Les écrits de la Méduse aujourd’hui :
L’abjection du corps féminin
dans les récits de Nelly Arcan
- Julie Tremblay-Devirieux
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L’abject échappe au système symbolique. C’est un signifiant toujours-déjà exclu ou jamais-encore signifiant, un « indice » plutôt qu’un « signe » au sens plein que la sémiotique donnerait à ce terme. C’est alors qu’il se révèle osciller entre le textuel et le visuel : « [Il] ne signifi[e] pas la mort. (…) Non, tel un théâtre vrai, (…) le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre » [14]. Une écriture de l’abjection s’attèlera à faire advenir ce « théâtre » au sein des mots, à mettre en œuvre l’ob-scène, dévoilement par le regard de la narratrice de ce qui ne devrait pas être vu. Kristeva note ailleurs que l’indicibilité de l’abject comme signifiant nécessite de faire appel à la vision : « Echappant, fuyant, déroutant, ce non-objet n’est saisissable que comme un signe. C’est par le truchement d’une représentation, d’un voir donc, qu’il se maintient » [15]. Enfin, élargissant encore le sens qu’elle attribue au terme « signe », l’auteure dit de l’abject qu’il est « un affect et pas encore un signe » [16]. Elle pense par exemple à la « vision » de l’abject dans le Voyage célinien,
vision qui s’oppose à toute représentation si celle-ci est le désir de coïncider avec une identité [au sens de ce qui est pareil à lui-même, dont on peut définir l’essence] présumée du représentable. La vision de l’ab-ject, par définition, est le signe d’un ob-jet impossible, frontière et limite. Fantasme si l’on veut, mais il introduit (…) une surcharge pulsionnelle de haine ou de mort, qui empêche les images de se cristalliser (…) et les fait éclater dans la sensation (douleur) et dans le rejet (l’horreur), dans la sidération de la vue [17].
L’écriture de l’abjection ne serait-elle possible que par le biais d’une violence scopique faite au lecteur, au moyen de la représentation textuelle d’images obscènes qui parlent au corps (et aux sens) et du corps ? S’il est difficile, au fil de ces différentes tentatives formulées par Kristeva pour cerner la nature spécifique de l’abject comme signe, de se prononcer dans une perspective strictement sémiotique, on peut néanmoins retenir que l’abjection textuelle est instable et transitoire, qu’elle est saisissable par la vision, et qu’elle produit un impact affectif et sensoriel sur le lecteur. Carole Talon-Hugon, dans un essai sur le dégoût en art, souligne aussi l’imbrication entre cet affect et le visuel en littérature : l’« apt[itude] [de celle-ci] à générer [un] sentimen[t] [de répulsion] tient au pouvoir d’iconicité du langage. Les mots font surgir des images » selon le modèle de l’hypotypose, figure de rhétorique « fai[sant] naître des représentations qui occupent vivement la conscience » [18].
Cette expérience esthétique de l’abjection à la jonction du textuel, de la représentation du corps et de l’affectif, qui se produit lorsque ce qui doit être caché ou tu « est clamé haut et fort », suivant Antoine Pickels, je le nomme « médusation ». Elle découle
[d]’une esthétique outrancière qui réclame l’attention par son excès (…). [C’est] une esthétique hystérique aussi, au sens que donnent les psychiatres du XIXe siècle à l’hystérie, celui d’un excès de présence de la personne et du monde pour la personne (tout est « trop là »)… comme l’écrit Deleuze à propos de la présence du corps chez Francis Bacon, chez qui l’hystérie réclame aussi son témoin, son voyeur passif [19].
La médusation, effet du déploiement d’une esthétique « hystérique » et excessive est, comme on le verra, caractéristique des textes d’Arcan. Par ailleurs, la figure de la Méduse elle-même peut être considérée comme un dispositif « iconopoiétique » selon Françoise Frontisi-Ducroux : en effet, la Gorgone est le paradigme de la création d’images à cause du pouvoir pétrifiant de son regard [20]. Or dans le récit arcanien, la narratrice transforme en visions d’horreur les corps de femme qu’elle évoque. Très souvent aussi, c’est son propre corps qui est l’objet d’un processus d’ab-jection et qui s’offre à l’imagination visuelle du lecteur, accomplissant par là l’« iconopoièse » au second degré qui est « la condition de sa visibilité puisque sa face interdite [à la vue] n’est accessible que sous forme d’image » [21] – celle qui se crée sur la surface lisse et réfléchissante du bouclier de Persée, selon le mythe. Je propose donc d’explorer l’abjection iconique du corps féminin spécifique au texte arcanien grâce à la valeur heuristique de ces concepts de méduse et de médusation.
