Les écrits de la Méduse aujourd’hui :
L’abjection du corps féminin
dans les récits de Nelly Arcan

- Julie Tremblay-Devirieux
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Outre la mort à proprement parler, des métamorphoses corporelles témoignent de façon violemment visuelle de la contamination de la vie par la mort, du propre par le sale et de l’humanité par l’horreur. J’ai mentionné plus haut la mère semblable à « un cadavre qui sort de son lit pour pisser » (P, 38) ; on trouve encore « la jeunesse [du] corps [de la narratrice] derrière laquelle apparaît le cadavre de [la] femme [de ses clients] » (P, 32). Chez Arcan, le vieillissement de la femme est un tragique étrangement de soi et de l’humanité, une ab-jection de soi exprimée par une hyperbole et une personnification : c’est un cadavre vivant. Les femmes jeunes n’échappent pas à ce traitement, puisqu’elles sont aussi entrevues dans leur devenir-cadavre, comme les « filles du Net », des actrices porno « qui sont peut-être mortes la veille » (F, 32), comme les amies de la narratrice adolescente, imaginées « défigurées », « grandes brûlées, leurs cheveux gris qui tomb[ent] par plaques et leur seins dont il fa[ut] faire l’ablation parce qu’ils [sont] rongés par le cancer, des seins pourris, des moignons de seins » (P, 92). Témoignent aussi de ce devenir-cadavre des femmes jeunes les hallucinations de Charles, un des seuls personnages masculins des récits, qui, retravaillant les photographies de jeunes mannequins afin d’en faire disparaître rides naissantes et autres signes de l’altérabilité du corps, voit, superposées à leurs silhouettes, des dépouilles pourrissantes et infestées de vermine (A, 231-234) [39]. C’est peut-être là l’occurrence la plus explicite de dé-fétichisation opérée par l’abjection arcanienne. Même la femme qui cherche à préserver sa jeunesse n’en deviendra pas moins une morte-vivante :

 

Toute une vie (…) à se faire brûler le visage pour effacer les rides, se faire brûler les jambes pour que disparaissent les varices, enfin se brûler toute entière pour que ne se voient plus les marques de la vie, (…) vivre morte comme une vraie poupée de magazines (…) enfin mourir de n’être jamais tout à fait blanc[he], tout à fait blonde (P, 102).

 

Quelle que concrètes et rassurantes que puissent paraître la jeunesse et la beauté par lesquelles le soi contemporain place l’espoir de tromper son angoisse de la mort, la Méduse arcanienne les pulvérise de son regard mortifère : non seulement elle réduit les sujets féminins à la matérialité de leurs corps, mais ces corps ne cessent de « crever » (de mourir et de se répandre), rejetant sur la page leur cadavre et leurs fluides, signe de leur condition de sujet toujours-déjà ab-jecté.

 Ainsi le regard destructeur de la narratrice se pose non seulement sur son propre corps, mais aussi sur celui de toutes les femmes, ce qui ne manquera d’affecter, par identification, le lecteur et la lectrice, « pétrifiés » par le regard mortifère qu’ils sentent alors peser sur eux. C’est que le cadavre est le summum de l’abjection et de la violence, non seulement parce qu’il est un risque de contamination par la maladie, mais surtout parce qu’il est, plus que tout, négation de l’existence du sujet ; à sa vue, nous dit Bataille, la frontière entre vie et mort, sujet et objet, existence et néant, s’effrite et disparaît, détruisant toute signification :

 

Le cadavre est l’image [du] destin. Il témoigne d’une violence qui non seulement détruit un homme, mais qui détruira tous les hommes. L’interdit qui s’empare des autres à la vue du cadavre est le recul dans lequel ils rejettent la violence, dans lequel ils se séparent de la violence. (…) Pour nous qui survivons, [le] cadavre (…) est marqué du signe du rien, pire que [le] rien [40].

 

Ce n’est pas un hasard si la femme et le cadavre ne font qu’un chez Arcan. Toute femme, par les matières organiques s’échappant de son corps – comme ce « petit lait caillé » vaginal ou cette « merde » qui désespèrent l’amant (F, 96) – est susceptible de provoquer chez l’homme le même dégoût que lui cause le cadavre. La narratrice, ici, adopte le regard masculin classique : le Sujet, l’Homme, entrevoit sa propre condition mortelle par le biais de son expérience du corps féminin. On trouve chez Simone de Beauvoir la formulation de cette idée cruciale du féminisme [41], mais un rapide détour par l’histoire de l’art occidental, où le foisonnement d’œuvres consacrées au thème de « la jeune fille et la mort », projetant à la fois le désir sexuel et l’angoisse de la mort sur le seul corps de la femme, convaincra de l’importance fondamentale de cette image dans le phallogoscopocentrisme. Chez Arcan, cette ambivalence du regard masculin sur le corps féminin est thématisée par la morbidité des jeux érotiques entre Charles et Julie. Celle-ci suscite le désir de son partenaire par son corps « amaigri », à la peau « blanche, presque translucide », couvert de « traces jaunes d’ecchymoses » et de « dizaines de larges entailles qui lui ouvr[ent] la peau », tandis qu’elle reste « immobil[e] » « comme un cadavre » (A, 209-211). Le corps-cadavre féminin est tantôt horrifiant, tantôt érotique. C’est que l’abject est non seulement ce que l’on expulse pour se constituer comme un, mais ce qui, nous envahissant, mène à la jouissance. Kristeva explique ainsi le potentiel érotique de l’abjection : « l’avènement d’une identité propre demande une loi qui mutile, alors que la jouissance exige une abjection dont s’absente l’identité » [42]. Chez Arcan donc, l’abjection « fondamentale » et ambivalente du corps féminin est soulignée par une seconde ab-jection transgressive, par ce devenir-cadavre qui repousse alors le corps dans une zone liminale cauchemardesque, hors de toute humanité – excepté celle, trouble, du désir qu’elle suscite.

