Des images sonores ou la réanimation
cinématographique d’un « temps muet »

- Rémi Fontanel

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Fig. 2. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 3. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 4. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 5. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

Fig. 6. D. Ernaux-Briot, A. Ernaux, Les Années
Super 8
, 2022

La création sonore fabrique dans le même temps cet espace visuel. Le visible se trouve réhaussé par des choix inventifs qui lui confèrent une part de fiction autrement nommée « illusion » par Rym Debbarh-Mounir. Il s’agit notamment de doter les images de sons dont la source (objet, action, lieu) n’est pas présente dans le champ. C’est là une autre manière de déplier le visible, de jouer avec les effets d’absence et donc parfois d’apparition et de disparition. A Cergy-Pontoise par exemple (la première séquence, à 35 minutes environ), des voitures roulant à vive allure se font entendre sur le long plan au sein duquel les garçons jouent dans le champ de blé. Entre ce qui est donné à voir et à entendre, naît un désaccord. En tant que souvenir probable que l’on peut attribuer aux protagonistes, ce son ouvre l’image, construit son hors-champ en anticipant d’ailleurs les mots d’Annie Ernaux qui évoque la naissance de ces « villes nouvelles » fleurissant en périphérie parisienne. Cette illusion sonore a d’emblée été assumée avec le choix des craquements accompagnant les premières images du film. Le dispositif de la mise en abyme a ainsi été posé : le matériel installé, la projection pouvait démarrer [40] comme le suggère le petit halo lumineux sur le côté gauche du cadre. Ces bruits font appel à un imaginaire et veulent symboliser l’ancienneté des images ; ce son de grattement (type « effet vinyle » qu’aucune pellicule ne peut en fait produire) est convoqué pour insister sur l’aspect piqueté et donc physique de la matière (les grains sur les images du générique de fin en reprennent l’idée). Ce leurre procède d’une déclaration programmatique indiquant que du son sera ajouté aux images muettes. Si tous les sons sont réalistes, leur traitement relève d’une fiction. Le début de la séquence se déroulant à Moscou durant l’automne 1981 en est l’expression la plus manifeste. Une flèche d’acier surgit dans le ciel (fig. 2) ; elle appartient à un édifice présent sur la place Rouge (certainement le Musée historique d’état). Cette image, qui bouclera d’ailleurs la séquence, est tachetée à cause de l’altération de la bobine. Or, cette dégradation plastique, le tremblement du plan (le bougé du filmeur qui zoomait) et surtout l’ajout d’un son sourd, transforment cette pointe en une fusée qui semble s’envoler au loin. Habilement élaboré par Rym Debbarh-Mounir et David Ernaux-Briot, ce moment poétique est aussi métaphorique car il se clôt avec un plan noir, lequel viendra marquer le passage à l’épilogue et avec lui la fin d’une histoire, d’une époque, celle de l’enfance pour les deux frères, et des « années Super 8 » pour Annie Ernaux.

D’autres gestes travaillent les rapports productifs entre les images et les sons, entre la vue et l’écoute. Trois figures participent à l’élaboration d’un environnement fictionnalisé : (1) la contradiction ; (2) la condensation ; (3) la distorsion.

(1) en Albanie, c’est l’arrière-plan qui se manifeste par le jeu de volley-ball sur une plage de Durrës (fig. 3). Le bruit du contact avec le ballon accentue de manière saisissante la profondeur de champ et participe aussi à créer une contradiction entre un imaginaire et un vécu, un contraste entre l’idée que l’on pouvait se faire d’un pays communiste et son ouverture au tourisme. En effet, ce son qui murmure ce moment de détente, succède à ce qui est rappelé s’agissant de la présence discrète du Sigurimi, le service des renseignements albanais.

