De la Différence entre l’Ane et le Jaguar :
la traduction en guarani d’un traité ascétique
illustré, entre adaptation linguistique et visuelle
(missions jésuites du Paraguay–1705)
- Thomas Brignon
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Contre toute attente, alors même que le jaguar jouait un rôle de premier plan dans des représentations et pratiques précoloniales désormais prohibées (à l’image du cannibalisme), les missionnaires semblent ainsi avoir pris le parti de resémantiser le fauve pour en faire un « agent de conversion » ambigu, tantôt incarnation du Diable et des sorciers impies devant être pourchassés et abattus, tantôt outil de la justice divine voué à édifier et châtier le croyant insincère [64]. Cette double exemplarité, aussi bien négative que positive, est bien connue dans le cas du loup et a pu influer sur la réinterprétation chrétienne de son homologue américain [65]. Un autre exemple de transfert transatlantique permet d’imaginer les modalités de réception de la Diferencia de 1705 et de son prédateur salutaire. Les chroniques jésuites mentionnent en effet l’usage consistant à faire empailler les félins homicides pour en faire de curieux trophées de chasse. On les utilisait alors à l’appui de la catéchèse, suivant le modèle des crocodiles que l’on pendait au plafond des églises européennes pour y figurer l’Enfer et ses dragons [66]. A la lumière de ce contexte, il est possible d’imaginer que le jaguar gravé ait pu jouer un rôle similaire, célébrant la victoire des Pères sur le diable, « notre ennemi », tout en rappelant au public des missions le destin qui l’attendait en cas de défection. Loin de se contenter d’une adaptation servile du traité de Nieremberg, Serrano, Neumann et leurs collaborateurs s’en seraient au contraire munis pour légitimer leur propre statut sans pour autant dévier du propos original [67]. Issue d’un processus de co-construction collaborative ayant impliqué de nombreux auxiliaires amérindiens, la légitimité en question ne peut toutefois être attribuée aux seuls ignaciens et doit être considérée comme relevant d’une réalité négociée : celle d’une société missionnaire atteignant sa pleine maturité politique, culturelle, démographique et économique, en un début de XVIIIe siècle qui marque et commémore le centenaire de sa propre fondation.
Conclusion. Une clé de lecture privilégiée de la co-construction du fait missionnaire
A l’issue de cette enquête à la recherche des modalités de création, d’actualisation et de réception de la « Différence entre le Temporel et l’Eternel » devenue « Différence entre l’Âne et le Jaguar », il apparaît que le processus d’adaptation en question apparaît sous un jour plus complexe à la lumière des concepts jakobsoniens de traduction interlinguale et de traduction intersémiotique. En effet, là où les approches d’ordre iconographique ont eu tendance à privilégier l’interprétation des estampes seules aux dépens du texte guarani, le recours à une méthodologie croisée permet de restituer toute sa cohérence à la démarche des jésuites et de leurs divers collaborateurs. C’est ainsi un pan entier de l’histoire de la traduction dans le Paraguay colonial, jusque-là ignoré, qui s’ouvre à l’étude.
En premier lieu, l’examen de l’exemplaire préparatoire de Rome, associé à l’analyse conjointe de la parabole et de la planche de saint Jean Damascène, permet de mieux saisir la genèse de l’ouvrage, dont la transposition a bien été réalisée par plusieurs acteurs, dans le cadre d’une entreprise concertée. En témoigne la mise au point d’un système de numérotation extrêmement précis, consolidé par l’insertion de multiples gloses, de la narration vers l’image et réciproquement, comme le soulignent les cas de la pirogue y̆gara et du dragon moñaȋ. Sans la reconstitution de ce processus complexe, la compréhension de l’épisode apparemment gratuit de l’âne et du jaguar s’avère difficile. Loin de constituer un ajout visuel arbitraire, ce dernier renvoie de fait à une historiette animalière en guarani tout à fait fidèle au propos original de l’auteur et dont le contenu met en évidence une réelle plus-value pragmatique. Qu’il s’agisse de la subtile hiérarchisation de la situation d’énonciation, de l’insertion de diverses figures de style euphoniques ou de la mise en place d’une co-référentialité explicite entre le récit et l’estampe qui l’illustre, les indices abondent afin de reconstituer les usages d’un texte transformé en « catéchisme en images » et probablement lu à haute voix, gravures à l’appui. Le fait que l’historiette mettant en scène les deux animaux se réfère à un passé, une actualité et des pratiques immédiatement marqués par les attaques de fauves trahit enfin la charge politique de l’ouvrage, converti en un véritable épouvantail performatif, mais aussi et surtout en un dispositif de légitimation d’une société en pleine co-construction.
