Les écrits de la Méduse aujourd’hui :
L’abjection du corps féminin
dans les récits de Nelly Arcan

- Julie Tremblay-Devirieux
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Ce jeu, dans le texte, entre la fragmentation et l’expulsion continuelle de parties du corps et du soi de la narratrice, jeu mené par sa voix qui émane très indistinctement de l’informité corporelle qui s’étend sur la page, suivant la proposition de Ledoux-Beaugrand, je l’appelle « hystérisation du texte » [25]. De manière similaire, Kristeva, lisant Ulysses de Joyce, conçoit le monologue d’un corps hystérique (ou du corps d’une hystérique ?) comme l’un des procédés appartenant à l’écriture de l’abjection :

 

Joyce fait éclater [l’abject] dans ce prototype de la parole littéraire qu’est pour lui le monologue de Molly. Si ce monologue est abject, ce n’est pas parce que c’est une femme qui parle. Mais parce que, à distance, l’écrivain s’approche du corps hystérique pour le faire parler, pour parler à partir de lui de ce qui échappe à la parole [26].

 

L’idée que le texte arcanien reproduit en le mimant un corps hystérique se remarque d’abord par la structure apparemment désordonnée de ce texte, suite de séquences narratives s’interrompant les unes les autres, entrecoupées de sentences féministes formant un métadiscours greffé au « corps » du texte sans que l’on sache bien s’il l’englobe ou est englobé par lui. Tous les passages métaleptiques [27] où la narratrice n’a de cesse de souligner sa difficulté à parler, à trouver sa voix, toujours en relation avec sa condition de « corps morcelé », renforcent aussi cette hystérisation du texte. Ainsi, dans Putain :

 

Mon corps [est] réduit à un lieu de résonance, et les sons qui sortent de ma bouche ne sont pas les miens, je le sais car ils répondent à une attente, au souhait de ma voix qui bande, de ma fente rendue audible pour que des queues s’y abîment, pour qu’elles se perdent dans mes gémissements de chienne lâchés exprès dans le creux d’une oreille (P, 20).

 

Du corps morcelé, abject, de la narratrice, un corps d’avant la position de sujet parlant stable, on en arrive au motif très spécifique d’un sexe qui parle. Cette image a une longue histoire, comme le rappelle Foucault : dans le fabliau médiéval du Chevalier qui fist parler les cons, récit ayant sans doute inspiré à Diderot ses Bijoux indiscrets, les sexes se dotent de bouches qui disent la vérité sur leur propriétaire [28]. A cette image il faut aussi rattacher le « sexte » appelé à la littérature par Cixous [29]. Dans Putain, le motif sied autant aux femmes, avec l’idée que les hommes croient « qu’ils sont les seuls à savoir faire parler [leur] fente », qu’aux hommes, dont la prostituée vide les « queues » comme pour « faire sortir d’elles une fois pour toutes ce qu’elles ont à dire » (P, 19). Dans A ciel ouvert enfin, ce motif est décliné sous plusieurs formes (A, 109, 131, 132) avant d’atteindre le paroxysme de l’abjection dans les descriptions du sexe récemment opéré de Rose, « une gueule ouverte (…) à la fois ce qui dégueulait et ce qui était dégueulé » (A, 235), qui bientôt se mettra à parler à Charles, de plus en plus confus. L’hystérisation, procédé formel autant que thématique, montre comment l’ab-jection est à l’œuvre dans le texte, vecteur ou mouvement qui en travaille le corps.

