Des images sonores ou la réanimation
cinématographique d’un « temps muet »

- Rémi Fontanel

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Fig. 7. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 8. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 9. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 10. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

La nature est ainsi très représentée. La raison tient à la présence en nombre des paysages. Exceptées les mouettes, les oiseaux ne sont pas visibles à l’image mais leurs chants sont en revanche bien audibles, à la campagne ainsi que sur les plans des vestiges antiques espagnols et albanais où ils apportent de la vie dans ces lieux immuables. Les icones, elles, restent plongées dans le silence. Le vent a quant à lui une place de choix et il pourrait à lui seul faire l’objet d’une typologie à l’échelle du film. Hivernal, il semble venir de loin, des montagnes qui entourent le lac au début du film ; printanier, il insuffle la vie, fait vibrer les arbres, se mêle aux oiseaux et à la joie des enfants. Présent à Annecy, il l’est ailleurs également : en Ardèche, il envahit la vallée filmée en plan d’ensemble, caresse l’herbe des prés et s’engouffre dans la densité de la végétation ; au Maroc et en Albanie, il semble plus léger et indissociable de la mer ou de l’océan Pacifique plus agité au Chili, comme le suggère le spectacle des vagues qui roulent et se brisent sur les rochers. Rym Debbarh-Mounir s’est attachée à traduire et à interpréter avec une grande acuité le statut et l’intensité du vent en regard de ses effets repérables à l’image. On le sent sur la peau, comme elle l’indique afin d’en qualifier la part sensible. Il est vif ou léger, froid ou chaud, fort ou modéré et souvent il apporte de la profondeur au champ. A La Clusaz, il est épais, encastré dans la chaîne des Aravis (fig. 7). Dans cette scène en particulier, il intensifie le propos d’Annie Ernaux évoquant un « devoir de plaisir » lors de « ce rituel d’hiver ». Le vent a donc aussi une fonction évocatrice. Martin Barnier en a défini le spectre iconologique dans les arts et au cinéma, relevant ses puissances narratives, ses vertus poétiques, son « usage pathétique » qui « depuis l’antiquité, souligne les émotions fortes » [44].

Participant à la retranscription des sentiments, le son nourrit une forme de paysage intérieur. De même que la séquence des sports d’hiver, celle se déroulant à Londres (été 1976) est également abondante. Les oiseaux, le vent léger, les rames de la barque lors de la promenade sur la Serpentine River, les jets de la fontaine, le défilé des chevaux, les bus et les voitures, les cloches des églises, etc. proposent une richesse sonore qui traduit un moment de partage familial joyeux, doux et également précieux tant la situation familiale évoluera par la suite. Cette ambiance crée une impression d’isolement des êtres et donc celle d’une unité familiale dans un contexte urbain pourtant très dense. Ce sentiment de légèreté est d’ailleurs appuyé par l’air musical « empathique » [45], dolce et leggiero, qui parcourt les images.

Le travail de cette écriture sonore marque les temporalités (les années, les saisons) et surtout, il est mobilisé pour souligner les intensités, soutenir les absences, accompagner les étapes charnières du récit. On pense à deux épisodes en particulier qui sont montés à distance. Il s’agit du feu d’artifice plein de sons et dont le sens allégorique renvoie à un événement décisif dans la vie d’Annie Ernaux : la publication de son premier roman Les Armoires vides en 1974 (fig. 8). Comme un point de rencontre entre une vie et une destinée, ce spectacle est composé d’éclats lumineux et de sons parfaitement synchrones. C’est là une illusion perceptive car contraire à la réalité d’une telle expérience qui implique à l’écoute un léger décalage temporel entre la figure colorée et la déflagration qui la caractérise. Mais le choix de cette concordance était nécessaire car cette scène, qui expose un tournant majeur, devait être chargée d’une certaine intensité cinématographique. De cette explosion naît un nouvel horizon. Plus loin, la scène de la corrida en Espagne (1980) devient l’allégorie d’une nouvelle phase, en lien pour sa part avec la dégradation de la vie conjugale. Elle est alors dépourvue de bruits, seulement accompagnée d’une musique, non connotée cette fois-ci. Ses intervalles très réduits, son ton doté de quelques infrabasses générées au mixage, son timbre synthétique et son rythme continu (aux très faibles variations), s’accordent avec le temps suspendu qui met en scène le torero et l’animal, avant la mise à mort. Le moment est d’autant plus intense que la séquence précédente (les fêtes de San Fermín) est composée d’une alternance de sons de foule différents entre le cortège des « Grosses têtes » et la corrida, ainsi que d’une musique plutôt riche et d’une voix qui dit la sensation d’étourdissement.