 

Ab-jection de l’identité féminine

 

De ces propos sur la mort et des figures l’incarnant se détache vivement l’image d’un corps vidé de lui-même ou absent à lui-même, d’un corps auquel il manque quelque chose d’essentiel. La narratrice l’affirme à plusieurs reprises : « Quelque chose en moi n’a jamais été là » (F, 12) ; « depuis toute petite, j’ai l’habitude d’être mise en face du manque de preuves de mon existence » (F, 92). Paradoxalement, ce manque est camouflé par une visibilité excessive, voire est signifié par elle :

 

On commençait déjà à pointer du doigt ce qui faisait saillie, les mains dans la bouche, les doigts dans le nez, le sang tout rond de mon genou blessé sur le collant blanc, et déjà ce n’était pas tout à fait moi qu’on pointait ainsi, c’était le néant de ce qui empoussiérait ma personne, poussière de rien qui a fini par prendre toute la place (P, 40).

 

Ce « néant », ce « vide de ce qui manque » (P, 134) a besoin d’être complété par un supplément excessif qui plonge alors la narratrice dans l’abjection : « ma pitrerie, ma putasserie, la seule chose que j’aie en propre, salement propre, et même pas après tout car il y en a des masses des putains » (P, 27). Cette pitrerie, cette « mascarade » (A, 132 et P, 117), « théâtre naturel aux femmes » (F, 136), ce sont les implants mammaires, les cosmétiques, la lingerie, enfin tout ce qui marque la femme en tant que femme socialement, sans pour autant réussir à combler le manque : « je suis un décor qui se démonte quand on lui tourne le dos » (P, 25). D’où, dans les récits arcaniens, de fréquentes et interminables énumérations et descriptions de tous les attributs de cette féminité factice [43].

 

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[39] Le personnage de Charles qui, tout au long d’A ciel ouvert, incarne le phalloscopocentrisme, sera terrassé par son face-à-face avec le sexe nouvellement opéré de Rose, au centre duquel il voit un œil qui le regarde, ultime « tête de Méduse » glissée par Arcan dans sa « trilogie » : « Le mouvement des vers sur le sexe était (…) hypnotique. (…) Au centre de la chair s’ouvrait un œil, (…) un vrai, un œil vivant, qui bougeait lui aussi (…) Charles regardait l’œil dans le sexe que le mouvement avalait, recrachait, il fixait l’œil qui le fixait aussi. » (A, 256) Cette seule occurrence où l’abjection arcanienne est spécifiquement tournée vers la médusation d’un homme, si elle est cohérente avec les objectifs féministes de la deuxième vague, semble échouer du point de vue du lecteur. Trop invraisemblable dans un texte où règne une esthétique réaliste, elle ne parvient pas vraiment à mettre à distance le lecteur, à le méduser.
[40] G. Bataille, L’Erotisme, Paris, Minuit, « Arguments », 1957, pp. 50 et 64. Je renvoie aussi le lecteur à un passage de Kristeva brièvement évoqué plus tôt : le cadavre « ne signifi[e] pas la mort. (…) Non, tel un théâtre vrai, (…) le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. De ces limites se dégage mon corps comme vivant. Ces déchets chutent pour que je vive, jusqu’à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien, et que mon corps tombe tout entier au-delà de la limite, cadere, cadavre. Si l’ordure signifie l’autre côté de la limite, où je ne suis pas, et qui me permet d’être, le cadavre, le plus écœurant des déchets, est une limite qui a tout envahi. Ce n’est plus moi qui expulse, "je" est expulsé » (Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 47).
[41] S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1957, tome 1, p. 200.
[42] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 66.
[43] Cette conception de la féminité comme mascarade rappelle évidemment les mots de Lacan, mais d’abord ceux de Joan Riviere dans son fameux « Womanliness as a Masquerade », article publié en 1929. S’il n’est fait aucune référence à Lacan ni à Riviere dans le corps du texte arcanien, il est toutefois plus que probable qu’ils aient été des intertextes déterminants pour l’auteure qui, rappelons-le, a écrit un mémoire de maîtrise portant sur la psychanalyse lacanienne. Pour une discussion sur la notion de mascarade chez Lacan et Riviere, voir J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., pp. 130-140.