De la Différence entre l’Ane et le Jaguar :
la traduction en guarani d’un traité ascétique
illustré, entre adaptation linguistique et visuelle
(missions jésuites du Paraguay–1705)

- Thomas Brignon
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Fig. 7. Paléographie comparative
et proposition de rétro-traduction
du récit de l’âne et du jaguar 

Fig. 8. Paléographie comparative
et proposition de rétro-traduction
du récit de l’âne et du jaguar 

Comment interpréter l’ajout de ce petit apologue ? Avant toute chose, il convient de souligner que cette initiative n’a rien de surprenant. Bien que l’histoire de la traduction des ouvrages de piété à l’époque moderne demeure lacunaire, et la spécificité jésuite en la matière mal connue, l’insertion de micro-récits à la faveur de l’adaptation de traités ascétiques ou artes moriendi est en effet bien documentée [42]. La transposition d’un manuel de vie chrétienne d’une langue à une autre était l’occasion privilégiée d’enrichir l’original de diverses anecdotes à teneur locale et contemporaine, suivant ce que Lawrence Venuti nomme une stratégie de « domestication » (domestication) [43]. Ce type de licence poétique s’explique d’autant mieux dans le cas paraguayen dans la mesure où l’on sait que les ateliers missionnaires répartissaient les tâches suivant un principe de « réalisation mixte » (realización mixta). En d’autres termes, les auxiliaires amérindiens étaient le plus souvent chargés de copier un modèle préexistant, avant qu’un Père ou un Frère coadjuteur ne vienne apporter sa touche personnelle. Or, au cours du XVIIIe siècle, ces finitions sont de plus en plus marquées par la représentation de motifs naturels locaux [44]. En outre, du point de vue de la chronologie, le fait que les deux animaux aient déjà été ajoutés à la version préparatoire de 1700 laisse imaginer que la gravure qui les illustre en 1705 a été réalisée dans un second temps. Elle constitue donc une glose, car le texte en guarani ne précise pas quel type de « petit animal domestique » fait face au fauve : ce sont bel et bien les graveurs qui ont pris l’initiative de lui donner les traits d’un baudet.

Situé dans les premières pages de l’imprimé, ce double ajout narratif et visuel y revêt une forte dimension programmatique. Ancrant le propos de Nieremberg dans un contexte d’énonciation américain, la Diferencia de Serrano et Neumann déploie ainsi une véritable « figuration de l’invisible », où la représentation de référents connus se combine à un va-et-vient constant entre texte et image [45]. Ce faisant, le traité ascétique se voit enrichi d’une indéniable plus-value pragmatique.

 

Approche pragmatique. Situation d’énonciation, art oratoire et multimodalité

 