Quant aux transitions sonores, elles sont d’une grande précision. Elles fluidifient les passages entre les séquences tout en proposant certains effets. A la fin de la séquence chilienne, l’ambiance sonore disparait et les images se figent car ce pays, du moins son projet politique, bientôt n’existera plus, comme le précise le commentaire. Le lien entre Cergy-Pontoise (1re séquence) et Londres est signifié par le son d’un avion qui décolle alors que c’est l’image d’un hovercraft qui informe sur ce voyage outre-Manche (fig. 9). Entre Cergy-Pontoise (2e séquence) et la Corse, le vent gagne en puissance et se fait le symbole d’une nouvelle gradation narrative. Les liaisons sonores sont toutes recherchées, délicatement élaborées au contact des images. Entre le Royaume-Uni et la France, la forme circulaire de l’horloge de Big Ben précède celle d’une rose de couleur rouge, ce même rouge relevé par Annie Ernaux sur les images de Noël 1971. Ce raccord plastique se double d’une continuité sonore subtilement élaborée grâce aux chants des oiseaux et au son du vent qui se mue progressivement en un bruit de moteur d’avion. Ce choix marque un cap, un de plus, franchi par la famille. Entre l’Espagne et le Portugal enfin, le son des vagues surgit sur la transition au noir et fait place à celui du linge qui s’agite au vent (fig. 10). Cette longue et lente coulée sonore donne l’impression d’une grande fluidité et d’une trajectoire conduisant inexorablement à la fin d’une histoire.

 

François Niney note qu’« il y a un charme, voire une fascination de l’archive : l’impression de voir et toucher le réel enfui… » [46]. C’est avec cette idée que David Ernaux-Briot a travaillé en enrichissant ces images muettes d’une triple écriture sonore. Si le texte d’Annie Ernaux est la colonne vertébrale du récit, l’apport de la voix, le montage sonore réalisé par Rym Debbarh-Mounir et la composition musicale sont les modalités de son écriture cinématographique, à la fois spatiale et temporelle, narrative et rythmique. En tant que réacteur cinématographique, le montage transforme l’image d’archives en une archive mise en image ; et c’est la voix, cohabitant avec les bruits et les musiques, qui rend possible cette réquisition poétique. L’image sonorisée devient elle aussi une image sonore, accomplissant ce qu’Annie Ernaux évoque dans le film au sujet de ces années Super 8 : « ainsi, nous cherchions inconsciemment à donner de l’avenir au présent et à construire, image après image, scène après scène, quelque chose comme une fiction familiale où chacun apporterait plus tard le sous-texte », … un temps muet réanimé cinquante ans plus tard…

 

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[44] Martin Barnier, « Vent », dans Dictionnaire d’iconologie filmique, dir. Emmanuelle André, Jean-Michel Durafour et Luc Vancheri, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Le Vif du sujet », 2022, p. 636.
[45] Se dit d’une « musique allant dans le même sens que l’émotion suscitée par l’action (drôle, dramatique, mélancolique) ». Michel Chion, L’Audio-vision, Paris, Armand Colin, « Arts/Arts Visuels », 2021 (5e éd.), p. 269.
[46] François Niney, « Que documentent les images d’archives ? », dans L’Image d’archives. Une image en devenir, dir. Julie Maeck et Matthias Steinle, Op. cit., p. 44.