Les écrits de la Méduse aujourd’hui :
L’abjection du corps féminin
dans les récits de Nelly Arcan

- Julie Tremblay-Devirieux
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Mais la prostituée pépiant en position de « levrette » (ou la truie, autre animal sexualisé) n’est pas la seule image qui ab-jecte la narratrice et son discours en l’animalisant. Parmi celles-ci, l’image d’une femme-parasite se décline en plusieurs variantes. Ecrivant sur sa difficulté à parler, la narratrice dit « détest[er] parler de [sa] voix de rat pris au piège » et « de ce discours de bestiole qui court dans la lumière du jour pour retrouver son coin sombre » (P, 101) tandis qu’elle qualifie son « esprit malade » d’« espri[t] servil[e] de cafar[d] qui n’[a] pas reçu d’yeux pour se voir de peur qu’[il] en crèv[e] » (P, 100). Enfin, A ciel ouvert assimile la femme – qui a recours à la chirurgie esthétique – à un animal de boucherie, son corps devenu « viande » (A, 124, 126, 207). L’animalisation, ici, qu’elle réactive les clichés de la femme-objet ou qu’elle s’en éloigne du tout au tout, sert l’abjection de soi, et cela en opposition totale avec la logique des récits féminins associés à la seconde vague du féminisme, dans lesquels la voix féminine doit s’identifier à une nature harmonieuse, fertile et riche de promesses.

La mère de la narratrice est également ab-jectée par analogie avec un animal nuisible : elle est une « larve » qui ne fait rien, ne quitte jamais son lit, sinon « pour pisser » (P, 38) et semble avoir perdu la raison. Cette terrible mère désubjectivée, à la présence éminemment lacunaire, devient monstrueuse : c’est un corps inquiétant à mi-chemin entre l’humain et l’animal, entre le vivant, le cadavre et l’automate.

 

Que dire de [ma mère] sinon les lèvres trop minces qui sourient vers le bas, qui s’apitoient sur elles-mêmes, que dire sinon cette fente de sorcière qui ne peut tenir lieu de bouche, non, ce n’est qu’un trait qui donne au visage son caractère mortuaire, et ses doigts rendus croches d’être si forts rongés, ses doigts tordus de ne servir à rien, il faut dire que ma mère ne se ronge pas les ongles avec la bouche, (…) mais avec ses doigts qui se mangent les uns les autres, ça fait tac lorsque l’ongle écorche un doigt, un tac qui laisse des gouttelettes de sang sur quoi elle tac encore, des points rouges dont elle ne se préoccupe pas, ma mère et ses mains qui s’affrontent sur ses cuisses comme si elles avaient une vie propre, comme si de rien n’était, (…) une horloge qui se fait remarquer dans les temps morts (P, 33-34).

 

Par ce portrait d’une mère monstrueusement abjecte, la narratrice trahit sa difficulté à se détacher d’elle afin de se doter d’une identité propre. En effet, de telles évocations du rejet violent de sa mère en côtoient d’autres où elle reconnaît être trop semblable à celle-là, « chienne esseulée » (P, 35) qui « ne peut que gémir d’être elle-même » (P, 36), tandis que la narratrice, étendue dans un lit à attendre les clients, ne peut séparer ses pensées d’elle : « Et je suis là en train de geindre, (…) dans le circuit de ma pensée détournée par la laideur de ma mère » (P, 37). Plusieurs rapprochements seraient à faire entre cet état d’abjection de soi de la narratrice et le proto-sujet abject d’avant le stade du miroir. Ainsi que certaines féministes l’ont souligné, le stade du miroir lacanien aurait surtout pour enjeu de séparer le « soi » naissant de l’enfant du corps de sa mère [35]. Chez Arcan donc, par la représentation de cette impossible hydre mère-fille, la narratrice annihile, une fois de plus, sa propre existence de sujet.

