Résumé
Conçu par Annie Ernaux et David Ernaux-Briot, Les Années Super 8 est un film de montage qui mobilise des images Super 8 tournées par Philippe Ernaux entre 1972 et 1981. Ces archives familiales sont muettes c’est-à-dire réalisées sans son direct. Cinquante ans plus tard, ce temps sauvegardé est revisité par le montage qui, en tant que réanimateur cinématographique, fait de la réécriture sonore des images la condition à l’édification de leur mémoire. La voix indissociable du texte écrit par Annie Ernaux, le montage sonore élaboré par Rym Debbarh-Mounir et la musique composée par Florencia Di Concilio rendent possible cette réquisition poétique dont cet article s’attache à étudier toute l’étendue.
Mots-clés : archives, effets sonores, montage sonore, musique, voix
Abstract
Conceived by Annie Ernaux and David Ernaux-Briot, Les Années Super 8 is a montage film using Super 8 footage shot by Philippe Ernaux between 1972 and 1981. These family archives are silent, made without direct sound. Fifty years on, this saved time is revisited through editing, which, as a cinematographic reanimator, makes the sound rewriting of images the condition for the construction of their memory. The voice, inseparable from the text written by Annie Ernaux, the editing worked by Rym Debbarh-Mounir and the music composed by Florencia Di Concilio make possible this poetic requisition, which this article explores its full scope.
Keywords: archives, sound effects, sound editing, music, voice
Nombreux, nombreuses sont les cinéastes documentaristes qui se tournent vers leurs archives (films et photographies de famille) [1] pour raconter leur histoire, pour investir le passé de leurs proches ; souvent dépendantes l’une de l’autre, ces deux démarches dessinent alors un espace narratif au sein duquel s’articulent plusieurs trajectoires de vie. Utilisées de manière plus ou moins soutenue selon leur disponibilité et la nature des projets, ces archives familiales prennent un nouveau statut lorsqu’elles sont utilisées hors d’elles-mêmes, c’est-à-dire hors de l’usage social (privé) auquel elles se destinent. Lorsqu’elles sont mises au service d’un récit, ces images deviennent alors une matière à explorer, à déchiffrer, à organiser. Ordonner le temps implique de le remonter, action qui prend dans ce cas tout son sens cinématographique. Faire vivre ce qui a disparu, consigner ce qui est là pour sonder ce qui a été ; vouloir comprendre, mettre des images là où il n’y en a pas, là où il n’y en a plus, ou au contraire enrichir jusqu’à épuiser le sens de celles qui restent ; affronter pour dénouer, arranger les confusions de l’existence, exhumer pour apaiser : l’acte de re-création est alors motivé par le besoin de trouver l’ordre d’une vérité. En faisant de leur vie une histoire, en optant pour une « mise en intrigue » [2], ces cinéastes (et monteurs) se pensent, se réalisent, s’interprètent, en ouvrant les voies de l’investigation et de la révélation, de la réappropriation et de la réparation. Ces arpenteurs du passé ont ainsi le souci de créer des liens… et de « sauver quelque chose du temps » [3]. Cet acte ciné-généalogique est d’abord celui d’une instruction motivée par une volonté d’interprétation et par l’espoir d’une élucidation. Aussi, l’image d’archives familiale peut être cherchée, espérée : c’est le cas de la photographie dans Carré 35 (2017) d’Eric Caravaca. Lorsqu’elle est absente, elle peut engager des stratégies compensatoires comme la fabrication de contrefaçons (Stories We Tell, 2012, Sarah Polley), la création d’éléments de substitution (les figurines en argile dans L’Image manquante, 2013, Rithy Panh ou dans La Mère de tous les mensonges, 2024, Asmae El Moudir) ou la convocation de ressources amateures (anonymes) (Daughter Rite, 1980, Michelle Citron ; Et j’aime à la fureur, 2021, André Bonzel ; Ultraviolette et le gang des cracheuses de sang [4], 2021, Robin Hunzinger). Lorsqu’elle est accessible, elle est alors retenue pour ce qu’elle est ou pour ce qu’elle n’est pas, ne montre pas, ne « dit » pas, pas du tout ou pas assez, comme dans Méditerranées (2012) d’Olivier Py, Au dos de nos images (2021) de Romain Baudéan et Les Années Super 8 (2022), film de montage coréalisé par David Ernaux-Briot et Annie Ernaux.
