De la Différence entre l’Ane et le Jaguar :
la traduction en guarani d’un traité ascétique
illustré, entre adaptation linguistique et visuelle
(missions jésuites du Paraguay–1705)

- Thomas Brignon
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Fig. 9. P. L. Bombelli, V.P. Ioseph
Anchieta Societ. Iesv
, v. 1770-1790

Cette application d’un trope d’origine probablement préhispanique à des lexèmes bien précis, par imitation des usages castillans, n’est pas sans rappeler le procédé de « diffusion synonymique » identifié par Danièle Dehouve au sujet du nahuatl des jésuites du Mexique. Ces derniers se seraient munis de cet outil rhétorique pour enrichir l’expression de la terreur et de la tristesse dans le cadre de la traduction d’ouvrages catéchétiques [52]. Des stratégies proches semblent être à l’œuvre ici et, dans la mesure où l’évangélisation de la Nouvelle Espagne par la Compagnie de Jésus précède de plusieurs décennies celle du Río de la Plata, il n’est pas impossible que des transferts d’expérience intra-américains aient pu interférer dans des choix de traduction au Paraguay. Quoi qu’il en soit, dans le cas précis de l’historiette de l’âne et du jaguar, il apparaît clairement que le « redoublement » est avant tout utilisé au service d’une véritable « pédagogie de la peur », visible notamment au niveau de la narration des derniers instants du petit animal, « mordu encore et encore » (yçuú çuúbo) et « taillé en de multiples pièces » (ymȏndoro ndoroca) [53]. Le même procédé contribue en outre à offrir un portrait impressionnant du fauve sanguinaire, « dont les yeux n’ont de cesse de luire » (reçaẽndĭ ȇndĭ), alors que « ses longues griffes [sont] très aiguisées » (opoȃpȇmbucu acĭ catu) et que « les crocs qui sont les siens [sont] les plus longs de tous » (guaȋ tubicha bicha eteibae).

On constate alors que ces caractéristiques sont illustrées trait pour trait par la gravure qui représente le prédateur et où l’on identifie sans peine son regard brillant, ainsi que des griffes et des crocs tout à fait disproportionnés. En réalité, le recours à des tournures redoublées ne viendrait-il pas focaliser le regard du destinataire sur l’estampe elle-même ? Un indice supplémentaire permet de consolider cette hypothèse : le fait que l’âne et son bourreau soient mentionnés à travers deux déictiques (« ce jaguar-là », acoi yaguarete, puis « ce petit animal domestique-là », acoi mbaè mĩmba mȋrȋ), lesquels renvoient sans doute à l’illustration, d’autant plus que le narrateur introduit l’anecdote par une interrogation rhétorique : « ne voyez-vous donc pas ce petit animal domestique ? » (ndapehechai tepaco mbaemĩmbamȋrȋ). La combinaison de procédés oratoires associés à des dispositifs visuels laisse penser à une vraie stratégie multimodale, c’est-à-dire à un contexte d’actualisation où le catéchiste se serait muni de l’ouvrage et l’aurait brandi à son public afin de donner vie à l’historiette [54]. Le fait que la Diferencia de 1705 soit imprimée au format folio, fait rarissime dans un Paraguay en proie à une pénurie chronique de papier, constitue une troisième indication de ce potentiel performatif, dans un contexte missionnaire où l’accès à la lecture demeure très strictement contrôlé et où prédomine un « oralisme mixte » (oralismo mixto) comparable aux phénomènes relevés par Margit Frenk dans l’enceinte des théâtres espagnols du temps de Cervantès [55].

Par l’intermédiaire de l’épisode de l’âne et du jaguar, la Diferencia paraguayenne se ménage donc un contexte de réception plus autoréférentiel, mais également plus vertical et plus dramatisé que celui de l’original castillan. Ce faisant, le traité ascétique devient un objet de pouvoir, certes co-construit par les jésuites et leurs auxiliaires, mais qui n’en offre pas moins un témoignage éloquent des rapports de force structurant la société missionnaire.

