A l’écoute des images : une fiction sonore [34]
Contre la nostalgie : le défi de l’identification
Outre cette voix qui vibre, qui vit, la musique originale conçue par Florencia Di Concilio est déjà en partie intégrée au film lorsque la monteuse son Rym Debbarh-Mounir [35] arrive sur le projet, alors en cours d’achèvement. Certes, quelques effets sonores très succincts ont été, à titre d’essai, élaborés sur certaines séquences, mais l’absence de son direct frappe alors le film d’une nostalgie qui n’est pas la tonalité recherchée. Cette méfiance à l’égard de la nostalgie à laquelle pourrait inviter cette lecture du passé, provient certainement d’une volonté de traiter cette matière sans lui accorder une surcharge affective qui aurait alors empêché ce juste équilibre entre l’intime (la famille, la mémoire) et l’universel (le commun, l’histoire). C’est là un aspect habilement négocié tout au long du film et qui concerne également le statut de la parole livrée par Annie Ernaux. Car entre distance et proximité (du texte à la voix en somme), celle-ci est nourrie par la description « au présent » d’un « passé qui n’est plus actif » [36]. C’est pour cette raison que les chansons citées dans son texte (Joe Dassin, Nino Ferrer, etc.) ne sont pas mobilisées. Il me semble que le faire aurait probablement créé un raccourci référentiel trop convenu ainsi qu’un soulignement temporel malvenu étant donné ce rapport au passé sans nostalgie sur lequel insiste Annie Ernaux. S’explique alors le choix d’une musique originale qui ancre la vie dans les lieux plus que dans le temps. Sur les images chiliennes, la musique est typique de celle rencontrée dans les pays andins et elle prend la même fonction à Pampelune avec les arpèges hispanisants de la guitare, ainsi qu’en Russie avec ceux d’une mandoline proche de la balalaïka.
Aussi, si les archives et le texte disent le passé, l’écriture sonore (la voix et les bruits) tend à ramener l’écoute dans un « ici et maintenant » qui s’accorde avec « l’effet » de présent du filmage. Il faut dire que les images sont innervées par la vie, c’est-à-dire par les êtres qui bougent, qui parlent, qui sourient, qui agissent au sein du cadre (ski, jardinage, activités de plein air, promenades, etc.). En d’autres termes, chaque son donne le sentiment de coller aux images sans folklore, d’adhérer à ces images personnelles tout en en universalisant leur portée. Le cri de la buse à Annecy, le chant du muezzine au Maroc (volontairement « crincrin »), celui des insectes en Ardèche, le claquement des drisses des voiliers à Annecy et en Corse, la cloche du Big Ben de Londres, etc. peuvent revendiquer leur appartenance au visible ; et ces sons d’ambiance dont la valeur est culturelle, sont reconnaissables parmi d’autres. Mais leur présence rappelle aussi le choix de ne pas proposer, à l’échelle du film, une pleine reconstitution sonore des images. Ce dernier point a son importance car ce procédé souligne les images plus qu’il ne les illustre et contribue ainsi à marquer certaines situations, à désigner certains objets plus que d’autres, tout en prenant sa part dans la restitution d’un environnement précis (par exemple, celui « aérien » des manèges londoniens ou celui « métallique » du tramway de Lisbonne qui accueillent des sons ciselés). Pour le dire autrement, prendre le parti de ne pas sonoriser l’entièreté du champ a offert la possibilité d’une plus grande créativité puisqu’il a fallu nécessairement choisir, ce qui a pour effet, d’une part, d’intensifier les silences (grâce à l’agencement de la voix) et, d’autre part, de créer du relief et donc de signifier une action, un geste, un regard ou un objet en particulier.
Une broderie de bruits : du réalisme à l’illusion
Aux côtés de David Ernaux-Briot, Rym Debbarh-Mounir a dû s’approprier des souvenirs qui n’étaient pas les siens, avec le souci qu’ils puissent résonner avec ceux des spectateurs. C’est en ce sens qu’elle défend l’écriture sonore comme l’un des catalyseurs de l’identification spectatorielle. Comme le note l’ingénieur du son et chercheur Daniel Deshays,
écouter c’est reconnaître et cette reconnaissance est le lieu absolu de l’appartenance de cet objet à nous-mêmes. Quand j’entends un son, il m’appartient déjà et il préexistait en moi avant même de l’avoir réentendu. Cette sensibilité désigne donc le pouvoir d’être affecté parce qu’on a déjà été affecté. On retourne sur la zone sensible, on réappuie au même endroit. C’est toujours du « je me souviens », évidemment inconscient, avec des souvenirs extrêmement complexes parce que ce sont des empreintes tout à fait indéfinies [37].
