Lire un catéchisme en images :
former les visions de la foi

- Isabelle Saint-Martin
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Fig. 4. « Pater », [1884-1893]

Fig. 5. A. Vasseur, Toute la doctrine
chrétienne en un seul tableau
, 1891

Fig. 6. A. Vasseur, « Le Catéchisme
en famille », 1890

L’irreprésentable du dogme et le caractère abstrait d’un texte non narratif sont d’autant plus aisément « figurés » par l’abondance des exemples tirés de l’histoire sainte que s’y expriment les formes traditionnelles de la lecture allégorique qui cherche dans l’Ancien Testament la préfiguration du Nouveau. Mais les références dépassent ici largement le cadre typologique pour mobiliser une réelle culture biblique. Sans doute celle-ci est-elle instrumentalisée par la mise en forme catéchétique et plus visuelle que scripturaire (toutefois les références exactes des versets sont mentionnées dans les textes qui accompagnent nombre de ces albums), mais elle imprègne les références religieuses et culturelles des enfants catéchisés au XIXe siècle, quel que soit leur degré d’attachement ultérieur à la religion. La sélection des épisodes permet une interprétation qui varie selon les choix des éditeurs. Les assomptionnistes de la Bonne Presse donnent ainsi un aide-mémoire visuel pour le Notre Père (fig. 4). La composition rappelle les Bibles des pauvres [40] du XIVe siècle, livrets qui disposaient une scène christique entre deux scènes vétérotestamentaires accompagnées de phylactères. Ici sous la figure du Père, l’axe central est occupé par le Christ au jardin des Oliviers (« que votre volonté soit faite »), scène souvent rapprochée de la prière du Pater depuis les Père de l’Eglise. En dessous, le « Christ pardonnant sur la croix » illustre le « Pardonnez-nous nos offenses ». De part et d’autre de ces deux scènes évangéliques sont placés six sujets (quatre de l’Ancien et deux du Nouveau Testament) : La sanctification du Nom de Dieu par les apôtre lors de la guérison du boiteux (Ac 3) fait écho à l’attente du règne de Dieu chez les prophètes (prière et vision de Tobie, Tb 13) ; le don du pain quotidien (figuré par Elie nourri au désert 1 R 19, 1-8) a pour pendant « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (David épargnant Saul 1 S 26). Puis la tentation du Christ au désert vient en parallèle à Daniel dans la fosse aux lions fortifié dans sa foi (Dn 6, 23) pour « délivrez nous du mal ». L’inspiration médiévale du dispositif visuel s’accompagne de références implicites à l’iconographie de l’âge classique, voire à des modèles contemporains puisque la Tentation du Christ miniaturise un tableau d’Ary Scheffer (1856) dont Renan avait fait l’éloge en son temps [41]. Il est courant depuis le XVIe siècle d’illustrer cette prière par un cycle d’images bibliques avec divers choix possibles pour chaque thème, les anciens catéchismes illustrés en proposent plusieurs versions. Ici la mise en images donne à entendre aux fidèles, au-delà de la répétition de mots devenus trop communs, une dimension eschatologique. Elle met en exergue une lecture sacrificielle en plaçant au centre des représentations de la Passion et, si le « pain quotidien » n’est pas illustré par la Cène, l’évocation d’Elie nourri par un ange laisse bien entendre que cette prière ne vise pas seulement la nourriture des corps, mais doit conduire aussi à demander le pain spirituel qui donne vie à l’âme.

Le rapport à l’iconographie est encore différent pour la très grande planche du père Vasseur intitulée Toute la doctrine chrétienne dans un seul tableau [42] (fig. 5) utilisée tant avec des adultes dans les missions que pour les examens de catéchisme des jeunes enfants. Le centre de cette doctrine toute catholique est occupé par l’image du pape surmonté de l’Esprit Saint rayonnant sous la figure du Dieu Père, au registre supérieur apparaît la crucifixion, puis au sommet la Sainte Trinité couronnant la Vierge Marie. Ainsi, sur le trône de Pierre, la figure pontificale est véritablement perçue comme le vicaire du Christ, titre qui lui est reconnu depuis le XVIe siècle. Entouré de divers personnages (évêques, clergé, saints …) cette vision de l’Eglise militante sur cette terre fait le lien entre l’Eglise triomphante au ciel et l’Eglise souffrante du purgatoire dont les flammes surmontent l’évocation des quatre fins dernières. Tout autour de cet axe central, sont disposés les principaux chapitres de la doctrine, selon une méthode inspirée du Septénaire d’Hugues de Saint-Victor qui rassemble les sept demandes du Pater, les sept œuvres de miséricorde spirituelle et corporelle, les trois commandements de Dieu et les sept commandements de l’Eglise, etc. qu’il faut retrouver à partir de petites vignettes encadrées de rinceaux ou assemblées en rosaces et lancettes à la manière d’une verrière médiévale. La complexité de cette composition inciterait à douter de son efficacité didactique. Devant ces mises en page surchargées, que pouvaient retenir ou comprendre de jeunes élèves ? En fait, plus qu’à l’apprentissage, ces grandes planches sont destinées à la récitation et à la mémorisation. Non seulement l’image y est bien éloignée de l’évidence d’une leçon de choses mais elle n’est plus qu’à peine lisible ou même visible, réduite à un signe qui appelle le souvenir d’une narration à mettre en rapport avec la composition. Disposées en tableau, à la manière d’une encyclopédie de la doctrine chrétienne, les leçons du catéchisme se trouvent ici rassemblées en une synthèse visuelle où chaque case correspond à un contenu théologique précis, dont elle n’est pas, pour autant, l’illustration au sens strict du terme. En effet, ce jeu de mémoire voit s’intercaler dans la récitation une forme d’intertexte biblique, car à chacun des commandements, des sacrements ou des œuvres de miséricorde est associé un épisode de l’Ancien ou du Nouveau Testament [43]. Lorsque, en décryptant l’« exemplum », l’élève désigne chaque scène à l’aide de la baguette, son geste fait resurgir à la fois la narration scripturaire et l’exposé doctrinal que celle-ci illustre tant verbalement que visuellement. C’est la place du sujet, et quelques repères graphiques permettant d’identifier le petit dessin, qui aident à « voir », par exemple, la scène du meurtre d’Abel et à en déduire le commandement qui interdit l’homicide dans la lancette consacrée au Décalogue, reconnaissable par le motif de « Moïse recevant les tables de la Loi » qui la couronne. Mais s’il est facile de citer le Ve commandement (Tu ne tueras point) devant le meurtre d’Abel, il est un peu plus subtil de retrouver à partir de l’hospitalité d’Abraham (Gn 18), suivant le contexte, soit une figure de la vision trinitaire selon l’interprétation patristique [44], soit un exemple des « œuvres corporelles de miséricorde » recommandant d’accueillir les étrangers. Le choix d’apporter ainsi une caution scripturaire au catholicisme des œuvres est classique dans les polémiques avec les réformés et se retrouve par exemple pour le panneau de la Bonne Presse sur ce thème qui s’inspire d’un détail d’une composition de Raphaël pour les loges du Vatican.