Le film Les Années Super 8 met en récit une partie des images muettes (des archives dépourvues de son direct) fabriquées entre 1972 et 1981 par Philippe Ernaux, ex-époux de l’auteure. A ce titre, la parole d’Annie Ernaux ainsi que le montage réalisé par Clément Pinteaux sous le regard de David Ernaux-Briot, jouent ensemble un rôle majeur dans cette entreprise. Le film est composé d’une vingtaine de séquences dont l’organisation répond à une succession chronologique offrant un partage entre scènes de la vie quotidienne et vacances passées en France et à l’étranger. Mais cette matière est également interprétée et finement orchestrée sur le plan sonore. En proposant la conception d’images sonores, David Ernaux-Briot devient en quelque sorte le réanimateur [5] de ce « temps muet » [6], de ce temps sauvegardé (« immortalisé » selon la formule consacrée) dont il se ressaisit avec le cinéma. La voix, indissociable du texte (Annie Ernaux) ainsi que l’univers poétique du montage sonore (Rym Debbarh-Mounir), constituent les orientations de cette étude qui voudrait considérer la création sonore comme l’endroit d’une composition cinématographique motivée par la réanimation d’un « temps muet ».
Au-delà des images : faire parler les ruines
Des archives au film
« Nous vivons un moment inouï, à la fois heureux et empreint d’une grande violence. On ne sait pas quoi faire de cette durée nouvelle arrachée à notre vie », confie en voix off Annie Ernaux dans la première séquence du film. Elle fait allusion à l’irruption de la caméra dans la cellule familiale et aux nouveaux comportements qu’elle engendre ; elle évoque notamment le fameux « happening théâtral » auquel s’adonnent les personnes filmées quand elles savent qu’elles le sont. Cette « durée nouvelle » a partie liée avec la nature de ces images familiales dont « la véritable étrangeté (…) est là, dans cette capture du proche par le proche, de l’intime par l’intime, ce qui donne à l’image filmée un caractère d’absolu. Elle porte sa raison d’être en elle-même et rien ne peut ni ne doit la justifier. L’acte de filmer s’établit en et par lui-même » [7], note Rodolphe Olcèse. Aussi, s’appuyant intégralement sur ces archives, David Ernaux-Briot et Annie Ernaux s’attachent à « arracher », c’est-à-dire à sortir, les images du sommeil dans lequel le temps les a plongées. « Longtemps nous avons laissé dormir ces images », précise Annie Ernaux dans la séquence précédant l’épilogue : la réanimation de ces archives est un réveil dont le premier acte, en 2016, fut leur (re)découverte en famille [8]. Elle se déroula dans le cadre d’une projection digne de ces petites cérémonies organisées cinquante ans auparavant, et ce, à la faveur du développement de cette nouvelle pratique amateure qui permettait alors de réaliser et de diffuser des films en format Super 8 au sein de la sphère privée.
[1] La 9e édition (actuelle, 2025) du Dictionnaire de l’Académie française définit les archives comme un ensemble de « documents tels que manuscrits, imprimés, photographies, films, enregistrements sonores, etc., concernant le passé d’un peuple, d’une province, d’un département, d’une ville, d’une famille, d’une institution publique ou privée, etc. », Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition (en ligne. Consulté le 8 juin 2025).
[2] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2000, pp. 209-210.
[3] J’emprunte cette formule à Annie Ernaux : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », dans Les Années, Paris, Gallimard, « Blanche », 2008, p. 242.
[4] Le montage intègre également des extraits issus de films comme Extase de Gustav Machatý ou d’autres réalisés par Maya Deren, Germaine Dulac et Emlen Etting.
[5] Citant Federico Fellini, Henri Colpi parle de réanimation pour traduire ce qui se joue au sein d’une salle de montage. Henri Colpi et Nathalie Hureau, Lettres à un jeune monteur, Paris, Séguier, 2006, p. 23.
[6] Ce sont-là, à la fin du film de David Ernaux-Briot et Annie Ernaux, Les Années Super 8 (Les Films Pelléas, France, 2022), les mots d’Annie Ernaux pour qualifier ce temps et les images qui le contiennent. Dans la suite de l’article et sauf indication contraire, toutes les citations sans référence sont extraites de la voix off du film.
[7] Rodolphe Olcèse, « Le film de famille : une poétique de l’accident », Nouvelle revue d’esthétique, n° 25, 2020, p. 79.
[8] Au sujet de cette projection familiale, point de départ du projet, voir l’entretien de David Ernaux-Briot dans le dossier de presse du film Les Années Super 8, Paris, New Story, 2022, p. 4.