Lire un catéchisme en images :
former les visions de la foi
- Isabelle Saint-Martin
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Cet exemple permet de mesurer l’écart avec le choix retenu dans un mode d’illustration plus classique. Plus d’une vingtaine d’années après la parution de ces Grandes Images, en 1887, les dessins sont repris de façon anonyme dans un catéchisme illustré [9] de petit format paru à Lille. Les différentes scènes sont extraites de leur composition d’ensemble et insérées en hors texte ou en vignettes dans les pages d’un manuel. En regard d’un texte théorique sur les grâces et mérites du baptême, le sujet central de la grande planche du père Lacoste est sorti de son contexte initial. Il ne propose plus qu’une illustration d’un baptême ordinaire, accompagné d’une brève légende indiquant le sens des gestes du prêtre. De l’autre côté, dans l’angle supérieur de la page de texte, une vignette représente le baptême du Christ comme une scène dont le rappel est sans doute nécessaire, mais qui n’est plus visuellement associée à sa dimension épiphanique et à l’actualisation du sacrement dans le vécu du fidèle. Au lieu d’être le nœud où différents axes de signification de type mémorial et sacramentel se rejoignent pour manifester leur action dans l’initiation chrétienne, l’image n’est plus que la représentation plus ou moins contemporaine [10] d’une scène d’église.
Des images à voir et à entendre
Selon les éditeurs, ces séries de planches de catéchisme sont publiées en grands tableaux et reprises ensuite dans des albums de différents formats avec textes en regard, ou avec des réserves ménagées pour les commentaires placés sous les scènes. Quelle que soit la place laissée au texte, l’image est première et intervient directement dans la structure de la leçon. Les fondements de cette pédagogie sont certes à rechercher dans les écrits des Pères de l’Eglise et les préfaces y font plus ou moins explicitement référence. Toutefois, la célèbre formule de Grégoire le Grand en 600, « ce qu’est l’écrit pour ceux qui savent leurs lettres, la peinture l’est pour analphabètes » [11], extraite d’une lettre de semonce à Serenus, évêque de Marseille, puis insérée dans le Décret de Gratien (XIIe siècle), doit être comprise avec nuances. La réalité est plus complexe et la Bible de pierre qu’admire Emile Mâle comme une splendide Bible des pauvres, est, comme il le reconnaît, loin d’être immédiatement compréhensible : « Il y faut un guide [12] », tant son iconographie entrecroise les sources et les différents niveaux d’interprétation symbolique des textes dans une érudition destinée aux clercs et aux princes bien plus qu’aux simples gens. En fait, les penseurs chrétiens, à la suite des philosophes de l’antiquité, ont bien plutôt mis en valeur des qualités propres aux arts visuels qui leur reconnaissent un efficace d’un autre ordre sur la mémoire et les affects, l’immédiateté de la perception entraînant chez ces arts de l’espace des enjeux émotionnels distincts de ceux que procurent les arts du temps tels que la narration et l’écriture. Aussi est-ce sur le registre de la tripartition des fonctions inspirée de saint Bonaventure au XIIIe siècle (enseigner, remémorer, émouvoir), qui infléchit à sa manière la trilogie rhétorique (delectare, movere et docere), que jouent les images catéchétiques pour rivaliser avec le discours.
Reprenant aussi à leur compte les expériences anciennes de la pédagogie jésuite et notamment les tableaux de mission utilisés depuis le XVIIe siècle en Bretagne, les éditeurs veulent avant tout répondre aux critiques, parfois vives, adressées à l’enseignement catéchétique traditionnel et notamment à l’aridité du texte. Ainsi l’abbé Couissinier n’hésite pas à dire qu’il propose son Catéchisme en images (1862) pour « fournir le moyen de rendre facile et agréable, et même attrayante, une étude pour laquelle certains esprits n’éprouvent que de l’aversion et du dégoût » [13]. Nombreux sont ceux qui reprochent à l’« abrégé de la foi », rédigé en questions et réponses, de s’être progressivement desséché et réduit à la forme d’un énoncé abstrait. Ce jugement sévère est sans doute renforcé par la diminution des heures de catéchisme qu’entraîne la rupture avec l’école. Lorsque, dans la méthode de Saint-Sulpice, au début du siècle, par exemple, le manuel était accompagné par des heures d’histoire sainte, de chants et de prières, l’ensemble formait une instruction développée [14]. Réduit au texte de ce qui se présente comme un « abrégé de la doctrine chrétienne », la formule devient trop abstraite ou complexe pour être saisie par des enfants, « qui confondent privilèges et sacrilèges » [15]. Elle repose en outre exclusivement sur le « par cœur », méthode d’apprentissage alors courante dans l’usage scolaire, mais qui dès le milieu du siècle se voit vivement critiquée. Pour le père Chevrier, dont l’enseignement populaire recommande les images afin d’avoir des « murs qui parlent », « vouloir commencer par des mots, par la mémoire, c’est perdre un temps considérable, et décourager souvent les enfants et les maîtres. Cette