Mais en se rapprochant, ce qui émergera alors sera les variations épisodiques de ces lignes, dues aux majuscules. Tentons de cerner les enjeux pour la lecture de ce qui est un changement d’échelle inhabituel, un brouillage volontaire de notre regard sur le texte, tentons de prolonger cet arrêt sur image sur ce moment inévitable mais si évanescent qu’il en est presque inconscient, celui où l’œil, avant de plonger dans le texte, considère la page dans son ensemble.
Il n’est peut-être pas inutile de se tourner vers les deux exemples de typographie complètement différents que sont, d’une part la première page de Gravity’s Rainbow déjà abordée, relativement classique du point de vue de la typographie, de l’autre la pénultième page du même roman, avec son jeu sur les pleins et les vides (fig. 7) [15]. La pénultième page de Gravity’s Rainbow est un torrent de mots, certes, mais qui justement n’invite pas à s’y plonger, qui fait bloc et dans lequel on sent bien que les irrégularités que constituent les capitales de CATCH d’une part, les points de suspension d’autre part, ne sont pas des points d’ancrage à la syntaxe. Les unes semblent sortir de la page, les autres la creuser, il semble se former un réseau, signifiant certes, mais autonome, qui fige la page sans offrir de point d’entrée.
Dans la première page de Gravity’s Rainbow, au contraire, de conserve avec la délinéation des paragraphes, la présence parcimonieuse des majuscules est un appel à la lecture en ce qu’elle vient rythmer par avance les périodes de la phrase. La première phrase est très courte, la seconde, guère plus longue, est coupée par une virgule. Cette succession de phrases courtes et plus longues se poursuit, à chaque fois anticipée par le lecteur qui voit à l’avance les majuscules indiquer le terme de chaque phrase. Il ne s’agit pas de dire que Gravity’s Rainbow est un texte qui à la lecture exsude le classicisme, loin de là, mais avant la lecture, d’un point de vue typographique, il pourrait bien répondre à l’idéal d’Addison, pour qui le paysage du texte doit être celui d’un jardin à l’anglaise [16]. Pour filer la métaphore, la première page de Mason & Dixon, quant à elle, ni torrent ni jardin, présente d’abord l’aspect d’une « forêt de majuscules » [17], une forêt non pas impénétrable mais dans laquelle tout de même le lecteur « se trouve engagé dans une résistance contre la masse de la matière » [18]. Il y a résistance, mais l’on se trouve « engagé », l’effet de seuil, bien réel, est tout de même « engageant » et nous invite à suivre le grain de la page, pour employer une métaphore proposée par Pynchon lui-même, avec dans l’incipit cette « sinistre et merveilleuse table de jeu qui offre cette médiocre fibre en forme de vagues [Wave-like Grain] que les ébénistes nomment Cœur Errant, et qui est la cause d’une Illusion de profondeur que les enfants ont contemplée pendant des années comme s’il s’agissait des pages illustrées d’un Livre… » (5).
« Wand’ring Heart », « Cœur Errant », désigne un défaut du bois dans lequel le cœur du bois ne suit pas la ligne centrale, rectiligne, qui devrait être la sienne. On peut être tenté de voir l’emploi immodéré des majuscules, et peut-être aussi des tirets, comme l’équivalent en termes graphiques de ce « Cœur Errant », comme les « vagues » qui viennent moduler la ligne. Dans un texte en typographie moderne, les majuscules ne font que matérialiser, de manière plus visible que le point, le début d’une nouvelle phrase. Nous allons tenter de montrer que, si l’effet d’à-plat n’est pas aussi marqué dans Mason & Dixon que celui de la pénultième page de Gravity’s Rainbow, la modulation continue apportée par les majuscules est bien notre premier accès au grain du texte, et ne saurait se résumer à un effet archaïsant. Il nous faut toutefois revenir à la capitalisation du dix-huitième dont elle est d’abord le pastiche.
La lettre diaphane
La capitalisation est un phénomène transitoire en anglais, qui s’étend sur un peu plus d’un siècle, de 1650 à 1790 [19]. L’une des explications proposées est qu’elle aurait été liée au développement du lectorat, et aurait apporté une aide aux nouveaux lecteurs en leur indiquant quels mots accentuer. Autant dire que ce n’est généralement pas leur fonction dans Mason & Dixon [20]. Si les majuscules ont été introduites au dix-septième siècle pour aider des lecteurs néophytes à qui l’expérience de lecture était étrangère, leur fonction première dans le roman semble plutôt être, de manière symétriquement inverse, de rendre une certaine étrangeté à la lecture. Dans le taillis des majuscules, les majuscules « normales » se perdent, et avec elles l’anticipation de la fin de la phrase, au profit d’une rythmique plus répétitive, et déroutante. Une étrangeté archaïsante d’abord, bien sûr, mais aussi plus ontologique, et liée encore une fois à la matérialité des lettres sur la page :
La matérialité de l’écriture, du graphisme (…) : voilà qui nous la fait aimer, désirer, et – intellectuellement, ensuite – considérer comme importante (essentielle). Les beaux textes en langue morte (par ex., pour nous, les textes latins) nous intéressent d’autant plus qu’ils n’existent pour nous que comme écriture, puisque nous ne savons du tout comment ils étaient prononcés. Parce que leur matérialité est évidente (…). Par ailleurs ce mutisme les rapproche encore pour nous des choses du monde physique [21].
La langue du roman n’est certes pas morte mais la typographie fait signe vers cette distance, cette matérialité, ce caractère sinon opaque du moins diaphane [22] de la lettre qui n’est pas pure transparence vers un son ou un sens.