 

Approche contextuelle. Référents locaux, manipulations discursives et jeux de pouvoir

 

Dans la mesure où le récit animalier ajouté par les traducteurs de Nieremberg semble renvoyer directement à des référents locaux, il revêt un intérêt certain en tant que document ethno-historique. Il est toutefois important de considérer avant toute chose que, dans sa structure même, il répond en premier lieu à une tradition homilétique européenne et s’inspire sans doute d’une historiette préexistante, d’origine antique, médiévale ou moderne, qu’il s’agisse d’un apologue, d’une similitudo ou même d’un exemplum. En l’absence de toute source explicitement indiquée, l’identification de cet hypotexte est délicate, d’autant plus que l’appellation du « petit animal domestique » est particulièrement vague et que le jaguar est susceptible de correspondre à tout un éventail de félins à la dénomination et aux connotations fluctuantes, plusieurs décennies avant la mise en place des taxons linnéens [56]. En termes très généraux, on perçoit malgré tout l’influence du paradigme salutaire faisant du Diable un « prédateur des âmes » dans le recours à la notion de « proie » (hembia), tandis que l’estampe figurant sa lutte avec l’âne s’inscrit dans une tradition iconographique inspirée par Pline et témoignant d’un certain goût pour la confrontation stéréotypée de deux quadrupèdes [57].
     Toutefois, sans négliger le poids de ces logiques intertextuelles, il est tout aussi vraisemblable que les malheurs du baudet se nourrissent plus directement de l’actualité des missions du Paraguay. Il suffit pour s’en persuader de consulter le témoignage d’Antonio von Sepp, jésuite tyrolien qui publie un récit de voyage en 1696, c’est-à-dire au moment même où la Diferencia est en cours d’adaptation. On y lit que « dans nos champs il y a des troupeaux entiers de cruels tigres » (en nuestros campos hay tropeles enteros de crueles tigres), que « ces bêtes sanguinaires ne sont pas dangereuses seulement pour le bétail, mais bien plus encore pour les hommes » (estas bestias sanguinarias no son peligrosas solamente para el ganado, sino mucho más para los hombres) et que « les pauvres Indiens (...) n’ont quasiment pas d’autre ennemi que celui-ci en particulier » (los pobres indios (...) casi no tienen otro enemigo que precisamente éste) [58]. De fait, l’éthologie historique explique cette omniprésence des jaguars dans les missions de la fin du XVIIe siècle par l’essor de l’élevage à cette période, qui aurait poussé les prédateurs de la région à rôder à proximité des pâtures ou estancias [59].
      Face à cette menace permanente, et dans le cadre d’une rivalité durable avec les pajés, chamanes insoumis prétendant pouvoir se changer en félins, les ignaciens n’ont pas hésité à se bâtir une réputation de tueurs de monstres et à se prévaloir d’une immunité providentielle [60]. Sepp lui-même se fait l’écho de ces manipulations en prétendant « qu’on n’a encore jamais entendu parler de quelque Père missionnaire ou d’un Frère qui ait été blessé par un tigre ou mordu par une vipère » (aún no se ha oído que algún Padre misionero o Hermano haya sido herido por un tigre o picado por una víbora). Les agressions qui endeuillent les missions sont donc attribuées à l’imprudence de celles et ceux qui osent s’aventurer seuls dans la forêt en l’absence de leurs directeurs [61]. Cette stratégie a probablement été développée afin de contrôler les déplacements de la population et d’encadrer les excursions liées notamment à la chasse, où les contacts avec les groupes résistant à la colonisation étaient fréquents et inspiraient des fugues. Un tel discours rappelle par ailleurs celui des monastères médiévaux, où les moines tentés de quitter les enceintes des cloîtres étaient menacés d’être dévorés par des loups [62]. Un même substrat médiéval sous-tend les pouvoirs prophylactiques dont se parent les jésuites. Divers portraits, tel celui du Canarien José de Anchieta (1534-1597), reproduisent en effet jusque dans leur composition les gestes de saint François apaisant le loup de Gubbio (fig. 9) [63].

 

