« Par film de famille j’entends un film (ou une vidéo) réalisé/e par un membre d’une famille à propos de personnages, d’événements ou d’objets liés d’une façon ou d’une autre à l’histoire de cette famille et à usage privilégié des membres de cette famille » [9], précise Roger Odin. D’une durée de soixante-trois minutes, le film Les Années Super 8 y fait référence, par son titre d’abord [10], puis par les mots d’Annie Ernaux qui, dans certaines séquences, exposent avec justesse la place et le rôle de cette caméra s’imposant au fil du temps comme un objet familier. Dans un entretien, l’écrivaine s’est également exprimée sur ces bobines dont la durée totale avoisine les cinq heures :
En revoyant nos films super huit pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là [11].
Ainsi, fidèle à ce qui fait le sens de sa production littéraire, Annie Ernaux offre une nouvelle vie à ces images, son récit débordant la seule question familiale en tant que saisie sociologique d’une époque.
Face aux « images muettes » : la voix du récit
« Muettes », ces images le sont au sens propre comme au sens figuré. Au sens propre d’une part, car l’absence de son découle du contexte technique. Filmer supposait alors une prise de vue sans enregistrement sonore. Et c’est avec précision qu’Annie Ernaux choisit son adjectif (« muettes » et non « silencieuses »), car il y avait bien du son au moment du tournage comme en témoigne cette vie bien visible pourvue d’un audible impossible (les lèvres mobiles des personnes filmées qui s’expriment devant la caméra, parfois même en s’adressant au filmeur, le désignent de manière prégnante). Au sens figuré d’autre part, ces images sont « muettes » car elles renvoient à la nature parcellaire d’un représenté qui ne dirait pas tout (« dire » signifie dans ce cas « montrer »). « Les images, au fond, ne disent pas grand-chose. Il faut les faire parler » [12], confirmera Annie Ernaux à l’occasion d’une présentation du film. Ses mots présents dans l’épilogue ne disent du reste pas autre chose : « Il fallait des mots pour donner du sens à ce temps muet ; ces bribes d’une vie familiale prise de manière invisible dans l’histoire de l’époque ». Son propos éclaire la nature et la fonction qu’elle souhaite donner à ces images d’archives. Car « il n’y a pas d’images pleines, porteuses d’un sens autosuffisant et définitif » [13], rappelle François Niney. Il n’y a donc aucune évidence quant à l’utilisation de l’image d’archives [14]. En effet, si sa valeur est conditionnée par la raison de sa fabrication, le sens de son utilisation s’évalue à partir du lien établi entre son origine et son dessein. En ce sens, son exploitation dans le cadre d’une intégration narrative engage nécessairement « une reprise de vue, c’est-à-dire du même devenant autre par déplacement dans le temps et modification de la perspective » [15].
Le rapport du cinéaste à cette matière malléable se joue donc autant sinon plus dans l’utilisation que dans le contenu de la matière exploitée. Comme le formule Rodolphe Olcèse, « le film de famille est fondamentalement le lieu d’une image en devenir » [16]. Aussi, pour revenir au film Les Années Super 8, le texte écrit par Annie Ernaux et porté par sa voix est le moteur de cette transformation, de ce « devenir ». Annie Ernaux explique que « ce sont les images filmées qui ont servi de guide à la mémoire » [17] et donc permis l’écriture de son récit. « Donner du sens à ce temps muet » implique le partage d’une mémoire dont les images sont les activatrices alors qu’elles semblent, dans le même temps, advenir au film sous un autre jour. Car ce visible sous-entend un invisible que le son voudrait révéler. Et cela devient possible car cette voix, à travers le texte qu’elle incarne, ne cède jamais à la tentation illustrative qui aurait alors positionné la parole comme un commentaire seulement conditionné par ce qui est offert au regard.
Ce récit transmis par la voix excède, agrandit ces images. « Corporéité du parler, la voix se situe à l’articulation du corps et du discours, et c’est dans cet entre-deux que le mouvement de va-et-vient de l’écoute pourra s’effectuer » [18], écrit Roland Barthes. « Chambre d’écho » [19] de la mémoire, le film s’appuie sur la parole qui, d’une part, met en partage le travail de l’écriture et, d’autre part, accompagne le spectateur dans son parcours (c’est sa valeur narrative) tout en dépliant les images à son regard (c’est sa puissance poétique). Concernant ce type de voix cinématographique, Michel Chion indique que « le lieu d’où [elle] parle est souvent comme un lieu en retrait de l’image, de la scène, comparable à celui où se tient le conférencier, l’alpiniste présent en chair et en os et commentant ses exploits » [20]. Mais il précise aussi, et cela concerne précisément la position filmique d’Annie Ernaux, que « là où ça change, c’est quand la voix est peu ou prou "engagée" dans ce lieu de l’écran, qu’elle se compromet avec l’image, dans un rapport vivant et dramatique, frôlant l’inclusion dans le champ, ou se dérobant à l’œil de la caméra » [21].