La représentation du sexe féminin ne s’observe pas que dans la littérature de femmes contemporaine. Le « cunt art » (ou « female imagery », ou encore « central core imagery »), revendiqué par des artistes féministes durant les années 1960-1970, constitue un précédent important à cette pratique. Pour ces artistes associées à l’essentialisme de la deuxième vague, il s’agit d’affirmer « l’idée que la sexualité féminine est un aspect polyvalent et vital de l’expérience féminine » [30]. Ainsi Judy Chicago, dans ses « cunt works », « aborde d’une manière littérale la manière dont le patriarcat construit le corps féminin comme un manque, un vide. En focalisant sur la "chatte", elle lui rend sa "présence" et sa signification en tant que signe renvoyant à la matérialité de la chair » [31]. Mais bientôt, l’émergence d’une théorie visuelle féministe déconstruisant le caractère réifiant du « regard » du sujet masculin (réputé universel) qui a réduit la femme à son corps nu, objet de désir, conduit à mettre en doute le potentiel émancipateur de ce « cunt art ». Pour Laura Mulvey, effectuant une relecture féministe (désormais classique) de la Méduse freudienne, le cinéma hollywoodien, par sa façon de représenter le corps féminin dénudé, transforme celui-ci en fétiche, permettant alors au spectateur (masculin) de pallier son angoisse de la castration par un gain de plaisir visuel [32]. Dès lors, sous peine de conduire à la reproduction de ce fétichisme réducteur, il n’est plus possible pour une artiste féministe de représenter le sexe féminin par simple spécularité. Les artistes rejetant le « cunt art » comme phalloscopocentrique en appellent donc à une mise à distance du spectateur (en le choquant) afin de lui refuser le plaisir visuel qu’il recherche [33]. Chez Arcan, le motif de la « fente », qui se fait à la fois sexe et bouche, et le discours du corps hystérisé de la narratrice, aussitôt émis, sont ab-jectés par elle : ce traitement, potentiellement choquant pour le lecteur (et la lectrice), et qui très certainement frustre celui-ci de tout gain de plaisir visuel, a alors le pouvoir de faire échouer son réflexe phallogoscopocentrique, et donc d’empêcher la fétichisation des corps féminins représentés dans le texte.

L’animalisation est un autre des procédés textuels ab-jectants qui tendent vers cet objectif. La parole de la narratrice est réduite à une « jacasserie » et est rendue inséparable de son activité de prostituée, de sa « putasserie » en « position de chienne » (P, 45). Dans A ciel ouvert, pour Rose, toutes les femmes sont des « chiennes » – pour la narratrice aussi, qui utilise souvent cette analogie dégradante pour désigner les personnages féminins du récit. Quant à Julie, elle se sent, sous l’influence de l’alcool, « mut[er] vers autre chose, une vache, une truie, un état sauvage où elle s’ébrou[e], où elle s’exhib[e] sans retenue » (A, 103). Selon Kristeva, l’animalité est une des facettes inhérentes à l’abjection :

 

L’abject nous confronte, d’une part, à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal. Ainsi, par l’abjection, les sociétés primitives ont balisé une zone précise de leur culture pour la détacher du monde menaçant de l’animal ou de l’animalité, imaginés comme des représentants du meurtre et du sexe [34].

 

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[25] E. Ledoux-Beaugrand, Imaginaires de la filiation, op. cit., p. 58. Elle explique : « Il y a quelque chose d’un devenir hystérique dans ce désir des auteures à "signifie[r] avec [leur] corps" (H. Cixous, « Le Rire de la Méduse », dans L’Arc, 1975, n°61, p. 44), à l’instar de la femme hystérique, porteuse d’une mémoire féminine qui ne trouve d’autre espace où s’énoncer, et dont le corps devient un "théâtre pour des scènes oubliées" (H. Clément et H. Cixous, La Jeune Née, Paris, Union générale d’Editions, 1975, p. 13). Le corps spectaculaire de l’hystérique se présente en effet comme surface d’inscription de "révoltes aphones" (H. Cixous, « Le Rire de la Méduse », art. cit., p. 48). A défaut de pouvoir se dire en mots, sa révolte se donne en corps, dans une souffrance encodée offerte à un public appelé à traduire ce langage somatique en discours ».
[26] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., pp. 29-30.
[27] Je fais référence au sens narratologique genettien du terme « métalepse » (Figures III, Paris, Seuil, 1972) et non au sens rhétorique.
[28] M. Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, tome 1, 1976, p. 101.
[29] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 54.
[30] Laura Meyer, « Power and Pleasure : Feminist Art Practice and Theory in the United States and Britain », dans Amelia Jones, A Companion to Contemporary Art Since 1945, Oxford, Blackwell Pub., 2006, p. 322, je traduis.
[31] Amelia Jones, « 1970/2007 : The Return of Feminist Art », X-TRA : Contemporary Art Quarterly, 2008, vol. 10, n°4 (dernière consultation le 20 août 2014), je traduis.
[32] Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », Screen, vol. 16, no. 3, automne 1975, cité par A. Jones, « 1970/2007 : The Return of Feminist Art », Ibid.
[33] Ibid., je traduis.
[34] J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, op. cit., p. 20.