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[52] D. Dehouve, « L’adaptation des prêchers d’exemples européens dans la langue nahuatl (Mexique, XVII-XVIIIe siècles) », Amerindia, Vols. 19-20, 1995, pp. 97-106, en particulier les pp. 101-104.
[53] La « pédagogie de la peur » en question, associée à tout un répertoire de techniques du « faire-croire », est issue de la capitalisation sur plusieurs siècles d’un « art de la persuasion » formalisé par les cisterciens d’abord, puis par les Ordres mendiants à l’issue du IVe concile du Latran (1214) et enfin par les jésuites dans le sillage du concile de Trente (1545-1563). L’historiette de l’âne et du jaguar ne peut par conséquent être pensée indépendamment de cet héritage séculaire. Pour plus de détails à ce sujet, se reporter à D. Dehouve, « Caesarius of Heisterbach in the New Spain (1570-1770) », dans J. Berlioz, M. A. Polo de Beaulieu et V. Smirnova, The Art of Cistercian Persuasion in the Middle Ages and Beyond, Leyde–Boston, Brill, 2015, pp. 242-270.
[54] Sur la notion de « multimodalité » (multimodality), voir W. F. Hanks, Converting Words. Maya in the Age of the Cross, Berkeley, UCP, 2010, pp. 112-114.
[55] E. S. Neumann, Letra de Indios. Cultura escrita, comunicação e memória indígena nas Reduções do Paraguai, São Bernardo do Campo, Nhanduti, 2015, dont les travaux s’inspirent de M. Frenk, Entre la voz y el silencio: la lectura en tiempos de Cervantes, Mexico, FCE, 2005.
[56] Sur la polysémie des fauves médiévaux, d’un point de vue aussi bien lexical qu’iconographique, Th. Buquet, « Le guépard médiéval, ou comment reconnaître un animal sans nom », Reinardus, vol. 23, 2011, pp. 12-47. Les bestiaires abondent de surcroît en félins dotés d’un pouvoir de fascination, qu’il s’agisse de la panthère et de son haleine (plus volontiers associée au Christ qu’au Diable) ou du lynx et de son regard luisant. Celui-ci est de ce point de vue l’antécédent le plus crédible du jaguar aux yeux brillants. Pour un aperçu des attributs accordés à cette ménagerie salutaire durant le siècle de Nieremberg, voir A. Ferrer de Valdecebro (1620-1680), Govierno general, moral y político, hallado en las fieras y animales sylvestres, Madrid, Diego Díaz de la Carrera, 1658.
[57] Cl. Bremond, « Le bestiaire de Jacques de Vitry (†1240) » dans J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu (dir.), L’Animal exemplaire au Moyen Âge. Ve-XVe siècles, Rennes, PUR, 1999, pp. 111-122 et pp. 114-115 pour l’association du Diable et du prédateur rusé. Pour l’influence de Pline sur l’iconographie animalière dans les missions, M. de Asúa, Science in the Vanished Arcadia: Knowledge of Nature in the Jesuit Missions of Paraguay and Río de la Plata, Leyde–Boston, Brill, 2014, p. 94.
[58] A. von Sepp, Relación de viaje a las misiones jesuíticas, vol. 1, édition et traduction de l’allemand établies par W. Hoffman, Buenos Aires, EUDEBA, 1971, p. 210. Le jésuite se réfère, suivant l’usage de l’époque, à des « tigres » (tigres) pour mentionner les jaguars, passés au tamis de l’expérience missionnaire en Asie.
[59] Sur ce point, voir K. Vélez, « By Means of Tigers: Jaguars as Agents of Conversion in Jesuit Mission Records of Paraguay and the Moxos, 1600-1768 », Church History, vol. 84, n°4, 2015, pp. 768-806, surtout les pp. 780-784.
[60] Cette lutte contre les pajés transformistes est mise en scène par Montoya dans son récit de la fondation des missions. Consulter A. Ruiz de Montoya, Conqvista espiritval, Madrid, Imprenta del Reyno, 1639.
[61] A. von Sepp, Relación de viaje a las misiones jesuíticas, vol. 1, édition et traduction de l’allemand établies par W. Hoffman, op. cit., p. 212. Une page plus tôt, Sepp évoque un sacristain réduit à l’état d’un « Ecce homo » parce qu’il s’est éloigné de l’habitation du Père, en pleine nuit. Ce détail n’est pas sans rappeler l’historiette de l’âne et du jaguar, où le premier « fait l’idiot (...) alors qu’il fait nuit noire ».
[62] Au sujet des stratégies monastiques de contrôle spatial, consulter J. Voisenet, « Animalité et mépris du monde (Ve-XIe siècle) », dans L’Animal exemplaire au Moyen Age, op. cit., pp. 29-40 et plus particulièrement les pp. 36-39. Pour leur équivalent à Paraquaria, J. Baptista, « Matar um Jaguar: a natureza na cultura guaraní através do discurso missionário », Historia Unisinos, vol. 9, n°1, 2005, pp. 61-64.
[63] Pietro Leone Bombelli (1737-1809), V.P. Ioseph Anchieta Societ. Iesv, v. 1770-1790, gravure au burin, H. 15,3 cm ; L. 10,2 cm, Lisbonne, Biblioteca Nacional de Portugal. Saint François d’Assise (1181-1226) est réputé avoir converti et apaisé un loup mangeur d’hommes car affamé. Cet épisode apparaît dans les Fioretti qui narrent ses miracles. Entre autres antécédents, on peut citer divers dompteurs de lions, tel le saint Paul (1er siècle après Jésus-Christ) des Actus Apostolorum apocryphes ou encore saint Jérôme (ca 347-420). Actif dans la seconde moitié du XVIe siècle, Anchieta est l’un des fondateurs des missions jésuites du Brésil et sa grammaire du tupi, éditée à Coimbra en 1595, a pu servir de modèle à Montoya. Sur ces diverses influences, K. Vélez, « By Means of Tigers », art. cit., pp. 777-778, 785-787 et 802-803.