De la Différence entre l’Ane et le Jaguar :
la traduction en guarani d’un traité ascétique
illustré, entre adaptation linguistique et visuelle
(missions jésuites du Paraguay–1705)

- Thomas Brignon
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Fig. 3. Anonyme, Impresion de
caracteres por los indios?
, 1700

Fig. 4. Anonyme, Estampa,
invencion de los indios
, 1700

Fig. 5. J. E. Nieremberg, De la
diferencia…
, 1705

Fig. 6. Anonyme, sans titre, 1705

Les doutes entourant ce contexte de création complexe s’éclairent en partie grâce à l’identification d’un témoignage jusque-là inconnu, actuellement conservé aux archives vaticanes de la Compagnie de Jésus et correspondant probablement à une étape préparatoire [30]. Daté de l’an 1700 (figs. 3 et 4), ce document fragmentaire composé de quelques folios à peine présente un texte et des estampes sensiblement identiques à la version de 1705 (figs. 5 et 6) [31]. Auxiliaires linguistiques et artisans graveurs ont donc déjà achevé leur travail à cette date, lequel a été expédié auprès de la curie romaine, probablement afin d’obtenir l’approbation du général [32]. Toutefois, ni la narration ni les illustrations ne sont reliées par le système de numérotation, qui semble avoir été ajouté a posteriori. En d’autres termes, on peut supposer que, dès ses débuts, le projet de traduction du traité de Nieremberg par le texte et par l’image a été pensé comme un tout cohérent par les missionnaires. Loin de privilégier la dimension visuelle aux dépens du contenu narratif, ceux-ci auraient au contraire mené cette double adaptation de front et de manière concertée, à travers deux ateliers dont les créations auraient en dernier lieu été mises en relation grâce au système de numérotation. Dans la mesure où les études iconographiques ont cherché à interpréter les images paraguayennes de 1705 à partir du texte castillan de 1684, cette interdépendance ne pouvait être identifiée et les ajouts des artistes ne pouvaient être considérés que comme des inventions arbitraires, alors même qu’elles répondent logiquement au récit adapté en guarani sous la direction de Serrano [33].

Deux exemples déjà évoqués plus haut portent la trace de cette concertation réciproque. Du texte vers l’image, les bateliers gravés répondent à un choix de traduction interlinguistique antérieur, puisque les « navigateurs vers la mort » évoqués par l’original castillan (et devenus y̆rupi oguatabaè, « ceux qui vont sur l’eau ») voguent en guarani dans une embarcation bien précise : une « pirogue » (y̆gara) [34]. L’illustration vient gloser le récit en matérialisant un détail narratif propre à la version paraguayenne. Au contraire, en ce qui concerne la parabole de saint Jean Damascène, les artistes amérindiens prennent cette fois l’initiative en reproduisant tel quel le dragon ornant l’estampe anversoise de Gaspar Bouttats. Face à la nouveauté de ce monstre qu’on peut supposer inconnu du public local, le texte traduit prend alors le parti de l’assimiler à un référent américain plus familier. Ainsi, le « dragon difforme, qui crachait du feu par les yeux » (un disforme Dragon, que echava fuego por los ojos) devient un mboi guaçu moñaȋ rami, gueça rupi tata mocȇbo, « un serpent grand comme moñaȋ, faisant sortir du feu à travers les yeux qui étaient les siens » [35]. L’ajout de la comparaison souligne bien la présence d’une logique inverse : non plus du texte vers l’image, mais de l’image vers le texte.

