Lire un catéchisme en images :
former les visions de la foi

- Isabelle Saint-Martin
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Habile pédagogue, le père Vasseur fait varier sa production sur deux registres. D’une part, de vastes compositions qui condensent, sur des planches d’un mètre de haut, en d’innombrables médaillons et lancettes, un exposé complet de la doctrine chrétienne sur lequel on reviendra plus loin. D’autre part, des images de dévotion jouant sur un traitement des thèmes beaucoup plus spectaculaire. Il réédite ainsi les Images morales et la série du père Huby, chère aux missions jésuites [30], qui associent à la peinture du cœur du fidèle, reflet de son âme, le thème des fins dernières marqué par l’opposition frappante entre la mort du juste et celle du pécheur. Cette série connait un succès considérable non sans que sa réception mette à mal, ici ou là, le mythe d’une accessibilité de l’image dénuée de conventions. A Madagascar, par exemple, où les attributs symboliques d’organes vitaux, tels que le cœur ou le foie, ont des significations fort différentes, la vision de ces planches a parfois associé les missionnaires à des voleurs ou mangeurs de cœurs [31].

Pour provoquer le choc des consciences et imprimer sur les esprits une marque profonde, la rhétorique des contrastes dans le thème du Salut et des fins dernières est volontairement simplifiée en de violentes oppositions colorées. Or ce registre trouve, dans les missions d’Asie, un équivalent pictural dans le jugement du tribunal céleste, les châtiments très réalistes de l’enfer et les six voies de la Renaissance qui ornent les livrets de dévotion bouddhistes. Ainsi, dans les premières années du XXe siècle, les missionnaires jésuites installés à Ma-tsin [32] notent encore, que de toutes les images du père Vasseur, ce sont les scènes de l’enfer et du jugement que se disputent les fidèles. Ces gravures des fins dernières sont reprises au Japon dans les années 1870 et diffusées dans la région de Nagasaki avec quelques modifications de costume et, notamment pour la mort du pécheur, la présence d’un autel bouddhiste à côté d’éléments du culte catholique ce qui met en cause visuellement le maintien des cultes traditionnels chez certains convertis.

L’apostolat par l’image est encouragé par les Missions catholiques et les témoignages mettent en avant le caractère ludique et décoratif de ces planches. Dans un temps où l’image fixe jouit encore des pouvoirs que l’image animée lui disputera bientôt, cette distraction suscite une prédication quasi spontanée. Un missionnaire de Cochinchine souligne : « Les quelques livres imprimés que l’on distribue coûtent cher, et bien souvent ne sont point lus, tandis que le livre d’images sera sans cesse feuilleté par tous ceux de la maison ; le païen qui ira visiter la famille chrétienne voudra le voir et s’instruira par le fait même » [33].

L’évangélisation joue parfois sur l’ambiguïté de ces représentations lorsqu’elles sont reçues dans une culture étrangère. Ainsi, l’évêque d’Hakodate rapporte en ces termes une mission chez les Aïnous :

 

Nous revînmes munis de la collection des tableaux du Pèlerin. Nous eûmes bien vite lieu d’en constater l’utilité en voyant les rapides progrès que faisaient nos catéchumènes. La figure du Père Eternel leur rappelait tout à fait le type du beau vieillard aïno, et ce fut à leurs yeux une raison de plus de croire [34].

 

On est loin du souci d’explication qui accompagne dans certains manuels, et par exemple dans les textes de la Bonne Presse, la symbolique de la représentation de « l’Ancien des jours » inspirée du livre de Daniel [35]. L’édition du Grand catéchisme en images de 1908 fait apparaître des mises en garde explicite. Pour illustrer par la Trinité du Psautier (Père et Fils assis, l’Esprit Saint rayonnant entre eux), l’article du Credo « … assis à la droite du Père », le commentaire précise : « Ce n’est pas à dire que Dieu ait une main droite et une main gauche ; mais comme la droite est la place d’honneur, ces paroles signifient que Jésus-Christ, qui est égal à son Père comme Dieu est élevé comme homme au-dessus de toutes les créatures » [36]. Faire saisir aux fidèles que la figure anthropomorphique de Dieu en vieillard est un symbole, au même titre qu’un triangle ou la colombe du Saint-Esprit et non une représentation comme pour le Christ, la Vierge et les saints rejoint un souci pédagogique affirmé depuis le Concile de Trente : « On enseignera au peuple que [les images] ne représentent pas pour autant la divinité, comme si on pouvait la percevoir des yeux du corps... » [37]. L’exercice suppose de maîtriser tant les codes de figuration que la capacité à mettre à distance le pouvoir des représentations. Lié au don de l’Esprit et à la glossolalie, le mythe de la langue naturelle dépasse la simple notion d’image comme écriture des illettrés, pour approcher certaines qualités propres aux arts visuels qui s’imposent à tous, savants et ignorants. Pourtant, la variété des contextes de réception, qu’il faudrait pouvoir détailler de façon précise selon les pays, prouve à l’envi que les représentations figurées ne sont ni exemptes de convention, ni immédiates d’accès. Les missionnaires, qui les expliquaient et les accompagnaient de livrets de prédication, ne l’ignoraient sans doute pas mais la vertu qu’ils leur reconnaissaient va au-delà une naïve illustration du discours pour jouer sur l’imprégnation de la mémoire et un effet de présence qui s’impose dans l’imaginaire des fidèles. L’exemple de certaines planches permet de préciser l’opération de mémorisation qui entrecroise l’énoncé catéchétique et le rapport au texte biblique.