 

Le pouvoir mortifère du regard narratif de la Méduse

 

Plusieurs autres figures féminines abjectes sont le résultat de ce qu’un ordre « naturel » ou des frontières ont été transgressés, dont celle, primordiale, entre la vie et la mort. Thème transgressif par excellence en ce qu’il subvertit le primat donné par notre culture occidentale actuelle à l’instinct de vie [36], le suicide, réduit à une « crevaison » de soi [37], est aussi un des thèmes arcaniens par excellence. En cela, Arcan s’oppose résolument à l’« écriture féminine » prescrite par Cixous, et qui fut le propre de la littérature des femmes associées à la deuxième vague féministe :

 

Qui ne s’est pas, surprise et horrifiée par le remue-ménage fantastique de ses pulsions (car on lui a fait croire qu’une femme bien réglée, normale, est d’un calme… divin), accusée d’être monstrueuse? Qui, sentant s’agiter une drôle d’envie (de chanter, d’écrire, de proférer, bref de faire sortir du neuf), ne s’est pas crue malade ? Or sa maladie honteuse, c’est qu’elle résiste à la mort, qu’elle donne tant de fil à retordre [38].

 

Non seulement les corps féminins sont monstrueusement ab-jectés, et les personnages de femmes, aux prises avec la maladie mentale, mais les deux premiers récits d’Arcan sont narrés par un je obsédé par sa propre mort – et ce, « depuis le jour de [ses] quinze ans », où « [elle] a pris la décision de [se] tuer le jour de [ses] trente ans » (F, 13) – sur le mode du fantasme ou du récit anecdotique, émaillant alors le texte de cadavres de femmes et de mortes-vivantes. La narratrice, tout occupée de son désir de mourir, s’imagine tantôt « aval[ée] » par la voiture après une « collision frontale », ne formant plus « qu’un seul bloc » avec le « métal tordu » (F, 46-47), tantôt « éclat[ée] (…) sous une rafale de balles », « recouvrant de [sa] personne les murs de [sa] chambre » (P, 37), tantôt encore morte de s’être « taillé les veines » (P, 38). Elle se demande « si c’est à cause de l’odeur qu’on forcera la porte de [son] appartement [et] dans quel état d’expansion on trouvera [son] corps » (F, 94).

De façon marquée, la morte, qu’elle soit suicidée, assassinée ou victime d’un accident, tend lors de ce changement d’état à sortir d’elle-même, son corps ouvert excédant alors les limites qui lui étaient préalablement assignées et se déversant au dehors, ne faisant plus qu’un avec son environnement. Ainsi la « junkie affalée » se répand « dans des toilettes publiques » en « zébr[ant] [les cloisons] du sang d’une veine mal choisie » (P, 95), la putain se fait « briser les os » par un fou et « vole sur les murs » de la chambre (P, 89), ou encore, si elle se fait étrangler, c’est « [son] visage écarlate qui cherch[e] à fuir par le haut et les côtés, les joues et le front qui se tend[ent] jusqu’à la déchirure » (P, 88). Même le récit, sous les yeux de la narratrice, devient une charogne envahissante : « Cette lettre est mon cadavre, déjà, elle pourrit, exhale ses gaz » (F, 204). La Méduse arcanienne se tue non par pétrification, mais par de spectaculaires ab-jections de son corps – physiologique mais aussi textuel.

 

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[35] Bien que la notion lacanienne insiste sur l’avènement du soi comme résultant de l’unification des sensations corporelles multiples afin d’en arriver à une image unifiée du corps « propre », elle affirme aussi qu’avant ce stade, l’enfant conçoit le corps de sa mère, ainsi que son environnement, comme une extension de lui-même. Afin de suggérer que cette figure primordiale avec laquelle l’enfant « s’identifie » est traditionnellement comprise comme étant la mère, mais que cela pourrait être toute personne s’occupant de l’enfant dès sa naissance, on use pour la désigner en anglais du portemanteau « (m)other ». Voir par exemple E. Grosz, « The Ego and the Imaginary », dans Jacques Lacan : A Feminist Introduction, London & New York, Routledge, 1990, p. 34.
[36] J’emploie « instinct de vie » au sens que lui donne le langage courant, et non dans un sens expressément freudien.
[37] N. Arcan, Folle, Paris, Seuil, « Points », 2004, p. 16. Désormais, les références à ce récit seront faites à même le texte et le titre sera réduit à F.
[38] H. Cixous, Le Rire de la Méduse et autres ironies, op. cit., p. 39.