A quoi renvoie cette créature ? Il est intéressant de constater que la figure de moñaȋ est aujourd’hui l’un des éléments les plus emblématiques du folklore paraguayen contemporain. Cette célébrité s’explique par sa mise en scène dans un long poème de Narciso Colmán, édité en 1929 et intitulé Ñande Ypykuéra, « Nos Ancêtres » [36]. On le retrouve aussi dans les mythes des Guarani de l’Amambái relevés par León Cadogan en 1962, sous les traits d’un « serpent monstrueux, semi-légendaire » (serpiente monstruosa, semilegendaria) [37]. Deux siècles après l’expulsion des jésuites, moñaȋ semble donc avoir marqué durablement les esprits. Toutefois, il n’apparaît dans aucun dictionnaire antérieur à 1705. Ainsi, le principal grammairien et lexicographe du guarani, Antonio Ruiz de Montoya, ne l’évoque ni dans son Tesoro de 1639 ni dans son Bocabvlario de 1640 [38]. Il faut attendre le Vocabulario de son successeur Pablo Restivo, imprimé dans les missions en 1722, pour que moñaȋ soit mentionné comme un « serpent ou grande vipère » (serpiente vivoron, mboy yuçú vel. moñay) [39]. Bien que la trajectoire singulière de ce zoonyme mérite une étude à part, on peut supposer que sa prégnance actuelle au sein du guarani créole et tribal n’est pas étrangère au croisement qu’ont opéré les ignaciens entre un reptile local et un monstre issu du bestiaire européen, d’autant plus qu’un syncrétisme du même type est connu au Mexique, où la Compagnie n’aurait pas hésité à faire de la grosse couleuvre mazacóatl un équivalent nahuatl du dragon des Enfers [40].

Quoi qu’il en soit, les destinées croisées de la pirogue y̆gara devenue estampe et du dragon gravé décrit à travers le serpent moñaȋ soulignent à quel point la Diferencia de 1705 articule adaptations visuelle et linguistique dans le cadre de gloses réciproques. Celles-ci font de l’imprimé un authentique « catéchisme en images » abondant en référents locaux, que ce soit d’un point de vue iconographique ou lexical. Qu’en est-il dès lors de l’âne et du jaguar ?

Sans faire exception à la règle, l’affrontement des deux bêtes est lié à un passage précis du texte guarani, à travers le système de numérotation. Celui-ci renvoie au propos introductif de l’ouvrage où, dans la version castillane, Nieremberg s’appuie sur la Bible des Septante pour assimiler la vie temporelle à la Manne des Hébreux et au cristal, dont la fausse beauté dissimule l’inconsistance et la fragilité. Ces deux comparaisons réapparaissent telles quelles en guarani mais, là où l’auteur poursuit son discours et exhorte son destinataire à faire pénitence, la Diferencia américaine insère un bref récit animalier long de quelques lignes à peine [41]. On y lit les mésaventures d’un certain « petit animal domestique » (mbae mĩmba mȋrȋ), insouciant au point de se perdre dans une nuit noire. Surgissent les pupilles luisantes d’un jaguar (yaguarete) qui, loin de faire fuir sa future proie, la fascinent et l’attirent vers son destin funeste. Le prédateur n’a plus qu’à dépecer sa victime, conduite à sa perte par sa propre naïveté. L’historiette se clôt sur une morale conclusive ou epimitio qui prend soin d’expliciter point à point la signification du fragment : le « petit animal » personnifie le chrétien égaré, les yeux du prédateur sont les apparences terrestres, attrayantes et funestes, tandis que le jaguar lui-même incarne le « Diable notre ennemi » (ñande amotareĩmbara aña). Le propos original de l’auteur reprend ses droits au niveau de l’exhortation à la réforme de la vie temporelle.

 

