Good girls, bad girls : filles du net 2.0.
Fictions de soi et performance des images

- Magali Nachtergael
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Fig. 3. A. Ulman, Excellences
and Perfections
, 2014

Le 22 juin, Amalia annonce qu’elle doit sortir travailler « werkwerkwerk business tonite », arbore une nouvelle tenue, mentionne un dîner qui se passe bien tandis qu’un post montre un document imprimé avec trois options : Single / Taken / Busy getting money, la dernière case étant cochée sur la fiche. Quelques images plus tard, Amalia commence à écouter du gansta rap, ou à citer les paroles d’une chanson de Kanye West intitulée « New Slaves » : « I rather be a dick than a swallower » à côté d’une photographie qui exhibe un dos provocant sur un lit d’hôtel à Los Angeles. Désormais Amalia porte des strings, des t-shirts « short cropped », porte des casquettes et signe ultime de la mauvaise tournure que prennent les choses : un sweat noir à capuche estampillé New York City. Elle effectue quelques danses suggestives, à la manière des danseuses de clips de rap et publie le 8 juillet une photographie d’une liasse de billets sobrement légendée : « 1k - 1 nuit ». Il n’y a plus de doute possible : la jolie jeune Amalia se prostitue désormais. L’argent lui sert à se faire une opération de la poitrine, acheter de la drogue peut-être (elle appelle cela du sucre, mais le code visuel de la cocaïne de luxe est manifeste) et des chaussures Yves Saint Laurent (elle hésite toutefois, les trouvant trop dorées) (fig. 3).

Le 8 août, passant de l’image fixe à l’animation, elle poste une vidéo d’elle en train de pleurer, après s’être exhibée derrière une arme à feu. La vidéo est suivie d’une autre, tout à fait similaire, dans lesquelles elle regarde l’objectif de la webcam, les yeux plein de larmes : elle ne dit pas un mot, seuls ses sanglots sont perceptibles. Nul ne sait exactement pourquoi elle pleure, ni ce qui s’est passé. A cet instant où les émotions sont mises en scène de façon pathétique, les larmes ne réfèrent à rien d’identifié : le récit manque aux images, tout en créant, par le pathos, un climax narratif. Implicitement, le spectateur comprend, selon le procédé de l’ellipse au cinéma, qu’un événement a eu lieu – intime ou extérieur – et que le personnage principal traverse une phase de crise, personnelle et narrative.

A ce moment, le monde créé par le personnage Amalia se referme sur lui-même, seule sur son Instagram ou avec des ombres qui ne font que passer : l’émotion sans référent devient une pure image de douleur, une image qui se performe face à un regard désinformé et impuissant. Le personnage qui apparaît pour la première fois en gros plan, dans un cadrage qui augmente donc volontairement la proximité avec le visage reste dans une distance lointaine, liée au silence qui accompagne les séquences. Il n’y aura pas de contact avec Amalia, pas d’échange interpersonnel, juste des tableaux qui se sont enchaînés pour faire varier les émotions du spectateur et ainsi maintenir un intérêt pour la continuité du récit. Toutefois, à l’arrière-plan des images, un récit se trame autour d’événements laissés hors-champ.

La vidéo marque le moment de retournement de la non-intrigue qui se déploie comme une série feuilletonnante : chaque jour donne des nouvelles d’Amalia Ulman, comme dans la réalité, et la temporalité de diffusion des épisodes n’a jusqu’à présent rien de plus narratif que le cours de la vie quotidienne. Le même jour, apparaît l’image d’un cœur tracé sur une vitre givrée, avec une lettre adressée à ses followers :

 

Cher tous, je suis vraiment désolée de l’attitude que j’ai eue récemment. Je me comportais bizarrement et j’ai fait beaucoup d’erreurs parce que je n’étais pas dans une bonne passe pour être honnête. (…) Je suis vraiment reconnaissante à ma famille de m’avoir sauvée de ce trou sombre. J’étais perdue (notre traduction).

 

Reprenant le topos de la confession, Amalia suit en fait un schéma narratif très classique du conte, avec une jeune fille qui tourne mal, réalise ses erreurs et entre à partir de cet instant sur le chemin de la rédemption. Cette dernière série, ultime chapitre du récit autobiographique fictif, est ponctuée de séances de méditation, de thés détoxifiants, maximes ou slogans de développement personnels, photographies de bébés, de fruits frais, une nourriture saine, d’un voyage en Turquie et pour terminer, de trois photographies en noir et blanc. Ces dernières montrent un jeune homme dormant dans des draps blancs (« so cute », dit la légende), puis debout aux côtés d’Amalia dans un peignoir immaculé. Après la photographie d’une rose, un écran blanc vient clore le récit, qui n’aura pas de seconde partie : l’histoire est terminée, le compte revient à l’artiste et sa personne sociale, Amalia Ulman.