Dans Les Années Super 8, l’écheveau sonore voudrait accompagner ce travail du souvenir. Les sons sont appréhendés comme des « marqueurs mémoriels » [38]. Entre l’attention accordée au réalisme et le désir de l’illusion, l’interprétation des archives tient donc à l’attention particulière qui est accordée à ces sons. Ceux-ci sont nombreux à être rattachés aux objets, lesquels sont mis en mouvement par l’activité humaine. Le claquement feutré de la porte, de sa clenche plus précisément, qui apparaît à deux reprises dans le prologue est particulièrement important. En effet, après des plans larges au sein desquels aucun son précis ne s’est dégagé, cette scène offre de manière inattendue un bruit, un bruit isolé, intérieur, qui intervient juste après qu’Annie Ernaux a qualifié le film de famille comme « une série véritable de la vie et du monde », même s’il était « muet » précise-t-elle. C’est d’ailleurs à la fin de cette phrase que la musique arrive progressivement pour la première fois. Le contrat que le film veut passer avec le spectateur est alors posé : contribuant à la partition sonore du film et répondant à une incorporation raisonnée, les bruits seront parsemés au fil des plans. L’apport de la mixeuse Mélissa Petitjean fut à ce titre essentiel dans l’élaboration d’un tissu filmique, riche de ses différentes couches, ornements et niveaux sonores. Les réacteurs de l’avion sur le tarmac, le bourdonnement de la foule en Espagne, le brouhaha des enfants et l’ambiance sonore de la côte (ses mouettes, ses vagues et ses cornes de brumes) au Chili, le son de la vie sur la plage mélangé à celui de la mer adriatique en Albanie ou même les « faux silences » (en d’autres termes ces fonds discrets qui habillent notamment les intérieurs afin d’éviter l’impression des vides sonores) sont quelques exemples d’une sonorisation plutôt totalisante des images ; mais d’autres bruits plus ou moins discrets parcourent les séquences et sont traités à la manière dont Robert Bresson procédait dans certains de ses films.
Finement montés, ces bruits adhèrent aux images [39]. Chacun d’eux devient important tant il s’impose comme une trace sonore au sein d’un ensemble plus vaste qu’il contribue à construire. Cette idée éclaire le statut des images, elles-mêmes fragments au sein de la composition filmique. Le ratissage de la terre lors du jardinage (un grattement ajusté), l’arrachage des mauvaises herbes ou les petites secousses de la brouette en Charente (des sons subtilement esquissés), le contact entre le club de golf et la balle lors d’une partie familiale (un « poc » vif et sec), les roues de la bicyclette sur le petit chemin de terre à Annecy (un fin pétillement à peine audible), le souffle ouaté d’Eric sur les bougies de son gâteau d’anniversaire (fig. 1), le saut dans la piscine et la brasse réalisée avec fierté au Maroc, etc. forgent des ambiances sonores qui donnent une épaisseur au temps et favorisent une écoute sensible de l’espace.
[34] Pour nos échanges qui ont nourri ma réflexion, je remercie vivement David Ernaux-Briot ainsi que Martin Barnier, professeur des universités en études cinématographiques et audiovisuelles à l’Université Lumière Lyon 2.
[35] Rym Debbarh-Mounir est monteuse son pour le cinéma. Les projets auxquels elle participe témoignent d’un intérêt particulier pour l’écriture sonore. Ce texte doit beaucoup à notre entretien qui s’est déroulé à Paris le 17 janvier 2024. Je la remercie chaleureusement pour sa précieuse collaboration.
[36] C’est ainsi qu’Annie Ernaux qualifia son rapport au passé, à l’occasion de l’avant-première du film, le 21 juin 2022 au Forum des images à Paris. Voir la restitution de l’événement réalisée par Inès Edel-Garcia et publiée en ligne le 16 mars 2023 dans le magazine Archipop, art. cit (en ligne. Consulté le 8 juin 2025).
[37] « "Choisir ce qui est donné à entendre, à chaque instant, c’est écrire". Rencontre avec Daniel Deshays », Ecrans, n° 11, « Les objets sonnants au cinéma », dir. Martin Barnier, Benjamin Labé et Marylin Marignan, Paris, Classiques Garnier, 2019, p. 193.
[38] Ce sont les mots de David Ernaux-Briot, accompagné d’Annie Ernaux, pour désigner ces bruits lors de l’avant-première du film, le 21 juin 2022 au Forum des images à Paris. Voir la restitution de l’événement réalisée par Inès Edel-Garcia et publiée en ligne le 16 mars 2023 dans le magazine Archipop, art. cit (en ligne. Consulté le 8 juin 2025).
[39] Ce syncrétisme a aussi une valeur qualitative étant donné la relation figurative qui s’établit entre le son et l’objet visible à l’image. Sur les principes perceptifs qui conditionnent cette relation, voir : Benjamin Labé, « L’objet sonnant comme relation figurative », Ecrans, n° 11, « Les objets sonnants au cinéma », Op. cit., pp. 51-63.