 

Une mémoire biblique

 

Le cas du frontispice cité plus haut montre toute l’ambiguïté de la référence à la leçon de choses. Certes la pédagogie par l’image y est liée, mais l’expérience du regard en catéchèse ne peut s’y arrêter sous peine de réifier ce qui relève de l’invisible. Il s’agit bien d’abord de « parler aux sens, surtout aux yeux des enfants, leur rendre en quelque sorte palpables les vérités de la Religion, leur expliquer ce qu’ils voient : le crucifix, les statues, le chemin de la croix, les vitraux, les peintures… », cependant le même catéchiste doit reconnaître que « la connaissance dont nous parlons ne se fait pas seulement par les sens extérieurs ; elle se fait aussi par l’imagination, en racontant aux enfants des traits historiques, des paraboles… » [38].

Il faut évoquer ici brièvement le contenu de cet enseignement pour saisir la forme de rapport au texte que sous-tend la lecture de ces tableaux. L’image donne à voir, elle donne aussi à entendre. La représentation d’un sujet biblique évoque aussitôt tout un récit qui resurgit alors à la mémoire du spectateur et vient croiser l’approche dogmatique des questions du manuel. Certains manuels d’histoire sainte se réfèrent aux propos de Fénelon dans L’Education des filles [39] pour noter que les enfants auxquels on parle de la Trinité en trois personnes mais une nature, puis du Christ, deux natures en une personne, se perdent dans cette arithmétique céleste et sont bien en peine de dire s’il s’agit de trois natures ou deux personnes ! Tandis que si on leur raconte, ou leur montre, la scène du baptême : le Christ se laissant baptiser dans l’eau du Jourdain par Jean, l’action de l’Esprit, apparu comme une colombe, et la voix du Père (souvent une main sortant des nuées) déclarant « celui-ci est mon fils bien-aimé », alors ils comprennent et retiennent la place des différentes personnes. Une grande partie de la mise en images des catéchismes procèdera de la sorte. L’élève est invité à reconnaître non seulement la scène représentée mais encore son interprétation dans l’exposé de la leçon.

 

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[30] Voir A. Sauvy, Le Miroir du cœur. Quatre siècles d’images savantes et populaires, Paris, Cerf, 1989.
[31] Voir F. Raison, Bible et pouvoir à Madagascar au XIXe siècle. Invention d’une identité chrétienne et construction de l’Etat, Paris, Karthala, 1991, p. 587.
[32] Lettres de Jersey, 1906, pp. 74-75. Du P. Bastard au P. de Lapparent, Ma-tsin, le 18 mai 1905.
[33] Ibid., p. 703.
[34] Le Pèlerin, 1893, n° 877, p. 588. L’épisode est extrait d’une relation de Mgr Berlioz, évêque d’Hakodate (Japon) publiée dans Les Missions catholiques.
[35] Voir F. Boespflug, Dieu et ses images. Une histoire de l’éternel dans l’art, Paris, Bayard, 2008.
[36] Le Catéchisme en images, album en noir et blanc, Paris, Bonne Presse, 1908, p. 26.
[37] Décret sur les Saintes Images (1563), Concile de Trente, titre II, XXVe session, cité dans D. Menozzi, Les Images, L’Eglise et les arts visuels, Op. cit., p. 191. Et voir P.-A. Fabre, Décréter l’image. La XXVe session du Concile de Trente, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
[38] Abbé Moisset, Le Catéchisme expliqué aux enfants à l’usage du clergé, des instituteurs catholiques, des catéchistes volontaires et des familles, Librairie des Catéchismes, 1908, 3e édition revue et augmentée.
[39] Abbé Guéret, Petit Catéchisme historique à l’usage de la jeunesse, Moulins, 1894.