Une comparaison entre la version castillane de 1684 et son équivalent guarani de 1705 (figs. 7 et 8) permet de prendre la mesure de la cohérence de ces innovations vis-à-vis du propos original de Nieremberg, tout en révélant diverses altérations du système d’énonciation qui trahissent le poids d’un contexte de réception différent, où l’oralité joue désormais un rôle prépondérant [46]. Il apparaît ainsi que les deux grands motifs narratifs du texte original sont scrupuleusement transposés par l’historiette de l’âne et du jaguar : d’une part, la dichotomie entre « le temporel » et « l’éternel », (temporal/eterno) rendue par l’opposition entre les « choses de la terre » et les « choses du ciel » (y̆by̆pegua[ra]/y̆bapegua[ra]), de l’autre le champ lexical tout aussi binaire mettant dos à dos les fausses « apparences » (la apariencia y superficie pintada : reco recoau, gue chaca aȋbȋ) et « l’essence » authentique (la sustancia y verdad : recoehehabete). La syntaxe du récit reflète cette organisation duelle en multipliant les tournures adversatives (pero, mas : haete). De même, la logique allégorique qui structure tout le fragment, des « navigateurs vers la mort » à la parabole de saint Jean Damascène, est ici matérialisée par la présence de divers outils de comparaison (semejante a : nȗnga). Ces derniers permettent de considérer que le récit animalier paraguayen s’intègre à la tradition médiévale de la similitudo, qui consiste en l’association d’un point de doctrine abstrait et d’une observation naturaliste, suivant une démarche analogique, descriptive, métaphorique [47].
      A cette fidélité thématique, lexicale et syntaxique, l’apologue américain ajoute tout un répertoire de procédés rhétoriques propres au guarani, qui viennent bouleverser la situation d’énonciation originelle [48]. En castillan, Nieremberg prend le parti de s’adresser à un lecteur unique et d’établir avec lui une certaine proximité, en optant pour la première personne du pluriel (buscamos, dexemos, mirèmos...) ou en ayant recours à des tournures impersonnelles (se estimasse). Cette horizontalité réapparait partiellement en 1705 : on y retrouve en effet le « nous » inclusif (ñande) ou encore le terme açe qui renvoie aux êtres humains en général tout en impliquant l’énonciateur. Néanmoins, la version missionnaire se distingue par l’insertion d’une deuxième personne du pluriel absente du texte-source. Un tel « vous » exclusif (pe-) implique non seulement une pluralité de destinataires, mais aussi une lecture à voix haute et une certaine hiérarchie entre l’orateur et son public. Ces trois aspects ne prennent sens que dans un contexte bien précis : celui de la catéchèse, collective, oralisée et verticalisée [49].
      D’autres éléments illustrent pour leur part le poids de l’art oratoire local dans les choix de traduction opérés par Serrano et ses assistants, comme ces parallélismes anaphoriques qui viennent scander la narration, à l’image des assertifs raco et tenȃngȃ ou du conclusif coĭte, placés respectivement en début et en fin de proposition. Le trait le plus notable de cette oralité soignée est cependant l’omniprésence du « redoublement » (reduplication), c’est-à-dire de la répétition des deux dernières syllabes d’un terme donné (par exemple oñemȏmbe mȏmbe ou encore tubicha bicha) [50]. Il s’agit d’une figure de style jugée élégante par les grammairiens jésuites qui, à l’image de Pablo Restivo (1658-1740), en précisent les règles d’utilisation et les différentes valeurs, tantôt fréquentative, superlative ou plurielle [51]. Ici, ces doublets semblent transposer une figure de style typique de la littérature du Siècle d’Or. Chère à Nieremberg, elle est également fondée sur une redondance euphonique, via la multiplication de paires synonymiques coordonnées. En castillan comme en guarani, l’objectif est d’attirer l’attention sur les notions ainsi mises en relief, et il n’est pas étonnant de constater que c’est le même champ lexical, celui de la tromperie, qui fait l’objet de cette modalisation. C’est ainsi le cas des choses terrestres : en 1684 on fustige leur resplandor y apariencia, « leur éclat et leurs faux-semblants », tandis qu’en 1705 elles « semblent briller sans interruption [...] en n’ayant de cesse de tromper [les Indiens fous] », obera bera berȃmi [aba taroba] mbotabĭ tabĭbo.

 