Que la voix d’Annie Ernaux soit off n’empêche pas cette compromission, au contraire ; et le fait que l’auteure du texte soit aussi également la narratrice du texte n’en est pas la seule raison. En effet, cette voix est certes sur les images (l’utilisation du passé simple ou de l’imparfait nourrit cette idée, travaille le détachement en somme), mais elle instaure également « un rapport vivant et dramatique » avec les images (le présent de l’indicatif en amplifie le sentiment). C’est notamment le cas lorsque le propos parachève la syntonisation des trois foyers énonciatifs (texte/voix/figure ou auteure/narratrice/personnage), comme dans la séquence du mini-golf où il est à nouveau question du mutisme des images qui encourage à aller au-delà des apparences : « dans ces images muettes, les corps sont éloquents. La femme aux cheveux longs, en sandales et robe seventies, aux gestes brusques, oublie peut-être à ce moment de se sentir l’élément mal intégré d’une belle-famille, où les épouses sont toutes de femmes au foyer ». Deux temps se rencontrent [22] alors, celui de la monstration (les images de 1975) et celui de l’interprétation (la voix et son commentaire de 2022), ce qui a pour effet de mettre en relation ce qui a été filmé et ce qui est à présent regardé, ce qui est re-présenté et ce qui est raconté des années après.
[9] Roger Odin (dir.), Le Film de famille : usage privé, usage public, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1995, p. 5. Voir également : Roger Odin, « Du film de famille au journal filmé », dans Le Je Filmé, sous la direction de Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours, Paris, éditions du Centre Pompidou, 1995, p. 1949.
[10] Le titre du film fait également référence au récit autobiographique Les Années (2008) d’Annie Ernaux. Pour David Ernaux-Briot, « les images du film sont le "on" qui est utilisé dans Les Années ». Entretien de David Ernaux-Briot, dans le dossier de presse du film, Op. cit., p. 14.
[11] Synopsis du film. Voir page 3 du dossier de presse du film, Op. cit.
[12] Propos d’Annie Ernaux, accompagnée de David Ernaux-Briot, tenus à l’occasion de l’avant-première du film le 21 juin 2022, au Forum des images à Paris. Restitution de l’événement réalisée par Inès Edel-Garcia et publiée en ligne le 16 mars 2023 dans le magazine Archipop (en ligne. Consulté le 8 juin 2025).
[13] François Niney, « Que documentent les images d’archives ? », dans L’Image d’archives. Une image en devenir, sous la direction de Julie Maeck et Matthias Steinle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2016, p. 45.
[14] Plus largement, sur la question des archives cinématographiques, outre les travaux de François Niney, je note ceux tout autant précieux de Frédérique Berthet et Marc Vernet, Christa Blümlinger, Michèle Lagny, Sylvie Lindeperg et Laurent Véray. Je souligne notamment : Laurent Véray, « L’histoire peut-elle se faire avec des archives filmiques ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 115, 2011, pp. 17-32.
[15] François Niney, « Que documentent les images d’archives ? », art. cit., p. 45.
[16] Rodolphe Olcèse, « Le film de famille : une poétique de l’accident », art. cit., p. 80.
[17] « Ce sont les images filmées qui ont servi de guide à la mémoire, qui ont ranimé le contexte personnel mais aussi politique et historique, suscité le regard sociologique sur notre appartenance sociale et les "trente glorieuses" », Ibid., p. 6. Il faut également indiquer le rôle du journal écrit que tenait alors Annie Ernaux et auquel elle fait d’ailleurs parfois référence dans le film. Sur le plan littéraire, je retiens le témoignage d’Annie Ernaux qui résonne avec cette expérience d’écriture au service du film Les Années Super 8 : « C’est en commençant d’écrire, puis au cours de l’écriture que, très naturellement, je "vois" des scènes, des gens, des lieux et que se déroule une sorte de film, le film de la mémoire. », « Entretien avec Marguerite Cornier », dans Annie Ernaux, Retour à Yvetot, Paris, éditions du Mauconduit, 2013, p. 57.
[18] Roland Barthes, « Ecoute », L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, « Points Essais », 1982, p. 226.
[19] Je reprends la formule de Marguerite Duras qui qualifie ainsi son rapport à l’écriture : « Simplement, moi, je suis peut-être une chambre d’écho », dans Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Minuit, 1974, p. 218. Prolongeant cette idée, Monique Pinthon note que, s’agissant de Marguerite Duras, « l’écriture doit faire advenir cette image intime, l’arracher au silence, faire advenir l’invisible » (M. Pinthon, « Marguerite Duras et l’autobiographie : le pacte de vérité en question », RELIEF – Revue électronique de littérature française, vol. 3, n° 1, Autobiographie et autofiction, dir. Els Jongeneel, Université d’Utrecht, 2009, p. 38.
[20] Michel Chion, La Voix au cinéma, Paris, éditions Cahiers du cinéma, « Essais », 1982, p. 54.
[21] Ibid.
[22] C’est là aussi le sens du travail littéraire d’Annie Ernaux dont Mémoire de fille (Paris, Gallimard, « Blanche », 2016) est un exemple particulièrement intéressant.