Good girls, bad girls : filles du net 2.0.
Fictions de soi et performance des images
- Magali Nachtergael
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Le régime phototextuel de l’identité numérique
Au 20e siècle, les conditions de présentation de soi et la représentation de l’identité relevaient, comme j’ai tenté de le montrer, du régime des mythologies individuelles, fortement structurées autour d’un récit personnel et documenté par la photographie. La possibilité d’archiver le présent et de mettre en scène son image a orienté la conception même de l’histoire, généralisant l’idée de « patrimoine », de « conservation » mais aussi renversant la notion même de « futur » en histoire anticipée [1]. C’est ainsi que, grâce à cette première révolution technique, les moyens techniques se démocratisant, une grande partie de la population d’abord bourgeoise puis moyenne et enfin globale, a pu progressivement établir ses propres archives familiales, les arranger en albums, en diaporamas, en blog et enfin, de façon plus dynamique en fils sur les réseaux sociaux principalement Facebook, que j’ai qualifié d’héritier direct et contemporain des mythologies individuelles [2]. Dans la seconde révolution technologique et son extension démocratique rapide, le partage des images [3] a entraîné la construction d’un terrain de performance de ces mêmes images qui ne s’inscrit plus dans le temps long. Il ne s’agit pas ici de faire du présentisme [4] une loi mais plutôt de considérer la relégation du régime narratif au profit d’un tournant pictural dans le rapport de connaissance au réel qui entraîne une déperdition de la linéarité narrative et de la capitalisation mythologique.
Si l’on constate depuis les années 1970 une esthétique du fragment dans les écritures documentées, cette esthétique s’est muée en principe générique dans les espaces de discursivité en ligne. Véritables références dans la presse, elles sont devenues un modèle formel aux écritures contemporaines, et notamment les lectures et productions écrites techno-induites (blogs, réseaux sociaux) : formats plus courts, accompagnés d’images et mis en page pour donner à l’image une fonction active (non pas seulement illustrative). Ainsi, le régime visuel d’apparition et de présentation de l’individu sur Internet participe de ce déplacement de la construction du savoir sur soi. Le récit identitaire – entendu au sens large de communauté – se construit sur Internet sous le régime générique non pas seulement de l’image mais du couple image-texte, donnant à la phototextualité – genre littéraire périphérique des années 1990 – ses déclinaisons et usages de masse. Avec pour matrice l’image et ses légendes, les dispositifs phototextuels se déploient sous ses diverses formes et plateformes, avec des dominantes narratives plus ou moins fortes voire des usages anti-narratifs. Certains usages ont pour but de contrer l’idée d’une ipséité identitaire ou d’une possible identification d’un soi nodal, tandis que d’autres ont pour objectif de porter des discours, des revendications. Certains sont des témoignages, mais tous ont la capacité, malgré l’absence de narration explicite, de créer des communautés et des outils à même de créer des récits structurants, à mi-chemin entre le « grand récit » et le storytelling identitaire.
Cet arrière-plan très succinct situe donc mon propos dans une évolution liée au partage des images sur les réseaux sociaux et la création d’une identité qui prolonge les fictions de soi au 20e siècle. En 2003, Sherry Turkle, anthropologue et autrice de l’ouvrage de référence Life on the Screen. Identity in the Age of the Internet (1995), rappelait que la question principale n’était pas à quoi allait ressembler la technologie de demain, mais à quoi nous allions nous-mêmes ressembler, tandis que nous entretenons des liens de plus en plus étroits avec nos machines [5]. Selon Sherry Turkle, dans la lignée de la pensée cyborg et postféministe de Donna Haraway, les machines, en tant qu’elles modifient notre rapport au quotidien, modifient l’activité humaine, notre psychologie et notre relation à notre corps : la vie sur Internet reflète notre image autant que nous la modelons en ligne.