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[42] C. Eire, « Early Modern Catholic Piety in Translation », dans P. Burke et R. P. Ch. Hsia (dir.), Cultural Translation in Early Modern Europe, Cambridge, CUP, 2007, pp. 83-100 et P. Burke, « The Jesuits and the Art of Translation in Early Modern Europe », dans G. A. Bailey, S. J. Harris, T. F. Kennedy et J. W. O’Malley (dir.), The Jesuits II. Culture, Arts and the Sciences, de Toronto, TUP, 2006, pp. 24-32.
[43] Cf. L. Galván, « Límites de la narratividad: las artes de bien morir », Les Cahiers de Framespa, vol. 14, 2013, (consultée le 7 septembre 2018), sans pagination. L’auteur précise que Nieremberg a tout particulièrement fait l’objet de ce type d’ajouts, qui témoigneraient d’un lent glissement de la tradition ascétique vers la littérature de divertissement. De fait, une autre traduction paraguayenne de la Diferencia est documentée, cette fois en langue chiquitana. Rédigée par le jésuite français Ignace Chomé (1696-1768) dans la décennie 1730, elle comporterait elle-aussi des ajouts qui mériteraient d’être comparés à ceux de 1705. Voir J.T. Medina et F.P. Moreno, Historia y bibliografía de la imprenta en Paraguay, op. cit., p. 11. Par le terme de « domestication » (domestication), Venuti distingue les traductions « invisibles » ancrées dans leur contexte d’énonciation de celles qui cherchent au contraire à préserver « l’étrangeté » de l’original en opérant une « distanciation » (foreignization) explicite. Pour cette dichotomie, consulter L. Venuti, The Translator’s Invisibility. A History of Translation, Oxon, Routledge, 2008.
[44] J. Plá, « Los talleres misioneros », art. cit., pp. 31-32 et p. 38. Le cas de « réalisation mixte » le plus connu est celui du Frère coadjuteur milanais José Brasanelli (1659-1728), dont les sculptures témoignent d’un degré d’investissement variable du maître. Une même logique a sans doute joué dans le cadre des pratiques de traduction interlinguistique collaboratives : le directeur jésuite pouvait se contenter de relire le texte fini et d’y ajouter ou d’en enlever des fragments, à l’image de l’historiette de l’âne et du jaguar.
[45] Sur la notion de « figuration de l’invisible », cf. D. Dehouve, « La pensée analogique des missionnaires et des Indiens en Nouvelle-Espagne au XVIe  siècle », dans C. de Castelnau-L’Estoile, M. L. Copete, A. Maldavsky et I. G. Zupanov (dir.), Missions d’évangélisation et circulation des savoirs, XVIe-XVIIIe siècles, Madrid, Editions de la Casa de Velázquez, 2011, pp. 231-241, et en particulier les pp. 234-235.
[46] A l’image du reste de cet article, cette transcription synoptique suit un critère paléographique. La proposition de rétrotraduction qui l’accompagne doit être considérée comme une ébauche exploratoire en raison de la grande complexité morpho-syntaxique du fragment. Sa littéralité a été respectée dans la mesure du possible, au prix d’une certaine redondance qui vise à restituer la structure et le rythme cadencés du texte guarani.
[47] Le caractère narratif, ponctuel et supposé véridique de cet épisode le rapproche toutefois de l’exemplum ou brève anecdote édifiante à portée salutaire et à logique synecdochique. Dès leur théorisation respective par Isidore de Séville (v. 560.-636) dans les Etymologiæ, la porosité entre ces deux formes, utilisées par ailleurs de manière conjointe par les prédicateurs mendiants du XIIIe siècle, a compliqué toute tentative de discrimination des exempla sive similitudines. Sur ce point, se reporter à la dichotomie entre exempla « métaphoriques » et « synecdochiques » développée et nuancée dans C. Bremond, J. Le Goff et J.C. Schmitt, L’Exemplum, Turnhout, Brepols, 1996, pp. 115-118.
[48] Pour un aperçu de ces ressources traductologiques et de leurs liens avec l’oralité, voir A. Otazú, Práctica y semántica en la evangelización de los guaraníes del Paraguay (s.XVI-XVIII), Assomption, CEPAG, 2006 ainsi que S.D. Villagra-Batoux, El guaraní paraguayo: de la oralidad a la lengua literaria, Assomption, Expolibro, 2002.
[49] La verticalité en question n’implique toutefois pas que la lecture de la Diferencia à haute voix ait été réservée aux seuls jésuites. Dès la première moitié du XVIIe siècle et jusqu’au dernier tiers du XVIIIe, des missionnaires tels qu’Antonio Ruiz de Montoya ou José Cardiel (1704-1782) mentionnent en effet l’implication d’auxiliaires catéchétiques et homilétiques issus de la noblesse (caciques) ou des conseils municipaux (cabildantes). Sur ce point, J. Cardiel, Las misiones del Paraguay, édition établie par H. Sáinz Ollero, Madrid, Dastin, 2002, p. 136.
[50] Sur le « redoublement », W. Dietrich, « Forms and Functions of Reduplication in Tupian languages », dans G. Goodwin Gómez et H. Van der Voort (dir.), Reduplication in Indigenous Languages of South America, Leyde–Boston, Brill, 2014, pp. 273-311. Afin de mettre en évidence la correspondance entre les paires synonymiques castillanes et les formes redoublées guarani, ces deux figures apparaîtront ici soulignées, aussi bien en paléographie que dans les propositions de rétrotraduction en français.
[51] P. Restivo, Arte de la lengua guarani, Santa María la Mayor, sans mention d’éditeur, 1724, pp. 81-84 : « Dans cette langue, la répétition des verbes et des noms est très courante et élégante. Elle marque la fréquentation, le fait de faire quelque chose successivement ou progressivement mais aussi le superlatif ou le pluriel (...). La répétition s’applique toujours aux deux dernières syllabes du verbe ou du nom » (la Repeticion de los verbos, y nombres en esta lengua es muy usada, y elegante. Significa frequentacion, hazer sucesivamente o por partes, y tambien hazer en grado superlativo, ó pluralidad (...). En la repeticion siempre se repiten las dos ultimas silabas del verbo, ó nombre). Ces tropes sont en effet utilisés par les anciens caciques dans le cadre de leurs harangues, comme en témoignent diverses transcriptions réalisées dans la seconde moitié du XVIe siècle ou dans les premières décennies du XVIIe siècle.