De la Différence entre l’Ane et le Jaguar :
la traduction en guarani d’un traité ascétique
illustré, entre adaptation linguistique et visuelle
(missions jésuites du Paraguay–1705)
- Thomas Brignon
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Fig. 1 . G. Bouttats, Parabole de
saint Jean Damascène, 1684
Etat de l’art. L’approche iconographique et ses limites méthodologiques
Jusqu’à présent, les études consacrées à la genèse de la Diferencia de 1705 se sont toutes fondées sur un critère exclusivement iconographique afin d’identifier le texte-source ayant servi de point de départ au processus de traduction. Il est en effet admis que la version guarani a été établie à partir d’une édition flamande illustrée de 1684, dans la mesure où les estampes ajoutées par les artisans amérindiens s’inspirent en grande partie des gravures de ce tirage rédigé en castillan mais confectionné à Anvers, alors sous domination espagnole [14].
Une planche témoigne particulièrement bien de cette parenté [15]. Conçue par le graveur anversois Gaspar Bouttats (1625-1695), elle se compose de diverses scènes sans lien apparent et pourtant insérées dans un seul et même paysage (fig. 1) [16]. En réalité, suivant la pratique de la composition de lieu chère à Ignace de Loyola, chacun de ces tableaux illustre une brève séquence narrative tirée du texte de Nieremberg et en assure la mémorisation, donnant corps à la caducité et la fausseté supposées du temporel, opposées à la grandeur attribuée à l’éternel [17]. L’épisode le plus important occupe la moitié gauche de l’estampe et renvoie à une parabole de saint Jean Damascène (v. 676-749) : fuyant une licorne, un homme tombe dans un précipice mais se sauve en s’agrippant à un arbre. Deux souris, l’une blanche et l’autre noire, en rongent toutefois lentement les racines, tandis qu’au fond de l’abîme un dragon ouvre sa gueule et que sur ses parois rampent quatre serpents venimeux. Loin de s’inquiéter de ce péril imminent, le miraculé préfère se divertir en se repaissant des quelques gouttes de miel suintant de l’arbuste. La licorne symbolise ici la mort, l’arbre la vie, les deux souris les jours et les nuits, le dragon l’éternité, les vipères les quatre humeurs et les maladies qu’elles entraînent, le miel les vains plaisirs terrestres [18]. L’image synthétise non seulement le titre de l’ouvrage de Nieremberg, mais également l’intégralité de son propos, à travers une allégorie à portée mnémotechnique.
Deux décennies plus tard, on retrouve cette même planche copiée presque à l’identique par les artistes amérindiens, qui l’accompagnent cependant de diverses modifications en termes de contenu (fig. 2) [19]. En effet, si l’on identifie telle quelle la parabole de saint Jean Damascène et, en haut à droite, la représentation d’un individu franchissant un gouffre sur un pont étroit, plusieurs scènes ont disparu et ont été remplacées par d’autres motifs, à savoir deux soldats en plein combat, une pirogue fendant le cours d’une rivière et surtout, dans le tiers inférieur de l’estampe, un âne confronté à un jaguar. Ces altérations n’ont pas échappé à la perspicacité des historiens de l’art, qui en ont proposé une typologie et qui ont salué un effort d’adaptation des planches flamandes au contexte américain, comme en témoignent le jaguar ainsi que la pirogue [20]. Toutefois, si cette dernière renvoie clairement au texte castillan, lorsque Nieremberg compare la vie temporelle à la traversée d’un fleuve dangereux, les deux animaux posent problème car à aucun moment le jésuite madrilène ne les mentionne au cours de son exposé [21]. Comment, dès lors, expliquer la présence de ce curieux tableau animalier ?
Une première interprétation est proposée par Franz Obermeier en 2005. Selon lui, il s’agirait d’une représentation allégorique associant le baudet à la tempérance (mansuetudo) et le fauve à la force d’âme (fortitudo) [22]. Ce renvoi aux vertus cardinales est par la suite repris par Fernando Miguel Gil en 2010 puis par Guillermo Wilde en 2014 [23]. Pour sa part, Ricardo González formule en 2009 une lecture alternative de l’équidé et du félin :
Pourquoi avoir ajouté au tableau inférieur une planche représentant un âne face à un jaguar ? Les réponses à ces interrogations ne sont qu’hypothétiques. Les changements semblent introduire des éléments proches de l’expérience guarani : la lutte, la pirogue – évidente inventio locale –, l’âne et le jaguar, sont des motifs familiers du contexte missionnaire. L’opposition des deux animaux n’a pas de corrélat immédiat dans le texte et pourrait représenter l’innocence et l’ignorance humaine face au mal [24].
