut distinguer les redoublements qui renvoient aux clichés littéraires, l’« Illiad of Inconveniance » (370) d’Armand ou l’appellation « Oriental Operative » (548) pour Zhang, les « Agents of Altitude » (142) sortis tout droit d’un roman de science-fiction, « Herdsman of Humans » et « Dealer’s Departure » (697) dans la réélaboration de l’épisode du conducteur d’esclaves, les personnages Szasza Zsabo et Vrou Vroom, et surtout le couple Zhang/Zarpazo, et les redoublements qui participent de la problématique de l’hendyadyn, par exemple « Block and Blade » (7), « Birth and Blood » (313), « Body and Blood » (695), « House and Home » (697).
[31] Les traducteurs proposent « Il jauge Mason du regard ». L’expression « to give the once-over » elle-même est un anachronisme d’origine américaine (1915), et l’abréviation n’est bien sûr pas notée dans l’OED. On note la même possibilité mimétique, souvent exploitée, ne serait-ce que par les publicitaires, dans « look » (« lOOk », ou maintenant souvent « l@@k »), ou même, selon Paul Claudel, dans « œil » : « comment écrire des mots comme œil (l’œil vu en accolade de face ou de profil et le regard qu’il décoche) ou cœur sans y voir une représentation de l’organe représenté ? », texte non publié cité par J. Peignot, Du calligramme, Paris, Chêne, 1978, p. 25.