répétition continuelle ne peut rien sur l’âme et le cœur. On passe des heures entières à apprendre des mots et on n’est pas plus avancé après qu’avant » [16]. Le débat fut repris, un peu plus tard, dans L’Ami du Clergé et la pédagogie par l’image apparaît alors comme la solution idéale pour rendre la leçon plus vivante et accessible, sans renoncer pour autant au travail de la mémoire. Le mode d’emploi des planches fait l’objet de multiples conseils. Faut-il partir du tableau ou conclure le commentaire par l’image ? La place des estampes dans le cadre de la leçon est comparée aux choix des gravures hors texte ou dans le texte et les avantages de chaque situation sont exposés selon leur mérite pédagogique. Le tableau final permet de récapituler toutes les notions. A l’inverse, partir du concret pour aller vers l’abstrait, est une méthode qui s’apparente à la leçon de choses de l’enseignement profane, perçue comme une rivale ou un modèle à suivre, ainsi que le souligne le cardinal Perraud, car « si la leçon d’histoire naturelle les captive et si la leçon de catéchisme les ennuie, prenons garde ! » [17]. Aussi l’organisation rappelle-t-elle tout à la fois les usages de la prédication missionnaire et le principe des tableaux muraux et des cartes de géographie commentés à l’école. La Bonne Presse propose ainsi un chevalet pour placer ses tableaux. Ceux que diffuse le jésuite Vasseur dans les années 1880 peuvent être roulés ou accrochés de manière à présenter successivement les deux faces [18]. Tous recommandent la baguette du montreur d’images. Le Grand album des éditions Tolra (1899) en décrit l’emploi :
3° Disposer le tableau un peu haut sur un pupitre ou quelque chose de semblable, de manière que les enfants aient le jour par derrière ou par côté, et non en face. (…) Placé convenablement il peut être vu dans ses parties essentielles par vingt-cinq ou trente, de leur place quand la salle est bien aménagée (…).
4° Ayez la baguette traditionnelle.Faites remarquer d’abord le titre et le sujet, puis le lieu où se développe la scène, ses détails. Quand le tableau a deux scènes, il est à propos d’en cacher une ; les enfants ont la manie de regarder ce qu’on n’explique pas. Pénétrez-vous de la pensée de l’artiste, et complétez-la au besoin pour la mettre à la portée de l’auditoire. Faites parler les personnages [19]
Les commentaires édités pour les planches de la Bonne Presse partent ainsi toujours de l’image et de ce que l’enfant peut observer par lui-même. Le texte indique « montrer ceci » ou « cela », « quel est ce personnage » [20], ou encore tente de mettre en garde contre les risques inhérents à toute représentation visuelle de l’invisible. Ainsi, pour la figure de Dieu ou pour l’illustration de l’article du Credo « est assis à la droite du Père », le texte précise « ce n’est pas à dire que Dieu ait une main droite et une main gauche, mais que la place d’honneur… ». La scène est vivante dans l’exposition comme elle doit l’être dans la récitation, selon les Frères des Ecoles chrétiennes qui recommandent ces gravures : « L’élève qui raconte montre en même temps sur l’image, à l’aide d’une baguette, les personnes et les objets » [21].
[9] Le Catéchisme complet illustré de 300 dessins, Lille, librairie de la Société de Saint-Charles Borromée, 1887.
[10] Ici déjà démodée par les costumes à la mode du Second Empire.
[11] Trad. in D. Menozzi, Les Images, L’Eglise et les arts visuels, Paris, Cerf, 1991, p. 75. Sur l’importance de cette référence au XIXe siècle, voir I. Saint-Martin, « L’image “bible des pauvres”, du postulat grégorien au mythe romantique, l’efficacité d’un argument fondateur », dans Efficacité/Efficacy, Word & Image Interactions 7, sous la direction de V. Plesch, J. Baetens, C. MacLeod,Amsterdam, Rodopi, 2011, pp. 27-38.
[12] E. Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France. Etude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration, Paris, E. Leroux, 1898, p. 11.
[13] Abbé Couissinier, Préface du Catéchisme en images, Paris, Schulgen, 1862.
[14] M. Faillon, Méthode de Saint-Sulpice dans la direction des catéchismes, Meyer, 1832.
[15] L. Mury, Guide des catéchismes, Reims, Action populaire, 1911, rapport de l’abbé Mouterde, p. 181.
[16] Père Chevrier, Ms VII, p. 262, Voir J.-F. Six, Un prêtre, Antoine Chevrier, fondateur du Prado, Paris, Seuil, 1965.
[17] Guide des catéchismes, op. cit., rapport de l’abbé Mouterde, p. 180. Sur la leçon d’histoire naturelle, voir P. Kahn, La Leçon de choses, naissance de l’enseignement des sciences à l’école primaire, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2002.
[18] A Vasseur, s.j., Petit Manuel illustré du chemin du ciel en 20 grands tableaux (1m 40 x 1m) pour l’enseignement de la religion, Œuvres de Saint-Luc des missions, 1891.
[19] Abbé Mouterde, Grand album d’images pour l’enseignement du catéchisme, Paris, Tolra, 1899, préface.
[20] Abbé Fourrière, Le Grand Catéchisme du Pèlerin, expliqué aux petits enfants, Paris, Bonne Presse, 1894.
[21] Manuel du catéchiste, publié par les Frères des Ecoles chrétiennes, éd. abrégée, Tours, Mame, 1909, p.65.