L’aventure qui a pu être suivie au jour le jour pendant plusieurs semaines comme un épisode de la vie réelle, était en fait entièrement scénarisée : ce qui apparaissait comme des moments décousus d’une vie en train d’avoir ses hauts et ses bas, ses scènes stéréotypées et ses bribes intimes deviennent rétroactivement un récit, une narration parfaitement construite autour d’une situation initiale idyllique, une descente aux enfers avec un climax, signalé par les larmes qui marque le point de retournement de l’intrigue et l’expression émotionnelle la plus forte. Ce « roman partiel » pour reprendre une expression de l’artiste Martine Aballéa articule deux aspects importants pour l’artiste, la recherche d’une forme de beauté très stéréotypée et l’expression de la douleur comme symptôme d’une violence. La violence, ou plus précisément, l’acte de violence n’est pas pour autant montré : il se manifeste par des stigmates, des gestes ou des signes associés à des univers violents (armes, argent, capuches pour masquer les visages, drogue). Que ce soit dans la conception de la performance ou de la représentation de la violence, le récit en image d’Amalia Ulman se distingue des précédentes formes esthétiques qui ont mis en œuvre le corps féminin et ses représentations dans l’art féministe : de même que les féminismes de la seconde, troisième et quatrième vague se distinguent par leur mode d’agir, par la fabrique d’une identité féminine et de représentation du féminin, la performance féminine accompagne ces variations.

On remarque que les performances d’Amalia Ulman, comme celles de Molly Soda, participent d’une quatrième vague de performance liée aux supports de communication et de médiation. Ulman a conscience de cet héritage et sa transformation, tout comme l’artiste Laure Prouvost s’inscrit dans un héritage post-conceptuel. En effet, elle explique que son premier contact avec l’art s’est fait à l’âge de huit ans devant une œuvre d’Orlan qui consistait en une opération de chirurgie esthétique, qui l’a positivement marquée et faisait écho aux souffrances infligées au corps pour atteindre une forme de perfection physique [21]. Dans la tradition féministe des performances artistiques, la question du corps féminin en tant qu’objet esthétique tant dans l’art que dans la vie sociale est une topique récurrente qui a pu se manifester de façon violente, ironique (Annette Messager) ou en adoptant justement les codes les plus communs de la beauté dans un contexte publicitaire et commercial (Valérie Belin) [22]. La performance d’Amalia Ulman ne participe pas, ce que faisaient les artistes performeuses de années 1970 (Ana Mendieta, Carolee Schneeman ou Yoko Ono), d’une action directe en présence avec le public. Comme pour Hannah Wilke ou Orlan, les performances et le récit lié au corps sont médiatisés soit par la photographie, soit par la vidéo, de sorte que la performance est perçue à la fois comme des images en performance et un corps qui été médié et donc mis à distance, transformé par l’image. Les performances de Sophie Calle font partie de ces performances construites pour l’archive, et donc, pré-narrativisées dans l’action afin de leur donner une forme finale articulée comme un récit. C’est ainsi que les performances en public, médiatisées ou sur les réseaux sociaux suivent un script qui va créer un récit de performance et sa mise en image. C’est ce média phototextuel qui performe ensuite le récit, tout en le liant à un contexte culturel : esthétique de la féminité, signes de violence, représentations des valeurs associées à une féminité positive et négative et bien sûr la facticité des médiations par l’image.

 

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[21] Voir sur YouTube l’entretien de Cadence Kinsey avec Amalia Ulman, 17 juillet 2013, Limehouse Town, Londres, qui précédait Excellences & Perfections (consulté le 5 mai 2020).
[22] De nombreux ouvrages témoignent de l’implication du corps dans les performances et en particulier dans le cadre de mouvement féministes, voir H. Reckitt et P. Phelan, Art et féminisme, Paris, Beaux-Arts, Phaidon, 2005 ou T. Warr et A. Jones, Le Corps de l’artiste, Paris, Phaidon, 2005 ou encore S. Delpeux, Le Corps-caméra, Paris, Textuel, « L’Ecriture photographique », 2010.