Lire un catéchisme en images :
former les visions de la foi
- Isabelle Saint-Martin
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Fig. 2. Y. d’Isné et F. Lacaille,
Album des familles, 1901
Fig. 3. A. Vasseur, Œuvre des images
destinées aux missions catholiques, 1869
De tous ces conseils, il ressort d’une part que ces auteurs sont conscients de la nécessité d’« apprendre à se servir de l’image : avec le même tableau, tel fera rire et tel autre trouvera le secret d’émouvoir » [22] et d’autre part, aucun n’a la naïveté de croire que l’image enseigne d’elle-même. Ils savent bien que l’approche de l’image n’est pas seulement intuitive. Si certains aspects sont immédiatement perceptibles, d’autres ne seront sentis et retenus que parce qu’ils viennent en complément d’une leçon et d’un discours qui en explicitent le sens. Chaque image est lue en fonction d’un univers de lecture qui fournit le savoir partagé d’une communauté.
Quelques frontispices ou couvertures d’albums donnent une mise en scène de la leçon qui précise la nature de ce jeu visuel. Le frontispice, comme la préface, établit avec le lecteur/spectateur un pacte de lecture, il pose le récit-cadre dans lequel se déroule la séance de catéchisme. Ainsi la couverture d’un album publié par les Salésiens [23] en 1901 (fig. 2) place au premier plan un groupe d’écoliers se bousculant pour mieux voir une grande image posée sur un pupitre de classe. De part et d’autre du groupe d’enfants, une fillette et un garçon sont vus de dos et contemplent le sommaire qui s’affiche au second plan ; le geste du garçon, qui, d’une main, incite les autres enfants à se retourner et, de l’autre, désigne les titres des leçons, invite à dépasser la séduction première de l’œil pour pénétrer dans le cœur du projet. Mais son geste s’arrête-t-il au sommaire, ou désigne-t-il, plus loin, la croix lumineuse qui apparaît à droite ? A l’arrière-plan, la dimension apostolique et missionnaire de la foi est rappelée par le Christ enseignant sur la montagne, à gauche, et des « sauvages » découvrant la Croix, à droite. Aucune continuité spatiale ou temporelle ne peut ici unir les enfants du premier plan et les sujets plus lointains ; comment celui qui se retourne pourrait-il voir apparaître ce Crucifix ? Faut-il alors comprendre qu’il appelle ses camarades à voir au-delà des images, à pénétrer le sens de l’album pour entendre la parole ?
Deux incises dans la composition exposent les usages et destinataires des divers formats de ces estampes. Un médaillon présente une famille réunie autour de l’album dont la mère se fait l’introductrice auprès du père et des enfants, son index posé sur la page évoque le commentaire oral (Que vois-tu ici ?) à l’instar du geste déictique de l’orateur. Dans un rectangle supérieur, un religieux désigne d’une main les tableaux affichés sur le mur et tient de l’autre le manuel de catéchisme, double geste qui précise la nature de ces images, non pas seulement « à voir » mais surtout des images « à entendre ». Le regard des enfants est dirigé d’abord vers le prêtre et son livre et non vers les dessins ; c’est sa parole, écho de celle du Christ, qui « fait voir », par une vision qui relève autant de l’œil intérieur de la foi que du sens extérieur de la vue.
Séduction de l’image, dimension missionnaire et cadre pédagogique sont réunis pour faire de cette couverture le programme de ce catéchisme d’un « genre nouveau » tel que le proclame son titre. Certains détails peuvent être comparés à la couverture de l’album des Leçons de choses illustrées [24] publié par Pellerin à Epinal (fig. 2 bis), modèle de l’enseignement par les yeux sous la IIIe République. De la même manière, une grande chromolithographie cartonnée place dans un contexte scolaire ou familial le commentaire d’une planche. Mais c’est ici le père qui explique à ses enfants les vignettes coloriées, tandis que la mère, assise de l’autre côté de la table, fait de la couture. Pareille mise en scène rend compte des a priori usuels de l’époque. La femme est supposée acquise à la cause de l’Eglise et c’est elle qui, retrouvant le rôle de la mère éducatrice, est chargée de transmettre les valeurs religieuses dans son foyer. Quant au « catéchisme des temps modernes » que constitue la leçon de choses illustrée, manuel de civilité mais aussi premières découvertes des sciences et livre de la nature, il semble que ce soit au père d’y initier ses enfants.