Lu au prisme de l’adaptation du traité de Nieremberg, le fait missionnaire se présente alors sous la forme d’une négociation constante, en amont à travers l’implication d’un grand nombre d’auxiliaires amérindiens affectés à la confection de l’ouvrage, en aval par le biais de la resémantisation de référents aussi immédiats et lourdement connotés que le jaguar, à mi-parcours via la mobilisation de caciques ou de cabildantes catéchistes chargés de l’oralisation et de la mise en scène des récits et de leurs images. L’ampleur exacte de cette participation ne pourra être établie qu’à l’issue d’une étude systématique des autres imprimés en guarani.
En outre, et au-delà de ce contexte immédiat, la Diferencia paraguayenne considérée dans toute sa complexité ouvre la voie à un riche horizon comparatiste, en synchronie mais aussi en diachronie. Dans le premier cas, la promotion de structures « redoublées » ou encore la manipulation de gros serpents pour en faire des avatars américains du dragon mériteraient d’être comparées aux stratégies relativement similaires déployées par la Compagnie de Jésus au Mexique, tout comme le recours aux jaguars empaillés à l’appui de la catéchèse gagnerait à être mis en vis-à-vis avec la disparition simultanée de ces mêmes pratiques en Europe. Dans le second, qu’il s’agisse d’étudier la transplantation au Nouveau Monde d’un riche répertoire de représentations et de pratiques médiévales issues de la tradition monacale et mendiante, ou bien de déterminer la postérité du bestiaire forgé par les jésuites dans le folklore rioplatense contemporain, les perspectives d’études sur le temps long ne manquent pas. Loin de se cantonner aux missions qui l’ont vu naître, le chef-d’œuvre forgé par Serrano, Neumann et leurs collaborateurs est ainsi susceptible de devenir la clé de voûte d’une histoire globale des méthodes d’évangélisation aussi bien que d’une philologie transatlantique du guarani.
[64] Pour un panorama des premiers témoignages sur les représentations et pratiques des anciens Tupi-Guarani, consulter la thèse d’A. Métraux, La Religion des Tupinamba, Paris, PUF, 2014 et, pour un contrepoint appuyé par des relevés ethnographiques contemporains, E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009. La prohibition du cannibalisme par les jésuites a conduit certains anthropologues à évoquer un processus de « déjaguarification » (desjaguarificação) où « l’hématophagie » rituelle aurait été remplacée par l’ascétisme contre-réformiste. D’autres auteurs considèrent au contraire que, loin d’évacuer la figure du félin, les ignaciens auraient soumis leur propre discours à une « jaguarisation » (jaguarization) fondée sur l’histoire et l’actualité locales. Le récit de l’âne et du jaguar semble aller dans le sens de cette seconde hypothèse. Voir d’une part C. Fausto, « Se Deus fosse Jaguar: canibalismo e cristianismo entre os guarani (séculos XVI-XX) », Mana, vol. 11, n°2, 2005, pp. 385-418 et, de l’autre, K. Vélez, « By Means of Tigers », art. cit., pp. 805-806.
[65] Sur l’ambigüité exemplaire du bestiaire médiéval européen, en synchronie comme en diachronie, R. Delort, « Pour conclure. Animal, environnement, ambivalence exemplaire », dans L’Animal exemplaire au Moyen Age, Op. cit., pp. 289-298. Pour un constat équivalent autour de la vision du jaguar chez Montoya, J. Baptista, Dossiê Missões, vol. 2, Brasilia, IBRAM, 2015, pp. 176-179.
[66] Ce félin empaillé « comme leçon à tirer pour la postérité » (para escarmiento de la posteridad) est évoqué par J. Baptista, « Matar um Jaguar », art. cit., p. 62 où l’auteur mentionne une forme « d’édification punitive » (edificação punitiva). Sur les pratiques européennes correspondantes et leur déclin simultané, se reporter à E. Baratay, L’Eglise et l’animal (France, XVIIe-XXe siècles), Paris, Editions du Cerf, 2015.
[67] De fait, d’autres estampes mettent en scène des jaguars, dont une en particulier où une femme est dévorée : Anonyme, « Sans titre », De la diferencia entre lo temporal y eterno, lieu d’édition inconnu (Paraquaria, mission de Loreto ?), sans mention d’éditeur, 1705, f° II.1 (fig. 10). Le potentiel performatif de l’iconographie missionnaire n’a pas échappé aux ethno-historiens. Voir sur ce point G. Wilde, Religión y poder en las misiones de guaraníes, Buenos Aires, SB, 2016 qui ouvre sa réflexion en citant les propos de Serrano et en reproduisant diverses gravures issues de la Diferencia américaine. Pour un exemple de manipulation d’une image pieuse par Sepp lui-même, se reporter à M. C. Pereira, « Poderes e utilizaçãoes das imagens religiosas na América Colonial: o caso do jesuíta Antônio Sepp », Imagem brasileira, vol. 4, 2009, pp. 167-172.