Lire un catéchisme en images :
former les visions de la foi

- Isabelle Saint-Martin
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Fig. 7. « Dimanche », [1884-1893]

Cette mémoire sensible repose alors également sur le pouvoir émotif des images dont sont très conscients les auteurs de ces planches. Ce n’est pas seulement la valeur didactique du tableau qui est recherchée, mais bien son effet de présence qui s’impose au-delà de toute décomposition ou analyse par un commentaire verbal. L’efficace de l’image sera d’autant plus fort, pense-t-on, qu’elle sera belle, selon les vertus de l’apologétique par le beau. Aussi, et tout particulièrement pour les sujets bibliques, de larges emprunts sont-ils faits aux grands modèles de la peinture occidentale. Les partis pris peuvent toutefois différer selon les éditions. Le jésuite Vasseur, pénétré des théories de Rio et de Montalembert sur la décadence de l’art chrétien, prône, on l’a vu, une inspiration médiévale et le recours aux maîtres de la Renaissance florentine. D’autres albums font une plus large place au grand genre de l’Ecole française de l’âge classique. De fait, la clarté et la simplicité des compositions, le langage des gestes proche des règles de l’actio, s’accordent parfaitement avec la mimesis des émotions que suggère le commentaire de ces planches. En effet, souligne un manuel, « les attitudes des personnages, l’expression des physionomies font connaître leurs sentiments intimes. […]. Les enfants se figurent voir les personnes ; ils sentent, souffrent, combattent avec elles » [47].

Ce principe ouvre aussi la voie aux représentations de scènes contemporaines dans lesquelles le tableau semble tendre un miroir au spectateur en lui proposant actions et personnages auxquels il peut s’identifier. L’illustration des péchés ou des vertus y est propice, mais aussi celle des commandements qui donne alors lieu à une vision de la société qu’il est souvent intéressant de comparer avec celle qu’offrent pour le monde scolaire les planches de la série encyclopédique de leçons de choses citée plus haut. La lutte contre l’alcoolisme, les superstitions, les fausses richesses ou la paresse en sont autant d’exemple qui permettent des rapprochements entre la « morale laïque » et les préceptes catéchétiques tels que les illustrent notamment l’éditeur Tolra qui prend le parti de l’actualisation pour inscrire les leçons dans le quotidien des élèves.

Tout au contraire, le choix de la Bonne Presse ancre chaque sujet dans le texte biblique et retrouve, par ce jeu d’écart entre la lettre et l’image, une manière de transposer le signifié dans une autre figure. Le procédé fait écho à une lecture typologique, cherchant dans les parallèles testamentaires un dévoilement du sens. Pour autant, la représentation de sujets contemporains n’exclut pas la résurgence subtile de compositions et de thèmes anciens, passés à travers les siècles par la médiation de la gravure, comme en témoigne notamment la seule planche de la Bonne Presse qui soit consacrée à une image d’actualité. Le tableau illustrant le respect du Jour du Seigneur prend place au sein d’une polémique récurrente sous la IIIe République sur le repos hebdomadaire. La planche construite sur un effet de contraste oppose le bas de l’image où une usine aux flammes rougeoyantes profane le dimanche et le haut où les fidèles se pressent à l’Eglise (fig. 7). La construction visuelle par pôles (haut/bas, couleurs froides ou chaudes, gauche/droite…) fait apparaître une structuration symbolique de l’espace. Une dynamique verticale oppose l’univers rural paisible, chômé, qui occupe le registre supérieur, et l’espace inférieur, celui des plaisirs dissolus et impies (cabarets, boisson, hôtel des Francs-Maçons…) et des activités industrielles. La cheminée de l’usine apparaît comme le double négatif du clocher. Toutefois, cette confrontation manichéenne ne doit pas conduire trop rapidement à une diabolisation du monde de l’usine, laquelle est insérée dans l’économie villageoise. A y regarder de plus près, on y distingue également des silhouettes d’enfants [48] au travail et c’est bien davantage la vision d’un monde dérégulé, ne respectant plus un jour chômé (quelle que soit la tâche effectuée [49]), orienté par le seul souci de la rentabilité, qui est ici dénoncée selon une thématique chère à une forme de traditionalisme catholique.