Cette déconnexion entre texte et illustration constitue la thèse principale de González, qui souligne la présence de « figures aberrantes du point de vue de la narration » (figuras irrelevantes en el desarrollo discursivo) et évoque, de manière plus globale, des gravures guidées par « un critère de sélection plastique plus que narratif ou allégorique » (un criterio de preferencia plástico antes que narrativo o alegórico) [25]. Ce faisant, il rejoint la position de Susana Fabrici qui postulait déjà en 1983 que la Diferencia américaine avait fait le pari d’une simplification textuelle compensée par un enrichissement visuel à portée didactique [26]. En tout état de cause, l’ensemble de ces auteurs insiste sur le fait que les œuvres des graveurs amérindiens ont été numérotées, probablement pour y apposer des explications qui, selon eux, n’auraient jamais vu le jour [27]. A leurs yeux, la traduction intersémiotique aurait été menée à bien d’une manière relativement autonome et arbitraire vis-à-vis de la traduction interlinguale. L’âne et le jaguar sont par conséquent présentés comme des figures sans lien avec le propos de Nieremberg, ce qui contraint les commentateurs à formuler une interprétation exogène.
Pourtant, un examen attentif de la version guarani de Serrano et de ses auxiliaires suffit à constater que la numérotation en question ne renvoie pas à des gloses avortées mais à des passages précis du texte mis en guarani. Les cinq chiffres ajoutés à la planche de saint Jean Damascène indiquent ainsi cinq épisodes narratifs bien délimités. Grâce à la précision de ce système d’indexation, il devient possible d’établir la signification de l’âne et du jaguar, mais également de montrer que, contrairement à ce que postulent les études iconographiques, traduction intersémiotique et traduction interlinguale ont été réalisées de façon cohérente, sous la forme de deux processus nécessairement coordonnés car interdépendants.
Approche génétique. Ebauches, systèmes de numérotation et gloses réciproques
Encore relativement mal connue, la genèse de la Diferencia américaine a été établie à partir de son paratexte, mis en relation avec divers échanges épistolaires entre le provincial du Paraguay Lauro Núñez (1632-1719) et le général Tirso González (1621-1705) [28]. D’après les études de Guillermo Furlong, Serrano aurait transposé le traité de Nieremberg en guarani au cours de la décennie 1690 afin de le faire imprimer à Rome, mais sa rencontre avec Neumann l’aurait fait changer d’avis et privilégier une édition locale, pour des raisons qui demeurent inexpliquées. Aucune hypothèse n’a d’autre part été formulée quant à la façon dont ont été coordonnés les efforts des traducteurs interlinguaux et des traducteurs intersémiotiques, si ce n’est le postulat des historiens de l’art selon lequel chaque groupe aurait œuvré séparément [29].
[14] J. E. Nieremberg, De la diferencia entre lo temporal y eterno, Anvers, Jerónimo Verdussen, 1684. Cette édition ne contient cependant qu’une dizaine d’estampes, les artistes des missions ayant donc eu recours à d’autres sources d’inspiration ainsi qu’à des créations originales pour composer la quarantaine de gravures qui ornent l’imprimé de 1705. Le groupe de recherche PESSCA propose une belle comparaison synoptique entre les œuvres américaines et leurs modèles européens via une base de données en ligne en accès libre. Se reporter à « Diferencia entre lo temporal y eterno (Nieremberg/Serrano) » PESSCA (Project on the Engraved Sources of Spanish Colonial Art) (consultée le 7 septembre 2018).
[15] La Diferencia se divise en cinq Livres à la pagination soit continue (édition flamande) soit autonome (édition paraguayenne). Le texte de 1684 est disposé sur une seule colonne tandis que celui de 1705 en contient deux par page. Les estampes sont numérotées en fonction du Livre et du folio où elles se situent.
[16] Gaspar Bouttats (1640-1696), « Sans titre », De la diferencia entre lo temporal y eterno, Anvers, Jerónimo Verdussen, 1684, f° 21. Cet article s’appuie sur un exemplaire conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon.
