De la ruine à la trace : l’interprétation
Confronter ces deux temps revient à faire sortir les images de la représentation en les ouvrant à un ailleurs. A suivre Paolo Cuartas, il s’agirait de considérer l’archive en tant que ruine :
Si la ruine se définit comme une partie appartenant une totalité soudain inexistante, on pourrait considérer certains objets quotidiens comme étant les vestiges d’un temps qui n’existe plus. (…) Peuplé d’objets qui témoignent eux aussi d’un passé révolu, le quotidien réclame une pensée de la ruine [23].
En tant que fragment de vie, l’archive cinématographique est un débris car « l’objet de mémoire », poursuit Paolo Cuartas,
représente un temps qui dépasse sa présence. C’est pourquoi il est une expression de la ruine : il possède une force évocatrice capable d’actualiser le passé. Eveiller un manque, faire expérimenter la perte, rappeler la force d’une absence : voilà l’essentiel de la ruine [24].
Si le filmage réalisé dans le cercle familial concerne le plus souvent les rituels festifs et les loisirs, il se consacre aussi aux voyages et aux visites touristiques. Dans Les Années Super 8, plusieurs séquences ont été tournées dans des lieux chargés d’histoire. En Espagne et en Albanie par exemple, le passé est largement convoqué à travers les ruines filmées par Phillipe Ernaux. Celles-ci sont les restes d’une époque, d’une culture, d’une histoire sociale et politique. Les images produites deviendront elles-aussi, avec le temps, d’autres ruines cinématographiques incluant des êtres ayant laissé une empreinte. Le montage et la voix travaillent ensemble à leur assemblage et façonnent une construction filmique. Dans ce cas, la ruine est une trace, au sens où Annie Ernaux en convoque l’idée dans ses ouvrages, notamment dans L’Usage de la photo (co-écrit avec Marc Marie en 2005) au sein duquel l’image fixe tient une place déterminante car stimulante à l’égard de l’écriture. Dans Les Années Super 8, le mot surgit une première fois au détour de la séquence ayant pour cadre l’atmosphère bucolique de la région annecienne (à 11 minutes environ) : « Garder la trace de ces moments de bonheur et des choses belles, c’est évidemment ce désir qui parcourt les images du printemps et de l’été 1972. Filmer ce que jamais on ne verra deux fois ». Il revient dans la séquence des vacances à la montagne quand la caméra est appelée à « saisir les commencements, conserver la trace », ainsi que dans l’épilogue lorsque sont évoquées, à nouveau par le texte et la voix d’Annie Ernaux, la redécouverte des « traces de [l’]enfance » et des « disparus » qui hantent les images. Comme le note Rodolphe Olcèse, « c’est bien là que se situe la poétique – et la poésie – du film amateur : c’est par ces accidents et ces traces infimes, mais signifiantes, que se produit l’image de l’intimité, qui se comprend alors fondamentalement comme une image disparaissante » [25]. Mais la trace n’est pas, du moins en totalité, le sujet qui la réfère ; elle en est certes l’un de ses signifiants (puisqu’elle désigne un « ça-a-été » [26]), mais elle est également l’une de ses expressions lacunaires. Elle invite à imaginer son propre dehors, à penser sa propre extension. Le texte (l’écriture et la parole) formule cette absence tout en voulant y remédier. Aussi, c’est dans cette optique que le « paradigme indiciaire » [27] de la trace prend tout son sens. Pour suivre Carlo Ginzburg sur le sujet, la trace en tant qu’indice se voit dotée d’un autre statut dès lors que son terrain d’application devient celui du décryptage et de la certification, dès lors que lui sont attachées l’ouverture au témoignage et la traduction documentaire qui en découle. Dans Les Années Super 8, la seconde séquence à Cergy-Pontoise (été 1977) est abordée sous cet angle. Elle propose la découverte d’un nouveau lieu de vie (la maison et son jardin) mais la voix remarque autre chose, insiste sur ce qui a changé, sur ce qui est désormais absent des images qui ont été récoltées :
Il y aura en revanche fort peu d’images de l’intérieur de la maison, et plus du tout de repas d’anniversaire, plus de moments d’intimité familiale filmée. (…) La lassitude de nous filmer traduisait celle d’un couple de bientôt quarantenaire, d’un modèle de vie qui pesait autant à l’un et à l’autre.
Le visible porterait donc en lui l’indice d’une transformation au sein de la vie conjugale et familiale. Et les images tournées à Lisbonne (été 1981) sont revues de la même manière :
Notre histoire personnelle avait fait un bon, s’était dégradée avec la publication de mon livre La Femme gelée, juste au moment où l’histoire politique, elle, était grosse de toutes les espérances depuis la victoire de François Mitterrand le 10 mai. La caméra de cet été-là ne cherchait plus à filmer le bonheur. La rareté des corps et des visages sur les images, qui m’avait frappée lorsque nous avions visionné les bobines, signifiait l’éloignement d’un couple.