Cependant, à côté de la dimension militante, l’image retrouve des formes plus anciennes de rhétorique religieuse. Couleurs vives, perspective cavalière, marquée davantage par l’étagement des plans et le contraste chromatique que par le respect de l’échelle des figures, cheminement sinueux du tracé de la route, composition dualiste… autant d’éléments qui, en dépit de la modernisation de l’iconographie, semblent familiers et évoquent un genre particulier de l’imagerie populaire, celui des « chemins du ciel et de l’enfer ». Ces chemins de la vie opposent une ample voie et une route épineuse, d’accès difficile, en référence à l’Evangile de Matthieu (7, 13-14) : « Entrez par la porte étroite, car large et spacieux est le chemin de la perdition… ». Une seule route s’élève au bas de ce tableau mais son mouvement ascensionnel, très marqué, incite à y retrouver, sinon une forme actualisée des deux chemins, du moins une perception symbolique de l’engagement sur le tracé qui mène au ciel. Ainsi pourrait-on y distinguer les trois voies ou trois étapes de la progression mystique selon le modèle des manuels d’ascétique et mystique alors répandus. La première voie n’est pas à choisir, elle est donnée, c’est l’état du bas de l’image, le monde des plaisirs et du travail sans Dieu, que la redondance des signifiants (couleur, spatialisation, flammes) situe comme une vision de l’enfer sur terre, lieu qui représente le monde à fuir, aussi les personnages, placés au tout premier plan, font-ils signe aux travailleurs de venir les rejoindre. Après cette étape « purgative », du renoncement, suit la voie « illuminative » : l’ascension, qui progresse aisément au début, puis devient plus sinueuse. Avançant sur le chemin de la vertu, le marcheur passe devant le calvaire qu’il salue, pour atteindre le lieu du culte, métaphore de la voie « unitive », d’union mystique avec Dieu, Dans cette lecture spirituelle, la composition de cette planche pourrait également être rapprochée d’anciennes gravures du XVIe siècle telles les Imagines de Nadal, encore rééditées précisément par la Bonne Presse, ou des Amoris Divini Emblemata de Vaenius, dont le sujet « Conscientia Testis » oppose à la vision sereine de la cité de Dieu, celle de la Babylone pervertie en proie aux flammes [50]. Forme visible de l’agir en chrétien en ce monde, le « respect du dimanche » invite ici chaque fidèle à choisir entre les deux cités comme entre le clocher qui pointe vers le ciel ou la cheminée d’usine dont la fumée s’échappe. L’actualisation du sujet dans les polémiques du temps s’inscrit dans un univers visuel qui réinterprète d’anciennes formes de la méditation en images.

 

« L’image grave l’idée dans l’esprit comme une note prise, son souvenir sert à retrouver le fil perdu » [51] affirme la préface de l’édition Tolra. Cette valeur mnémonique, sans doute au cœur de la catéchèse par l’image, assure une partie de son succès. Alors que la lettre du manuel est jugée trop sèche et que le psittacisme de l’enseignement est mis en cause, ces grandes planches permettent de donner plus de vie à la leçon et d’y associer l’histoire sainte ou des scènes contemporaines. Espace de liberté par rapport au manuel pour les uns, elles sont, pour d’autres, la garantie d’une récitation plus sûre encore des notions essentielles. L’effet de ces tableaux, en un temps où la concurrence de la leçon de choses s’avère vive, relève pourtant davantage de la vision intérieure et se rapproche, dans certains usages, des compositions de lieux des exercices spirituels jésuites. Aussi quelques-unes de ces séries furent recommandées dans les retraites de débutants. La lecture de ces images, tout à la fois lecture morale et lecture biblique, mobilise un savoir extérieur qui va au-delà des quelques lignes apprises par cœur. Elle offre conjointement une forme d’introduction à l’art chrétien et au jeu de l’exégèse allégorique. « En beaucoup de cas, les gravures dispenseront de longues narrations, d’explications superflues. Plus tard enfin, l’enfant devenu homme saura s’intéresser aux tapisseries, aux vitraux, aux peintures de scènes religieuses, parce qu’il aura appris à les comprendre » [52] espère la revue Le Catéchiste au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ce savoir minimal détermine l’adhésion à un groupe qui se définit par ce partage de connaissances [53]. Apprendre à lire ces albums où texte et dessin s’expliquent l’un par l’autre, revient ainsi à apprendre « une langue » ou les références implicites d’une communauté. A l’instar des recommandations de Mgr Dupanloup, selon lesquelles « le catéchiste doit réellement apprendre à ses enfants toute une langue inconnue, difficile, mystérieuse, la langue de l’Eglise » [54], ces planches initient le fidèle à un mode d’expression tant verbal que visuel du langage catholique [55]. Quelques-unes d’entre elles sont sans doute demeurées précises dans les souvenirs des fidèles, qui peut-être ont pu dire, à l’instar d’une petite bergère à laquelle Mgr Devie prête ces mots : « Je crois, en vérité, que je n’ai plus besoin d’images, elles sont tellement bien dans ma tête, qu’il me semble que je vois en réalité tout ce qui s’y passe » [56].

 

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[47] Ibid., p. 132.
[48] Outre la question du travail du dimanche, celle du travail des enfants revient régulièrement dans les débats parlementaires du siècle.
[49] D’autres tableaux de catéchèse présentent également le travail agricole tout aussi condamné le dimanche.
[50] Pour une analyse plus détaillée, voir I. Saint-Martin « La sanctification du dimanche : un combat par l’image », Revue HES, Histoire, Economie, Société, « Combats autour du repos hebdomadaire (XIXe-XXe siècles) » sous la direction de Robert Beck et Matthieu Brejon de Lavergnée, n°3, 2009, pp. 85-98.
[51] Catéchisme appris aux enfants au moyen des tableaux réduits…, Tolra, [1899], préface.
[52] Le Catéchiste, 1919, n°1, p. 22.
[53] M. de Certeau, L’Ecriture de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1975, pp. 35-36, note qu’un « corpus de connaissance ou un degré de savoir découpe un corps ou isole un niveau social […] la détermination de ce que l’on connaît, quand on est Catholique ou Réformé, fournit à la communauté son mode d’identité et de distinction ».
[54] Mgr Dupanloup, L’Œuvre par excellence ou Entretiens sur le catéchisme, 1868, Douniol, éd. de 1869, p. 137.
[55] Dans les missions étrangères notamment, certaines de ces planches furent aussi utilisées par les protestants.
[56] Mgr Devie, Divers essais pour enseigner les vérités fondamentales de la religion, Lyon, Pélagaud et Lesne, 1838, IVe Essai, 11e jour.