[17] L’adaptation de la composition de lieu ignacienne à la littérature dévote est notamment le fait de Jerónimo Nadal (1507-1580), qui l’emploie comme support d’apprentissage des Evangiles avec l’aide de divers graveurs tels que Bernardino Passeri (v. 1540-v. 1590), Jerónimo Wierix (1553-1619) ou encore Martín de Vos (1532-1603). En résulte un manuel illustré très populaire, dont l’iconographie a fort probablement inspiré les artistes amérindiens : J. Nadal, Evangelicae Historiae Imagines, Anvers, Officina Plantiniana, 1593. Pour une synthèse consacrée aux traits spécifiques de l’imagerie jésuite, consulter R. Dekoninck, Ad imaginem : statuts, fonctions et usages de l’image dans la littérature spirituelle jésuite du XVIIe siècle, Genève, Droz, 2005.
[18] Nieremberg attribue cette parabole à saint Jean Damascène suivant la tradition de son temps, mais elle est en réalité issue de la lecture christianisée d’un récit de la vie de Bouddha, le Barlaam et Josaphat. D’origine indienne, il remonterait au IIe siècle de notre ère et serait parvenu en Europe à travers des traductions arabes puis grecques, avant d’être peu à peu intégré à l’orthodoxie catholique au cours du Moyen Âge. Par le biais de la Diferencia, diverses narrations d’origine bouddhiste font donc leur entrée aux Amériques, en langue guarani.
[19] Anonyme, « Sans titre », De la diferencia entre lo temporal y eterno, lieu d’édition inconnu (Paraquaria, mission de Loreto ?), sans mention d’éditeur, 1705, f° I.12.
[20] Une classification est notamment établie par Ricardo González, qui distingue cinq formes de « composition additive » (composición aditiva) : reproduction intégrale de la planche gravée originale, copie inversée, modification de la composition, amplification par ajout de nouveaux éléments et, enfin, insertion de tableaux autonomes. Voir R. González, « Textos e imágenes para la salvación. La edición misionera de la Diferencia entre lo temporal y eterno », ArtCultura, vol. 11, n°18, 2009, pp. 137-158, pp. 152-155 pour cette typologie.
[21] Le passage en question explicite également l’image de l’homme traversant le gouffre. Dans les deux cas, il s’agit de comparer l’existence à un voyage périlleux pouvant conduire les hommes à leur perte à tout moment : « Car que sépare les navigateurs de leur mort, si ce n’est l’épaisseur d’une planche ? » (porque que ay de los navegantes à la muerte, sino el gruesso de una tabla?). La version guarani respecte à la lettre le propos de Nieremberg : « Certainement, ceux qui vont sur l’eau ne se trouvent pas loin de la mort et c’est comme s’ils n’en étaient protégés que par la pirogue où ils demeurent » (namȏmbĭrĭy̑ raco y̆rupi oguatabaè mano haguȃ y̆gara ñote ypiahabamo nȗngȃ heconi). Ces extraits se situent respectivement à la p. 20 et à la p. I.12 des imprimés de 1684 et 1705. Le contenu des ouvrages castillans et guarani sera cité en version paléographique. Seul le graphème <ʃ> se verra dans les deux cas modernisé en <s>.
[22] F. Obermeier, « Der argentinische Erstdruck Nierembergs De la diferencia in Guarani im Kontext der Bilderzyklen in Lateinamerika im 18. Jahrhundert », Art-Dok. Publikationsplattform Kunstgeschichte, 2006 (consultée le 7 septembre 2018), sans pagination : « Cadre inférieur. Un âne est confronté à un jaguar. La mansuetudo contre la fortitudo » (unteres Feld. Ein Esel konfrontiert mit einem Jaguar. Mansuetudo gegen fortitudo).
[23] F. M. Gil, « De la diferencia entre lo temporal y eterno... de Juan Eusebio Nieremberg s.j. Introducción a la primera edición facsimilar en conmemoración del Bicentenario de la Revolución de Mayo », dans J. E. Nieremberg, De la diferencia entre lo temporal y eterno, traduction en guarani de J. Serrano et édition fac-similée établie par F. M. Gil, op. cit., pp. XXV-LXX et p. XLV pour la citation suivante : « Dans le cadre inférieur, un âne affronte un jaguar. La tempérance contre la force d’âme » (en el campo de abajo, un burro enfrenta a un jaguar. La mansedumbre contra la fortaleza). Puis G. Wilde, « Adaptaciones y apropiaciones en una cultura textual de frontera: impresos misionales del Paraguay jesuítico », História Unisinos, vol. 18, n°2, 2014, pp. 270-286 et p. 276 pour la citation suivante : « La même planche évoque dans un cadre inférieur un jaguar (la force d’âme) qui prépare son attaque contre un âne (la tempérance) » (la misma lámina muestra en un recuadro inferior a un jaguar [la fortaleza] que prepara su ataque sobre un asno [la mansedumbre]).