En somme, les images recèlent de signes qu’il faut savoir interpréter. C’est ce que fait la voix, également lorsque les images n’existent pas car leur absence peut être considérée comme tout aussi parlante (c’est-à-dire significative d’une situation) : « filmer s’accommode mal des chaos de l’existence », confie ainsi Annie Ernaux pour expliquer les mois sans filmage qui ont précédé les fêtes de Noël de 1974.
C’est en ce sens que David Ernaux-Briot a formulé l’enjeu du montage qui a permis la consonance entre les images et le texte :
Il s’agissait de construire un édifice partagé entre les moments où le texte est en accord avec les images, où le texte soutient et explicite ce qui est montré à l’image, et les moments où la réflexion de ma mère, révélant une vérité invisible dans les images, vient secouer le spectateur. Je pense que le contraste est très fécond entre des images de famille communes à tous et la violence que peut véhiculer le texte [28].
Il faut par ailleurs noter que si les archives sont organisées chronologiquement, le texte produit par Annie Ernaux a été minutieusement redistribué par David Ernaux-Briot, dans l’optique d’un partage raisonné impliquant les deux lignes, visuelle (l’image) et sonore (la voix) [29]. Le montage, effectué « sous la voix » [30], est l’articulateur cinématographique de ce contraste, de cet écart si productif. Giuseppina Sapio note pour sa part que
les films pourraient aussi faire émerger une histoire familiale où des incidents viendraient troubler l’image collective du groupe. De plus, les individus peuvent également se situer ouvertement en opposition par rapport au récit familial proposé par les films, en refusant les assignations subjectives et en en révélant les failles et les tromperies qu’ils ne peuvent et ne souhaitent assumer [31].
Mettre les images au parloir, les faire parler malgré leur mutisme, révéler leur « vérité invisible » [32] : il ne s’agit pas de les faire mentir ni de les travestir mais plutôt de les nourrir et de les détromper, d’interpréter ce qu’elles concentrent sourdement en façonnant leur hors-champ. Sont ainsi concernés les contextes brossés grâce à la mention de quelques repères majeurs (musicaux, politiques, culturels et sociétaux), ainsi que les moments d’une vie de couple qui se défait peu à peu. Le récit de la « violente dispute » (ainsi qualifiée dans le film) à Salamanque (Espagne, été 1980) revisite les images en ce sens. Dans son ouvrage Retour à Yvetot (2013), Annie Ernaux relate la sensation éprouvée lors de ses retrouvailles avec la ville qui avait extérieurement changé : « ma mémoire est ici plus forte que la réalité » [33]. De la même manière, face à ces images, sa mémoire serait ici aussi plus forte, plus forte que ce qu’elles montrent. Le texte et sa mise en voix (qui comprend aussi les silences) permettent d’en instruire le sens, intime. Face à cette fiction familiale qui affecte en règle générale toutes les archives (l’album photographique est le moyen privilégié de son élaboration), l’acte d’Annie Ernaux est celui d’une réécriture sonore des images, condition à l’édification de leur mémoire.
[23] Pablo Cuartas, « Les objets de mémoire ou la ruine au quotidien », Sociétés, n° 120, 2013/2, p 36.
[24] Ibid., p. 37.
[25] Rodolphe Olcèse, « Le film de famille : une poétique de l’accident », art. cit., p. 84.
[26] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, éditions Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 51.
[27] Carlo Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Seuil, « Histoire », 1989, pp. 139-180. Voir aussi : Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2000, pp. 221-222.
[28] Entretien de David Ernaux-Briot, dans le dossier de presse du film, Op. cit., p. 6.
[29] « On a enlevé entre un tiers et la moitié du texte d’origine. Avec seulement cinq heures de films Super 8, il était impossible de faire un objet cinématographique cohérent en gardant tout le texte. Il a fallu choisir certaines parties, en déplacer d’autres… ». Entretien de David Ernaux-Briot, dans ledossier de presse du film, Op. cit., p. 7.
[30] C’est ainsi qu’Annie Ernaux qualifia la démarche de montage, à l’occasion de l’avant-première du film, le 21 juin 2022 au Forum des images à Paris. Voir la restitution de l’événement réalisée par Inès Edel-Garcia et publiée en ligne le 16 mars 2023 dans le magazine Archipop, art. cit (en ligne. Consulté le 8 juin 2025).
[31] Giuseppina Sapio, « Le film de famille. Représentations collectives, mise en récit et subjectivation », Politiques de communication, vol. 8, n° 1, 2017, p. 29.
[32] Certains cinéastes travaillent en ce sens : par exemple, Romain Baudéan (Au dos de nos images, 2021) qui veut « retourner » les archives familiales afin de révéler leur verso. Frédéric Goldbronn (Visages d’une absente, 2013) s’emploie quant à lui à faire le portrait sa mère à partir des photographies qu’il a d’elle et des témoignages qu’il récolte auprès de ses autres enfants.
[33] Annie Ernaux, Retour à Yvetot, Op. cit., p. 11.