De l’identité narrative à la présence numérique
En 2013, lorsque j’ai abordé le fonctionnement de l’interface Facebook, j’avais insisté sur la continuité opérée par le réseau social par rapport aux phénomènes de présentation de soi au 20e siècle dans la sphère américano-européenne contemporaine – ou la modernité avancée. Pour cerner la question de ces identités, en quelques mots, qui sont les utilisateurs de ces réseaux, et de quelles identités parle-t-on ? Sur Twitter (2006) qui privilégiait jusqu’en 2017 la forme brève, les slogans ou les formules, Instagram (2010) et Tumblr (2007), les utilisateurs sont majoritairement plus jeunes (moins de 35 ans) que sur Facebook, Snapchat (2014) étant, en 2018, l’interface la plus utilisée par les adolescents et jeunes adultes (16-25) [6]. D’après les statistiques 2017, hormis Facebook qui a une couverture mondiale (avec ses équivalents SinaWeibo et WeChat en Chine), ces réseaux sociaux sont principalement utilisés en Amérique du nord et en Europe. En Afrique, Internet et les réseaux sociaux se situeraient plutôt à la croisée de canaux d’information ou de diffusion culturelle (musique, cinéma), si l’on en croit les travaux de Charles Nouledo et Delphe Kifouani [7]. C’est donc dans le sillage d’une culture américaine médiatique, portée par le développement capitaliste des réseaux sociaux [8] que la fabrique de l’identité en ligne génère des modes d’apparaître qui pour Louise Merzeau ne sont pas une « identité numérique » mais une « présence numérique » qui sous-tend également une performativité de l’être-là, quelle que soit sa forme [9]. De plus, ces modalités d’être-en-ligne (un Dasein numérique) relèvent de pratiques technologico-induites et des techno-discours [10] spécifiques à une sphère culturelle dominante. Comme le définit Fanny Georges : « L’identité numérique est une transposition graphique, sonore et visuelle d’une représentation en pensée façonnée par le Sujet dans le matériau de l’interface » mais dont les dispositifs restent « une manifestation de l’emprise culturelle » [11]. C’est la raison pour laquelle ces espaces d’exposition de soi restent liés à une performance des images qui, d’Erving Goffman à W.J.T. Mitchell en passant par Boris Groys [12], articule le champ social moderne à travers des valeurs fortement médiatisées, au risque de l’uniformisation et du stéréotype et la reconduction de schémas sociaux réels (ce que Lisa Nakamura appelle la « racio-visuallogic on the Internet » [13]). Pour illustrer « la présentation de soi » à l’ère des images mondialisées, on analysera les pratiques de narration personnelle en ligne de deux artistes féminines américaines exerçant actuellement dans une sphère identifiée à l’occasion d’expositions et travaux collectifs qui ont rendu leurs travaux visibles en dehors du Net [14]. Amalia Ulman, née en Argentine, a grandi en Espagne et fait les beaux-arts à la St Martin’s School of art à Londres, où est passée l’artiste narrative Laure Prouvost, Turner Prize en 2013. Molly Soda, alias Amalia Soto, née à Puerto Rico, est quat à elle diplômée de la Tisch School of Art de New York. D’une part il s’agira de saisir les effets de narrativité ou anti-narrativité à l’œuvre, d’autre part, les enjeux culturels de leurs mises en scène et de la construction de leur identité artistique, plus précisément dans le contexte de la « bedroom culture » [15] des jeunes filles et des effets fictionnels qui en découlent.
[1] V. Flusser, Pour une philosophie de la photographie, tr. de l’allemand par Jean Mouchard, Paris, Circé, 1996.
[2] M. Nachtergael, « Mythologies individuelles, mythologies numériques ? », dans M. A. Paveau (dir.), Textualités numériques, Itinéraires, littérature, textes, cultures, vol. 1, 2014 (consulté le 5 mai 2020).
[3] A. Gunthert, L’Image partagée. La Photographie numérique, Paris, L’écriture photographique, Textuel, 2015.
[4] Fr. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, La Librairie du XXIe siècle, Seuil, 2003.
[5] S. Turkle, « Interview », Open Door : Ideas and Voices from MIT, Juillet-août 2003, cité par C. C. Ching et B. J. Foley, « Connecting Conversations about Technology, Learning, and Identity », dans C. C. Ching et B. J. Foley (dir.), Constructing the Self in a Digital World, Oxford, University Press of Cambridge, 2012, p. 1.
[6] Sources : sites statistiques divers. J’ai croisé les chiffres d’une dizaine de sources : Numerama, La Dépêche, Arobasenet, La revue du digital, mais aussi des sites comme Blog Digimind ou Web-marketing Conseil. En 2020, Snapchat a été détrôné par TikTok, reposant sur le même principe de publication de vidéos brèves, les stories.
[7] Ch. Nouledo, Kaleidoscopies digitales, blogs, identités culturelles et globalisation en Afrique au début du 21e siècle, Münster, Nodus Publikationen, 2015. Par ailleurs, je remercie Simon Ngono qui m’a fourni des ressources précieuses sur ces questions à partir desquelles je poursuivrai mon enquête.
[8] Selon l’adage, « si c’est gratuit c’est vous le produit ».
[9] L. Merzeau, « Le profil : une rhétorique dispositive », dans Ch. Couleau, O. Deseilligny et P. Hellégouarc’h (dir.), Ethos Numériques, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, vol 3, 2015 (consulté le 5 mai 2020).
[10] M.-A. Paveau, « Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique », Epistémé, n° 9, pp. 139-176.
[11] F. Georges, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l’emprise culturelle du web 2.0 », Web 2.0, Réseaux, n°154, 2009 (consulté le 5 mai 2020).
[12] E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne [1959]. La Présentation de soi, t. I et Les Relations en public, t. II, traduction d’A. Accardo, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1973 ; W.J.T. Mitchell, Que veulent les images ? Une crise de la culture visuelle (2006) traduction de M. Boidy, Dijon, Perceptions, Presses du réel, 2014 et B. Groys, En public, poétique de l’auto-design (2010), PUF, Perspectives critiques, traduction de J.-L. Florin, 2015.
[13] L. Nakamura, Digitizing Race, Visual cultures on the Internet, Minneapolis, Electronic Mediations, University of Minnesota Press, 2007. Un article récent confirme en partie l’analyse de Nakamura en intégrant cette présence sur le web aux manifestations du féminisme blanc, le « white feminism », A. Dean, « Closing the loop », 1er mars 2016 (consulté le 5 mai 2020).
[14] Très récemment, on retiendra les expositions Digital Self et Virtual Normality Women net artists 2.0, en plus des expositions personnelles des artistes (consultés le 5 mai 2020).
[15] Voir P. Flichy, « L’individualisme connecté entre la technique numérique et la société », Nouvelles réflexions sur l’Internet, Réseaux, n°154, vol. 2, 2004, p. 19.