[24] R. González, « Textos e imágenes para la salvación », art. cit., p. 148 : ¿Por qué el agregado en el cuadro inferior de la lámina que muestra un burro enfrentado con un jaguar? Las respuestas a estas preguntas no son sino conjeturales. Los cambios parecen introducir elementos cercanos a la experiencia guaraní: la lucha, la canoa – evidente inventio local –, el burro y el jaguar, son motivos próximos al contexto misionero. La oposición de los dos animales no tiene correlato inmediato en el texto y podría representar la inocencia y la ignorancia humana frente al mal. Il y lit « une scène complémentaire d’apparente création locale qui ne présente aucune relation visible ni avec les images de l’espace supérieur ni avec le texte » (una escena complementaria de aparente creación local que no guarda relación visible ni con las imágenes del espacio superior ni con el texto).
[25] Ibid. et p. 151.
[26] S. Fabrici, « Un antiguo libro en guaraní: De la diferencia entre lo temporal y eterno de Juan Eusebio Nieremberg (impreso en las doctrinas, 1705) », Incipit, vol. 3, 1983, pp. 173-183.
[27] R. González, « Textos e imágenes para la salvación », art. cit., p. 151 : « Les gravures missionnaires semblent utiliser elles-aussi ce système consistant à conduire ou expliciter la lecture et, en dépit du fait qu’il s’agit bien souvent d’actions non sérielles, les scènes sont bel et bien dotées de numéros qui auraient pu renvoyer à la description des actions illustrées. Toutefois, et bien que leur présence semble indiquer que le recours à un procédé de ce type était prévu, l’ouvrage est dépourvu d’instance explicative, ce qui peut être la conséquence des aléas connus par son processus d’élaboration » (también los grabados misioneros parecen emplear este sistema de conducir o explicar la lectura y aunque a menudo no se trata de acciones seriadas, las escenas están igualmente dotadas de números que remitirían a la descripción de las acciones ilustradas. Sin embargo, y pese a que su presencia parece indicar que se pensaba en un procedimiento de este tipo, no hay en la obra instancia explicativa, hecho que puede deberse a los avatares del proceso de producción del libro).
[28] J. Serrano, « A la magestad del Espiritv Santo, tercera persona de la Trinidad sagrada » et « Al M.R.P Tyrso Gonzalez Preposito General de la Compania de Iesvs », dans De la diferencia entre lo temporal y eterno, lieu d’édition inconnu (Paraquaria, mission de Loreto ?), sans mention d’éditeur, 1705, sans pagination. Pour les échanges entre Núñez et González, voir C. A. Page, « Las cartas de los generales Tirso González y Miguel Ángel Tamburini para la provincia del Paraguay », IHS, vol. 1, n°1, 2013, pp. 248-320, aux pp. 265-266.
[29] G. Furlong, Historia y bibliografía de las primeras imprentas rioplatenses, op. cit., pp. 66-67. Suivant les affirmations de Serrano lui-même, Furlong suivi d’une majorité d’auteurs fait de lui le seul responsable de la mise en guarani de la Diferencia. Cependant, tout un faisceau d’éléments d’ordre contextuel, textuel et même biographique laissent penser qu’il s’est bien appuyé sur une équipe d’auxiliaires linguistiques. Sur ce point, Th. Brignon, « Du copiste invisible à l’auteur de premier ordre. La traduction collaborative de textes religieux en guarani dans les réductions jésuites du Paraguay », Sociocriticism, vol. 33, n° 1-2, 2018, p. 299-338 (consultée le 4 décembre 2018). Pour ce qui est des artisans, Serrano reconnaît plus volontiers le recours à une pluralité d’acteurs, dont aucun n’est nommé à l’exception d’un des graveurs, Juan Yaparí. Son patronyme est en effet cité au pied d’une estampe représentant le portrait de González. Il n’est toutefois pas évoqué comme l’auteur de cette image mais comme un simple copiste, et sa mise en avant relativement exceptionnelle obéit sans doute à des motifs d’ordre propagandiste. Malgré tout, ce hapax en fait l’unique artiste amérindien ayant échappé à l’anonymat qui était la règle dans les missions de Paraquaria, comme le précise J. Plá, El grabado en el Paraguay, Assomption, Alcor–La Colmena, 1962, pp. 11-12.