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[30] Anonyme, « Estampa, invencion de los indios », « Copia de mano de los indios », « Impresion de caracteres por los indios? », 1700, Cité du Vatican, Archivum Romanum Societatis Iesu, Paraq. Histor. 1667-1785, vol. 2, Paraq. 12a, f° 238r, f° 239r et f° 239v-241v. Ce document est composé d’une planche de gravure, d’une copie manuscrite du paratexte en imitation de caractères typographiques et des premières pages du traité imprimé.
[31] Les figs. 3 et 5 mettent en correspondance une page de texte imprimée à cinq années d’intervalle (f° 241v en 1700, p. I.3 en 1705). Les figs. 4 et 6 font de même autour d’une planche gravée (f° 238r en 1700, f° I.46 en 1705). L’exemplaire de Rome se caractérise par des mentions manuscrites en latin, relatives au rôle des artisans amérindiens, mais aussi par l’absence de renvois numérotés au texte.
[32] L’année 1700 correspond précisément à l’envoi à Rome d’un duo de procureurs par la XVe Congrégation provinciale du Paraguay. Il est donc probable que ces derniers aient emporté avec eux l’ébauche de la Diferencia pour la soumettre à González. Le papier génois utilisé pour imprimer ces épreuves est d’ailleurs le même que celui de 1705, ce qui laisse penser que, contrairement à ce qu’affirme Furlong, Serrano et Neumann auraient prévu d’éditer l’ouvrage depuis Paraquaria dès les années 1690, et avec l’aval du Vatican. Voir S. Ackerson-Addor, « Paper at the Jesuit Missions of South America », Paper History, vol. 13, n°1, 2009, pp. 12-18.
[33] Avant 2010, l’accès au texte guarani de 1705 était toutefois compliqué par l’absence de toute édition fac-similée et, de la même manière, l’existence de l’exemplaire romain de 1700 était relativement mal connue.
[34] Les termes ĭga (pour y̆ga) ou ĭgára (pour y̆gara) sont documentés indifféremment par Montoya et glosés par le terme castillan canoa, « pirogue » : A. Ruiz de Montoya, Tesoro de la lengva gvarani, Madrid, Juan Sánchez, 1639, pp. 173-174. Les variations graphiques sont courantes d’un imprimé missionnaire à un autre et, de fait, la graphie de l’ébauche de la Diferencia envoyée à Rome diffère sensiblement de celle de 1705.
[35] Ces deux extraits renvoient respectivement à la p.21 et à la p. I.12 des imprimés de 1684 et 1705.
[36] L. Cadogan, « Aporte a la etnografía de los Guaraní del Amambái, alto Ypané », Revista de Antropología, vol. 10, n°1-2, 1962, pp. 43-91 et en particulier la p. 75.
[37] Rosicrán (N. Colmán), Ñande Ypykuéra, Assomption, Imprenta El Arte, 1929. Cet ouvrage est le premier livre entièrement imprimé en guarani dans la République du Paraguay, deux siècles après la fin des presses jésuites et plus de cent ans après l’Indépendance acquise face à l’Espagne en 1811.
[38] A. Ruiz de Montoya, Tesoro de la lengva gvarani, op. cit. puis Arte y Bocabvlario de la lengva gvarani, Madrid, Juan Sánchez, 1640. La disposition de ces deux sommes lexicographiques est complémentaire : tandis que le Tesoro fournit des entrées guarani glosées en castillan, le Bocabvlario suit la logique inverse.
[39] P. Restivo, Vocabulario de la lengva gvarani, Santa María la Mayor, sans mention d’éditeur, 1722, p.531. Le vocabulaire du Sicilien Restivo est pensé comme une mise à jour du Bocabvlario de Montoya et respecte sa logique interne, c’est-à-dire le recours à des entrées en castillan glosées en guarani.
[40] Sur la mazacóatl et les jésuites de Nouvelle-Espagne, voir B. Alcántara Rojas, « El dragón y la mazacóatl. Criaturas del infierno en un exemplum en náhuatl de fray Ioan Baptista », Estudios de Cultura Náhuatl, vol. 36, 2005, pp. 383-422, et surtout les pp. 390-391. Il est intéressant de remarquer qu’au cours du XVIIIe siècle, divers missionnaires préoccupés par la faune de Paraquaria se montrent critiques envers ce type de manipulation du bestiaire local à des fins catéchétiques. C’est notamment le cas du naturaliste José Sánchez Labrador, qui fustige l’excès avec lequel le serpent moñaȋ est comparé à un dragon. Il attribue alors cette erreur à la crédulité de certains de ses coreligionnaires, ainsi qu’à l’imagination débridée d’artistes dont il ne précise pas l’identité. Faut-il y voir une référence indirecte à la Diferencia de Serrano et Neumann ? Cf. José Sánchez Labrador, Paraguay natural, 1768-1798, Cité du Vatican, Archivum Romanum Societatis Iesu, Paraq. 19, f° 51r pour le renvoi à moñaȋ.
[41] Les fragments textuels correspondants se déroulent sur la p.5 de l’édition de 1684 et sur la p. I.3 de celle de 1705. Le fait que la citation latine renvoyant aux Septante ait été conservée telle quelle dans la version guarani semble contredire l’hypothèse de Susana Fabrici relative à l’appauvrissement textuel du traité au profit de sa seule dimension visuelle. Plus généralement, la Diferencia américaine est tout aussi latiniste que son texte-source.