Arcan ou la Méduse au miroir
Chez Arcan, le regard de la narratrice est acéré, il ouvre les corps pour en dévoiler l’intérieur, les coupe en morceaux, met en évidence leurs fluides, leurs sécrétions, leurs déchets. Il y a chez cette auteure un topos de « l’écorché » [22] – d’ailleurs le corps de Julie, une des protagonistes d’A ciel ouvert, est une « écorchure » [23] – ou encore une « esthétique de la blessure », qui abaisse la chair humaine à de la « viande » (A, 126) :
[...] Je ne sais que penser [de] ce qu’on pourra bientôt pointer du doigt, (…) les marques que la chirurgie aura laissées sur moi, (…) les lèvres trop petites qui se retireront du visage pour fuir je ne sais quelle menace au dehors, la peau qui rougira sous un milliard de veinules éclatées lézardant le visage, oui, il faut dire que la laideur, c’est exactement ça, le décompte, la liste de ce qui est à supprimer (…) Et qu’y aurait-il en dessous pensez-vous, sous la surface de ce qui est à enlever (…) rien du tout, encore moins que les veinules et l’asymétrie, un cratère plus bas que la déception, l’échec de la merde qui n’a pas pu se changer en or mais qui est forcément devenu autre chose, du jamais vu, la désolation d’un corps déserté par lui-même, une charcuterie à quoi on n’oserait pas rattacher de nom [24].
Le motif du corps écorché ou blessé rappelle le « corps morcelé », cet état où le soi n'existe pas encore, sinon sous la forme d’un ensemble non unifié de sensations diverses. On se rappellera que c’est là un état que Kristeva qualifie d’abject, et qui appelle un incessant processus « d’ab-jection de soi ». De manière plus flagrante peut-être, ce motif est à relier à l’autoreprésentation du corps qui, selon Kristeva, est le propre des personnalités « borderline ». La narratrice de Putain et celle de Folle sont bien d’énièmes figures de femme « hystérique ». Or ici, l’hystérie n’est pas qu’un thème, elle contamine la situation d’énonciation des récits, et jusqu’à la matière textuelle même de ces récits.
[14] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 11, je souligne.
[15] Ibid., p. 57.
[16] Ibid., p. 17.
[17] Ibid., p. 180.
[18] C. Talon-Hugon, Goût et dégoût : L’Art peut-il tout montrer ?, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, « Rayon’art », 2003, p. 26.
[19] A. Pickels, Un goût exquis. Essai de pédesthétique, Bruxelles, Les Amis de la Revue de l’Université de Bruxelles, 2006, p. 77 ; cité par Y. Chevalier, « Cécités interprétatives. A propos de la réception de Journal du voleur », dans A. Fontvieille-Cordani et D. Carlat (dir), Jean Genet et son lecteur : autour de la réception critique de Journal du voleur et Un captif amoureux, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2010, p. 185.
[20] Fr. Frontisi-Ducroux, « Medusa as Maker of Images », The Medusa Reader, New York : Routledge, 2003, pp. 262-266 ; je cite la version originale française (difficile à trouver), Françoise Frontisi-Ducroux, « La Gorgone, paradigme de création d'images », Les Cahiers du Collège iconique: Communications et débats, v. 1, 1993, p. 71.
[21] Ibid.
[22] L’expression est de J. Maisonneuve, « Modèles sociaux, modèles esthétiques. Avènements et avatars du corporéisme », dans O. Aslan (dir.), Le Corps en jeu, Paris, CNRS Edition, « Arts du spectacle », 2000, p. 161.
[23] N. Arcan, A ciel ouvert, Paris, Seuil, 2007, p. 7. Désormais, les références à ce récit seront insérées dans le texte et le titre sera réduit à A.
[24] N. Arcan, Putain, Paris, Seuil, « Points », 2001, p. 41. Désormais, les références à ce récit seront faites à même le texte et le titre sera réduit à P.