Ici le tableau touche petits et grands comme lors des « fêtes de catéchismes », joutes dans lesquelles les enfants rivalisent de savoir et qui attirent les parents, heureux de voir triompher leur progéniture. Parmi les différents exercices, « les petits de 7 à 12 ans devront être prêts à dire la signification des scènes de la religion que leur désignera sur les grands tableaux la baguette du catéchiste » [45] et les adolescents tireront au sort un tableau dont ils devront donner devant l’auditoire l’explication complète. A travers l’émulation et l’attrait de ces fêtes où s’exprime d’une certaine manière la recherche de visibilité du catholicisme français, se joue une stratégie d’évangélisation qui vise parents et familles (fig. 6).

 

Apprendre la langue de l’Eglise : modeler un imaginaire visuel

 

Image et texte ne sont bien souvent pas en rapport direct d’illustration l’un de l’autre mais forment, dans cette catéchèse, deux facettes d’une pédagogie. L’écart entre la lettre du manuel et l’image invite le lecteur à recomposer, traduire, et cheminer à travers l’estampe pour retrouver les différents éléments de la leçon à réciter. Le dispositif visuel complexe, évoqué plus haut, prend alors tout son sens. Qu’il s’agisse d’un tableau composé d’une ou deux scènes seulement, ou des multiples vignettes, évoquant un vitrail médiéval du père Vasseur, les images « localisent les idées » [46] affirment les Frères des Ecoles chrétiennes. L’expression rend parfaitement compte du jeu mnémonique proche des anciens arts de la mémoire. L’effet ici est double : le tableau favorise la récitation, stimule la mémoire en affectant un lieu aux images associées aux différents points de l’exposé, puis lorsque cette première étape est acquise, il devient lui-même objet d’un processus de réminiscence. La récitation se fait alors sans l’aide de la planche, tandis que l’élève en cherche une vision intérieure qui vienne supporter les rudiments de la catéchèse qu’il rappelle à son esprit. Il s’agit de « voir l’image » en récitant la leçon, c’est alors le texte qui porte la trace du souvenir de l’estampe. Par cet effet de retour, la mémoire est meublée non seulement de mots et de phrases mais aussi d’images liées au catéchisme.

 

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[40] Ces livrets apparus à la fin du XIIIe siècle ont suscité de nombreuses études, voir G. Lobrichon, « La Bible des pauvres du Vatican, Palat. lat. 871. Essai sur l’émergence d’une spiritualité laïque dans l’Allemagne de la fin du Moyen Âge », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, T. 98, n°1, 1986, pp. 295-327.
[41] Il en existe plusieurs versions, une de 1854 à Liverpool, l’autre entrée au Louvre en 1861, après la mort de l’artiste (1795-1858).
[42] Planche récapitulative dont il donne différentes versions, soit en un seul tableau, soit en triptyque, et qu’il place dans la plupart de ses livres. Cette planche existait sous différents formats. Ex. 1m40 sur 1m, Paris, Œuvre de Saint-Luc des missions, 1891.
[43] A la manière des Biblische Summarien de Konrad Rotenburger (1630), qui donnent une vignette par chapitre biblique, voir M. Engammare, “Apports Zurichois étonnants et remarquables à l’histoire des Figures de la Bible (Bilderbibeln) 1530-1780”, dans Die Zürcher Reformation: Ausstrahlungen und Rückwirkungen, Bern, Peter Lang, 2001.
[44] Développée à partir de Gn, 18, Abraham et les trois anges, Voir F. Boespflug, Dieu et ses images, op. cit.
[45] Les Petits Catéchismes destinés aux enfants de 6 à 10 ans des écoles publiques de Paris pendant l’année 1890-1891. Rapport de G. Martin, à la XXe assemblée des catholiques de France, Besançon, 1891, pp. 12-16.
[46] Manuel du catéchiste, op. cit., 1909, p. 64.