« L’Arme de l’image » : usages missionnaires
Si la figure de l’« indigène » ou du « païen » apparaît sur certains frontispices, c’est que les missions étrangères semblent un public privilégié pour ces planches. « Pour aller évangéliser, ayez surtout de grandes images (…), cela fait plus d’impression que des discours » [25]. Attribuant ces mots à l’autorité de saint Vincent de Paul, le père Bailly intitule « L’Arme de l’image » une rubrique du journal le Pèlerin, édité par la maison de la Bonne Presse, dans laquelle il assure le lancement du Grand Catéchisme en images dont il est le maître d’œuvre, chauffant son public avec l’annonce de nouvelles planches. Au fil des numéros, le père Bailly développe un véritable plaidoyer pour la prédication en images, trouvant dans l’enjeu missionnaire un atout supplémentaire grâce au mythe de l’image comme langue naturelle. Inversant la figure de Babel, elle devient une figure allégorique du don des langues propice à la prédication des contrées lointaines. Les missionnaires des siècles passés n’en avaient pas ignoré les atouts, mais le contexte de la deuxième moitié du XIXe siècle favorise un usage intensif. A côté de l’exemple de la Bonne Presse, celui d’un atelier indigène, L’Œuvre des images de la mission de Tou Sei Wei, prend les allures d’une véritable industrie. Lorsque le jésuite Adophe Vasseur arrive dans le vicariat apostolique de Nankin en 1866, il y est frappé par l’intense prédication bouddhiste accompagnée de livres illustrés et d’une abondante imagerie à très bon marché. Il n’a dès lors qu’un souhait : fournir aux chrétiens les « mêmes armes ». La mission possédait déjà un atelier de peinture, l’originalité du projet du père Vasseur fut d’adapter ses réalisations à une production de masse qui tienne compte des contraintes de coût et des avantages relatifs de chaque pays. L’Œuvre des images catholiques pour les missions et la propagande prend naissance dans son expérience chinoise, où « papier excellent, graveurs nombreux et expérimentés, brillant des couleurs, habileté des artistes » [26] sont réunis pour permettre une entreprise iconographique à moindre prix. Il donne lui-même le dessin et « lorsque toutes les planches eurent été gravées par les ouvriers du pays, un atelier spécial fut établi dans l’orphelinat de la Sainte Enfance à Tou Sei Wei. Les petits orphelins furent les imprimeurs et les coloristes ». Depuis, note-t-il, cet établissement fournit l’imagerie religieuse indigène à tous les missionnaires et catéchistes des missions de l’Extrême Orient [27] (fig. 3).
Déclinés selon différents formats, ces tableaux ne sont pas seulement diffusés en Asie, mais aussi dans toutes les missions jésuites, de Madagascar jusqu’au Québec. Cette production s’accompagne d’une ambition esthétique précise. Vasseur, proche de la Société de Saint-Jean pour l’encouragement de l’art chrétien, héritière depuis 1872 de celle qui fut fondée en 1839 sous l’égide de Lacordaire, entend retrouver un idéal artistique et puise ses modèles chez les primitifs italiens qu’il recompose dans un effet de gravure au criblé. Le refus du modelé, de la perspective et du pathos baroque lui paraît un point commun avec la peinture chinoise qu’il admire et lui semble propice à un genre « simple, calme, vraiment religieux » [28]. Ajoutons que ce parti pris lui permet d’éviter les risques de représentations actualisées et contemporaines. Au père Bailly, qui fit un tout autre choix iconographique, les missionnaires avaient expressément demandé que les personnages n’eussent pas « le costume européen actuel […], il déplairait à beaucoup, parce qu’ils auraient rencontré certains personnages vêtus de même, mener une vie bien moins que chrétienne » [29].
[22] Abbé Mouterde, Préface du Grand album, op. cit.
[23] Album des familles. Grand catéchisme populaire en images, Paris,Librairie Salésienne, 1901.
[24] Dite Série encyclopédique Glucq, du nom de l’éditeur parisien Gaston Lucq avec lequel la Maison Pellerin d’Epinal passe contrat en 1880, une nouvelle série paraît en 1905. Voir la présentation d’A. Cablé et M.-E. Meyer lors de l’exposition de la Série encyclopédique Glucq, Musée de l’Image, Epinal, 1997.
[25] Le Pèlerin, 1887, n° 558, p. 527.
[26] Mélanges sur la Chine, Auteuil, Impr. des orphelins apprentis, 1884, tome II.
[27] Catalogue de l’imagerie indigène chinoise, composée et dessinée en 1868 par le P. Vasseur, s.j. missionnaire à Zi Ka Wei (autre graphie)
[28] A. Vasseur, L’Art chrétien populaire, Abbeville, C. Paillart, 1886, XIIIe série.
[29] Le Pèlerin, 1882, n° 304, p 703, lettre de Cochinchine du 2 septembre 1882.