(2) la sonnette de la bicyclette retentit à deux reprises. Il existe en fait deux sons différents de cet objet. Le plus long des deux surgit lorsque les deux frères jouent ensemble [41] profitant des beaux jours du printemps et de l’été 1972. Sa seconde occurrence aurait pu se situer dans l’épilogue puisque le plan d’Eric sur son vélo est répété. Mais ce n’est pas le cas. En effet, dans cette séquence remémorative basée sur le recyclage de certaines images, les bruits sont quasiment absents [42] car une nouvelle temporalité est mise en place par le contenu du texte et le montage en accolade : le passé est comme extrait de son écrin et travaillé par cette « pureté intemporelle » dont parle Annie Ernaux s’agissant des villages de basalte ardéchois. Le même son de sonnette apparaît en fait par surprise, dans un plan sans bicyclette. A 53 minutes, dans une rue portugaise, Eric regarde l’objectif de la caméra (fig. 4) ; le son revient alors et, comme interpellé par cette irruption soudaine, il se retourne. Il n’y aura pas de répétition de ce son alors qu’il tournera la tête une seconde fois, ce qui a pour effet d’amplifier sa curiosité et de pourvoir ce bruit d’une nouvelle valeur poétique. David Ernaux-Briot fait de cette sonnette (et de l’objet qui lui est attaché) l’un des marqueurs cinématographiques d’une relation fraternelle et affective. Ce geste accomplit la charge figurale de cette empreinte sonore qui se voit associée à un visage et il produit surtout une condensation cinématographique du temps, de ce temps qui s’est écoulé de l’enfance à l’adolescence.

(3) enfin, la distorsion est cette autre figure qui défait la relation figurative généralement établie entre un environnement et son expression sonore. Introduisant la séquence chilienne, la vue depuis l’avion survolant la cordillère des Andes est accompagnée par le souffle du vent pourtant impossible à entendre depuis l’intérieur de l’appareil (fig. 5). C’est dans ce cas une atmosphère sonore qui est recherchée à travers la requalification du rapport entre le bruit proposé et son point d’écoute.

 

L’écriture sonore des sentiments

 

Si certains bruits ont pour vocation de désigner un endroit précis du champ, d’autres sont appelés à façonner un environnement sonore plus nourri. L’une des séquences les plus bruitées du film est celle du ski à La Clusaz (Noël 1975). Le montage sonore est ici davantage illustratif comme dans les autres scènes qui proposent le plus d’activités. A ces images de vacances à la neige sont associés les sons de remontées mécaniques, de perches métalliques, de glissés et de dérapés, de cris d’enfants, etc. Cette cohérence avec le visible est renforcée par la musique dont le thème, interprété scherzando et semplice à la guitare et inspiré par une composition de François de Roubaix [43], accentue le sentiment d’un moment de joie familiale. A Viviers en revanche, le choix de nappes électro éthérées s’explique par le désir de neutraliser une possible perception guillerette de ce moment de vie. D’ailleurs, une flûte fut proposée mais finalement mise de côté. Il faut dire qu’une atmosphère champêtre est au cœur des images et que le montage inclut le frémissement des feuilles, le bourdonnement des mouches, l’aboiement des chiens, le caquètement des poules, le bêlement des chèvres et le tintement de leurs clochettes. Dans les plans qui suivent, le même genre de musique, plus aigüe, prend un autre sens. Accompagnant les quelques pas d’une villageoise vêtue de noir et le plan surprenant d’une tête de mort (fig. 6), la musique soutient la présence de spectres que l’on imagine hanter le village. Politique, le film révèle un monde (celui d’une « France ancestrale » indique Annie Ernaux) en train de disparaître sous l’œil de la caméra. Et ce type de sons invite le spectateur à voir autant qu’à entendre, et à entendre pour imaginer.

 

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[40] Un temps présent sur les images, le « grésillement du projecteur » (tel qu’Annie Ernaux l’évoque dans l’épilogue) fut finalement retiré dans l’idée de tenir à distance la nostalgie et le rapport extériorisé avec les images contre lequel travaillent la voix et l’intégration des bruits. Sa présence aurait probablement aplani la bande-son et atténué les transitions si importantes dans le film. Il faut toutefois noter son arrivée discrète au milieu de l’épilogue, choix cohérent en regard du statut de cette dernière séquence qui parachève le principe de la réflexivité cinématographique (voir lignes suivantes).
[41] A 11 minutes et 36 secondes.
[42] « Quasiment » car un vent faible en intensité est posé sur le visage de David qui fixe la caméra dans le premier plan de l’épilogue, et quelques cris discrets le sont également sur l’avant-dernier plan qui montre les enfants jouant au loin sur un rocher.
[43] Il s’agit du thème principal de la bande-originale du film Les Amis (1971) réalisé par Gérard Blain.