Good girls, bad girls : filles du net 2.0.
Fictions de soi et performance des images
- Magali Nachtergael
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Filtres fictionnels : Amalia Ulman, un « fake » artistique
Instagram, une des filiales Facebook, présente une interface dont l’entrée perceptive principale ne se fait plus par la lecture d’un « statut » (brève description de faits récents, de lieu, d’action en cours) mais avec une photographie dont on peut lire, dans un second temps, la légende. Cette entrée via une approche communicationnelle fondée sur l’image illustre parfaitement le « pictorial turn » énoncé par Mitchell. Ensuite, contrairement à Facebook par exemple, Instagram est d’abord destiné à être utilisé, lu et pratiqué sur un smartphone en tant qu’application. Cette différence technique a une conséquence sur les liens entre l’utilisateur, ses modes de communication et sa production phototextuelle. Instagram (néologisme rappelant l’instantanéité de l’inscription) accompagne donc l’utilisateur dans ses déplacements quotidiens, permettant de faire des instantanés à n’importe quel moment. Il est ainsi un média proche du corps et les images des utilisateurs témoignent de cette relation étroite avec l’objet, qui devient un média encore plus intime que ne l’étaient les écrans statiques [16]. Sur Instagram, outre les images de voyages, on recense des collections d’images de repas (#foodporn), de mères exemplaires (#instamum) ou les traditionnels selfies de salle de bains. La particularité de l’application est que les utilisateurs, majoritairement de moins de 35 ans, ont pu esthétiser leurs images grâce à des filtres fournis par le développeur, embellissant les photographies ou leur donnant un ton particulier (noir et blanc, sépia, contrasté, couleurs pastels ou saturées, dégradés lumineux, tons à dominantes chaudes ou froides, vintage, couleurs virées, effet de brume ou nocturnes, etc.).
Parmi ces offres d’« appspérimentations » [17] pour reprendre le terme de Laurence Allard, certaines ont été plus favorables au développement de pratiques natives, et Instagram apparaît comme l’une des interfaces les plus artistiques – et promotionnelles. Elles ont conduit à des productions artistiques natives : Amalia Ulman a été ainsi consacrée première artiste d’Instagram à entrer dans une exposition muséale « Performing for the Camera » en 2016 à la Tate en Grande-Bretagne. Il s’agissait de sa série Excellences and Perfections, publiée sur le réseau social du 19 avril au 19 septembre 2014. On retrouve par contre Molly Soda sur Tumblr et Youtube, des interfaces plus populaires et « computer-based », à savoir un écran positionné dans la maison, en l’occurrence, la chambre. Le point de vue sur la vie du sujet est alors fixe, contrairement, comme leur nom l’indique, aux applications mobiles, et l’on reste, dans le cas de Molly Soda, dans une esthétique de la webcam – webcamériste [18] dans laquelle certains éléments de décor sont récurrents, comme le lit.
C’est dans ce contexte parfaitement globalisé, banal qu’apparaît un compte Instagram comme il y en a tant d’autres le 29 août 2012, à la faveur d’un premier « post » présentant un phototexte « fatigue stress », sans commentaire. Amalia Ulman a 23 ans quand elle débute le 19 avril 2014 une série intitulée Excellences and Perfections [19] : annoncée par un post signalant la première partie, « Part I », accompagnée du titre, le projet s’il est énoncé n’est pas immédiatement identifiable comme un projet artistique propre (fig. 1). A partir de cet instant, tout ce qui advient sur le compte Instagram est mis en scène et scénarisé. La jeune Amalia se représente dans ses activités comprenant principalement : l’usage de cosmétiques, de moments de bien-être ou de détente intime, des vues d’objets décoratifs, ou de nourriture décorative, des fleurs, des essayages de tenues et sous-vêtements, le tout dans des tons roses pastels, traversés régulièrement par la figure d’un petit lapin domestique. Iconographie de la jeune fille rangée à la féminité enfantine, pleine de douceur et délicatesse comme en témoignent les dentelles, piquées de fourrure, étoffes de satin et mousseline qui habillent le corps de la jeune femme blonde (fig. 2). Les légendes des images inscrivent les moments dans une sociabilité de l’intime, brunch avec une amie, cadeau d’une sœur, ou citations poétiques censées adoucir le quotidien ou redonner un surplus d’estime de soi : « All flowers are beautiful in their own way, and that’s like women too. I want to encourage women to embrace their own uniqueness ». La citation n’est pas référencée, mais elle est de toute façon à verser dans le stéréotype de la « good-mood quote ».
Dans « Selfiecity : Exploring Photography and Self-Fashioning in Social Media », Alise Tifentale et Lev Manovich – auteur notamment du Langage des médias – utilisent la notion de « self-fashioning » [20] un concept également développé par le théoricien Boris Groys, traduit en français par « poétique de l’auto-design » (Groys, 2015, en anglais il parle de « self-design »). Ici, c’est l’esthétique et le design de la féminité qui vient caractériser le sujet des images, les légendes ne pouvant que très sommairement ancrer les images dans des significations stables : le compte Instagram d’Amalia Ulman ne donne que très peu d’informations sur la personne civile Ulman, et tout le jeu de l’interface est justement de donner la sensation d’épaisseur d’un personnage et de récit là où il n’y en a finalement pas du tout.
A partir du 15 mai 2014, on constate un léger obscurcissement des images, même si la dominante saumon reste omniprésente et c’est à partir de ces non-événements d’un quotidien très lisse que va se nouer une intrigue spectrale : en effet, les détails des événements n’apparaissent pas, seuls des indices indiquent progressivement qu’un changement important a lieu dans la vie de la jeune fille. Les images deviennent, quand on fait défiler le compte, de plus en plus sombre, jusqu’à entrer dans l’obscurité totale au moment du climax de cet anti-récit. Anti-récit car de fait, si une suite d’images signale une temporalité et une évolution, si le personnage principal est visuellement caractérisé, peu d’éléments apparaissent : le 20 juin 2014, la silhouette d’un jeune homme est visible mais son visage est masqué par un flash lumineux, le commentaire évoque une rupture trois ans auparavant, l’image étant plus pixellisée que les autres et floue, on peut supposer qu’il s’agit d’un « latergram », c’est à dire la publication d’une photographie prise longtemps auparavant. Peut-on dans ce cas encore parler d’une identité narrative telle que l’entendait Paul Ricœur, à savoir mettre en ordre par le récit les événements de l’existence pour constituer une part de l’identité personnelle ? Est-il ici question de la construction d’un ethos numérique mais au discours lacunaire ?
[16] R. Sennett, Les Tyrannies de l’intimité [1976], traduction d’A. Berman et R. Folkman, Paris, Seuil, « La Couleur des idées », 1979.
[17] L. Allard, « Partages créatifs : stylisation de soi et appsperimentation artistique », Communication & langages, n°194, vol. 4, 2017, pp. 29-39.
[18] A. Cauquelin, L’Exposition de soi, du journal intime aux Webcams, Paris, Eshel, « Fenêtre sur », 2003 et N. Thély, Vu la webcam (essai sur la web-intimité), Dijon, Les Presses du Réel, « Documents sur l’art », 2002.
[19] A. Ulman, Excellences and Perfections, 19 avril 2014 – 19 septembre 2014, performance Instagram, et A. Ulman, Excellences and Perfections, Londres, Prestel, 2018.
[20] A. Tifentale et L. Manovich « Selfiecity: Exploring Photography and Self-Fashioning in Social Media », dans D. M. Berry, M. D. Houndmills (dir.), Postdigital aesthetics: art, computation and design, New York, Palgrave Macmillan, 2015, pp. 109-122.